Chapitre 2: Recherche
Les yeux clos, Clio se représenta la forêt. Les visages inquiets et curieux de la foule. Les pierres du temple. Le soleil sur les arbres. Pour se joindre à eux, elle se visualisait avec l'apparence d'une fille d'une quinzaine d'années, vêtue d'une robe simple déchirée sur les bords, ses pieds abîmés d'être nus, l'air épuisée. Quand elle allait chez les Humains, elle se défaisait de toute sa divinité par réflexe, alors que d'autres restaient impressionnants.
En rouvrant ses yeux noisettes, elle vit toutes les têtes de tourner vers elle, d'un mouvement uniforme qui la surprit profondément. Avant qu'elle se rappelle où, quand elle était. La Grèce du dixième siècle avant la bascule. Autant dire que, pour les quelques communautés qui existaient, être soudées était absolument vital.
« Euh, bonjour ? Que... Que se passe-t-il, ici ?
— Philippe a trouvé un truc...
— Un truc ? Je peux voir ?
— Qui es-tu, protesta une grande femme aux longs cheveux blonds et aux profonds yeux bleus, un air de majesté sur son visage fermé.
— Je suis juste une fille qui essaie de trouver sa place dans ce monde... Je... C'est compliqué... mon père est mort, et ma mère... Je... Nous nous disputons souvent... Disputions... Je suis juste... J'essaie de trouver une communauté qui m'accepte... C'est la première fois que je vois autant de personnes réunies hors du village... Je...
— Pauvre enfant, soupira l'adulte en effleurant la joue poussiéreuse de la déesse déguisée, tu ne mérites pas ça... Personne ne devrait se retrouver à errer ainsi... Mais si tu viens de loin, peut-être que tu sais ce que c'est que ça... C'est quelque chose qu'on a jamais vu ici... »
L'adulte déposa un objet verdâtre, ovoïde dans sa main, froid, des reliefs carrés incongrus pour l'époque, une barre de métal gris dépassant du haut et arrivant au milieu de l'ovoïde à peu près. L'Historienne déglutît en passant son pouce dans un anneau sur le côté. Au moins l'arme n'avait pas été dégoupillée...
Oui, elle avait déjà vu ça.
Mais ça n'avait rien à faire ici. Pas maintenant.
« Une grenade, murmura-t-elle presque inaudiblement. »
Une grenade.
Ça semblait si impossible.
Ça apparaissait comme une hallucination de son cerveau encore fatigué, drainé du malaise.
Mais après tout... C'était ce qu'As avait dit, non ? Elle s'était sentie mal à cause d'une entorse à la règle historique.
« Tu as déjà vu ça, demanda un adolescent aux cheveux mi-longs noirs et désordonnés.
— Oui... Mais... C'est dangereux.
— Qu'est-ce que ça pourrait bien faire ? C'est juste un fruit de terre, non, enchaîna un quarantenaire aux cheveux roux proprement coiffé et portant une longue toge pourpre.
— Là... Là d'où je viens, nous avons été attaqués, ils... ils ont lancé ces choses, ça explosait dans tous les sens, et les bouts créent des grosses blessures... Il... Je crois que ça se déclenche en retirant ce cercle... »
La foule fut immédiatement parcourue d'un murmure inquiet, mais aussi soulagé que la grenade n'ait pas explosé, que personne ne l'ait déclenchée avant l'arrivée providentielle de cette adolescente. L'objet avait été étrange, bien sûr, avait été inquiétant, mais jamais, jamais les villageois n'auraient pu deviner ce pouvoir de nuisance. Et leur curiosité aurait pu leur coûter. Tous étaient soulagés que la jeune fille soit intervenue, et leurs sourires bienveillants, accueillants, reconnaissants, réchauffaient le cœur de la Muse. Elle avait encore mal à la tête, des points noirs dansant de temps à autres dans sa vision, mais elle se sentait mieux avec la discussion dans laquelle ils l'entraînaient, le retour vers le village un peu en dehors de la forêt, la joie et le soulagement qu'elle percevait.
Elle avait trouvé le problème, au moins. Maintenant, elle allait devoir le régler. Trouver un moyen de s'échapper, sans provoquer de catastrophe ou de mouvement de panique.
Un regard vers le ciel se couvrant de nuances orangées lui donna une idée.
Elle allait devoir attendre. Mentir, elle ne pouvait pas. Ce serait trop compliqué, et elle avait assez menti pour aujourd'hui. Même si les faussetés ou les demi-vérités, les fictions et affabulations lui venaient naturellement, grâce à son attribution, Clio n'aimait pas utiliser ce don, c'était malhonnête.
Alors elle utiliserait l'autre. Elle était une Muse, après tout, une fille de la Mémoire, et c'était mieux si les villageois oubliaient simplement. Dès qu'ils seraient tous endormis, elle partirait. Ils lui avaient laissé la grenade, et alors qu'ils dînaient tous ensemble sur la place, son plan se dessinait dans son esprit. Elle écoutait leurs noms, et se promettait de ne pas les oublier, pour les remercier de lui avoir donné l'occasion de se poser ailleurs que dans l'Olympe la noyant dans les pouvoirs.
Dion, le quarantenaire roux en toge qui avait posé la question lui permettant de les avertir, le chef du village.
Amarante, la belle femme qui lui avait expliqué la situation avec sympathie, la seconde de Dion.
Philippe, l'adolescent aux cheveux désordonnés qui avait trouvé la grenade.
Agate, une petite fille aux yeux verts et au sourire franc, qui répondait et expliquait avec énergie et animation.
Stéphane, un garçonnet jouant avec une épée en bois, qui avait essayé plusieurs fois de s'emparer de la petite bombe.
Cassandra, une adolescente timide, souriante, essayant désespérément de faire en sorte que tout aille bien.
Aristote, un jeune adulte au regard bienveillant, ses yeux gris pétillants de malice, veillant sur les plus jeunes.
Dorothée, une trentenaire aux longs cheveux bruns, ayant manifestement hérité du rôle de mère pour la génération suivante.
Et le village tournait ainsi, comme une seule famille unie.
« J'aimerais bien vivre ici, maintenant, chuchota l'Historienne sans pouvoir se retenir.
— Tu peux, tu sais, sourit Amarante tendrement, tu n'as pas à continuer à errer.
— Merci... Mais je suis habituée à errer et...
— Tu pourras toujours te promener dans la forêt...
— Merci beaucoup Amarante ! »
Le sourire sur les lèvres de l'adulte était incroyable. Cela rendait les choses difficiles, mais elle devait partir. Alors, après avoir été installée dans une des huttes du village, elle s'allongea sur le lit, les yeux à-demi fermés, se représentant chaque habitant, essayant d'oublier la douleur de son cœur serré dans sa poitrine. Elle devait le faire. Elle pouvait le faire.
Elle était Clio, après tout.
Aînée des Muses.
Fille de la Mémoire.
Soudain un sourire lui vint aux lèvres, presque sans raison. Son pouvoir avait cessé de lui échapper dans le temps passé au village.
Ses doigts illuminés de la magie argentée de sa mère, elle se concentra sur les souvenirs à effacer.
Oubliez la grenade.
Oubliez comme je suis arrivée de nulle part.
Elle inspira profondément. Elle essaya de formuler la dernière injonction dans sa tête, vraiment. Elle essaya.
Mais elle ne pouvait simplement pas le leur demander. Elle ne voulait pas être oubliée. Parce qu'elle savait déjà qu'elle reviendrait ici, elle s'y sentait bien.
Alors elle fit disparaître la magie de la mémoire. L'achronie avait disparu. L'Historienne se releva, attrapa la grenade sous son lit et se transporta ailleurs d'un claquement de doigts.
Ses yeux papillonnèrent dans le noir absolu qui l'entourait. Jamais elle n'avait vu aussi noir. Enfin. Vu l'endroit où elle avait décidé de sécuriser l'arme ce n'était pas si étonnant que ça...
« Hadès ! Il faut vraiment que tu mettes de la lumière dans ce palais !
— Pour quoi faire, Clio ? Et que fais-tu ici ?
— Pour... Parce que c'est physiquement insupportable de vivre dans autant de noir. Et ensuite, je suis ici parce qu'il y a eu une achronie, et j'ai besoin de la mettre à l'abri. Et comme c'est une arme... Je me disais que ce serait en sécurité avec toi...
— Pourquoi pas chez Arès, s'étonna l'Invisible en claquant des doigts.
— Le but c'est d'éviter les... Waow... »
Les murs s'étaient éclairés de toutes les couleurs, des éclats d'or, d'argent, des diamants, des pierres d'un rose crépusculaire, d'autres bleues comme un lac d'été, ou d'un vert vif comme le printemps, des paysages de lumière affichés en trace de couleurs, chaque gemme diffractant et multipliant la lumière venue d'on ne savait où. L'Historienne était bouche bée. De toutes les choses possibles, elle ne s'était pas attendue à ce que le palais d'Hadès, perdu dans les Enfers, soit le plus beau et le plus lumineux. Parce que d'habitude, c'était l'obscurité qui régnait.
« Je ne suis pas seulement le dieu invisible du royaume des morts, Clio, tu as oublié ? Mon domaine est le sous-sol entier. Avec le Tartare et ses monstres, les champs du Châtiment, les prés de l'Asphodèle, les champs Élyséens, certes. Mais surtout, avec toutes les mines et toutes les richesses. Tu m'as demandé d'allumer la lumière, je l'ai fait. C'est un système artificiel, avec l'éclat d'un feu perpétuel du Tartare, qui est reflété par des plaques d'argent jusqu'aux salles... J'arrive assez bien à ne pas perdre de quantité lumineuse, et quand je claque des doigts, les plaques qui mènent aux conduits réfléchissants se retirent, ce qui laisse entrer la lumière. Comme les pierres dans les murs sont taillées pour réfléchir et multiplier l'éclat... Ça donne ce spectacle.
— C'est fascinant...
— Les ténèbres c'est bien, mais je reste un être vivant. J'ai besoin de lumière. Et j'aime les belles choses. Alors, cette achronie ?
— C'est ça, répondit Clio en lui tendant l'explosif, c'est une grenade. Ça explose. Il ne faut pas y toucher. Ça... Le cercle de métal, là, c'est le déclencheur. Et la barre ici, c'est pour projeter. Je t'explique pour que tu ne déclenches pas par accident. Tu... Tu veux bien en prendre soin ?
— Bien sûr. Je vais la mettre dans le jardin. Personne n'y va jamais. Et dans un des arbres, il n'y a aucune raison que quelqu'un y touche.
— Merci, Hadès. Merci.
— Ce n'est rien. Tu veux rester ici pour chercher comment c'est arrivé ?
— Tu accepterais ??
— Bien entendu.
» L'Olympe n'est pas vraiment une maison pour toi, pas vrai, ajouta le dieu sous-terrain après un instant.
— C'est... Ma chambre oui. Mais l'Olympe... C'est compliqué. Il y a toujours tellement de bruits, de lumières, de choses qui se passent... C'est complètement impossible de rester dans l'instant présent, et mon cerveau éclate en permanence, j'ai juste... Ça me donne envie de disparaître parfois.
— Je comprends. Je n'en aime pas la luminosité non plus. Tu as le droit de choisir ton propre domaine et d'y grandir, d'y prendre ton temps, Clio.
— Pourquoi est-ce que je n'ai jamais entendu ça de mes parents ?
— Parce qu'ils sont au centre de l'activité, peut-être. Et mon frère est une calamité concernant l'éducation. Je te laisse ?
— Non... Je n'ai pas envie d'enquêter seule.
— D'accord. »
Un claquement de doigts plus tard, deux sièges confortables se rapprochaient, l'Historienne se laissa tomber en travers du sien, les jambes par-dessus l'accoudoir, et elle ferma les yeux tandis que son oncle s'asseyait posément sur l'autre fauteuil.
« Hadès ? Depuis que je suis descendue, je n'ai plus la tapisserie des événements bloquée dans mon champ de vision...
— Parce que tu agis. Parce que pour une fois, tu utilises ton pouvoir au lieu de le subir. C'est intuitif, n'est-ce pas ?
— Je sais voyager. Depuis toujours. Je sais choisir un moment. Ça ne l'a jamais dissipée.
— Tu sais choisir. Mais est-ce que tu essayais de rester ?
— Non. Jamais. Je... ne savais pas si je pouvais le faire. Et je ne sais même pas si... j'ai fait quelque chose.
— Est-ce que tu as encore mal à la tête ?
— À peine... Mais attends, comment tu sais que...?
— Je connais les effets d'une mauvaise utilisation des pouvoirs. Je me doute de l'état dans lequel une achronie a dû te mettre. Et d'ailleurs, tu n'utilises pas le terme d'anachronisme, mais bien un mot que tu fabriques toi-même. Tu marques comme ça t'affecte. Ta tapisserie a disparu parce qu'elle fait partie de toi, et aujourd'hui, tu as été obligée de constater que tu n'es pas seulement une spectatrice. Que tu peux agir. Que tu n'es pas obligée de t'hypnotiser des mots qui décrivent les époques. Allez. Trouve d'où vient cette grenade. Tu auras appris suffisamment. »
Un sourire éclaira les lèvres de l'Historienne. Jamais elle n'aurait imaginé que le malaise de tout à l'heure pourrait l'amener à progresser autant. Et tout ce que l'Invisible disait avait du sens.
Elle convoqua la tapisserie, retrouvant les mots verdâtres qui habituellement tournaient toujours autour de sa tête, et elle plongea dans les vingtième et vingt-et-unième siècles d'après la rupture. Les deux seuls moments d'où pouvaient provenir la grenade. Longs, avec beaucoup d'événements, mais seulement deux siècles.
De ses mains, elle fit jaillir le fil d'Histoire de la grenade, ce qui la reliait à son époque, et elle déroula, cherchant à la reconnecter à son moment d'origine, au récit d'où elle provenait. Des images commençaient à s'agencer vaguement.
Un café, au début du vingt-et-unième siècle, à New York... Une foule... Une personne penchée sur un téléphone, tapant à toute vitesse sur son écran, cachée derrière une frange, ses cheveux noirs coupés courts, recroquevillée dans des vêtements larges, blottie contre la baie vitrée, aspirant sa boisson à petite gorgée, les lèvres collées le long du verre en plastique.
Clio inspira profondément. Elle y irait. Peut-être qu'elle se reposerait un peu d'abord. Mais elle savait quand et où aller.
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