Chapitre 1 - Une idée stupide

Éline

La prochaine fois que je vois un lien de suggestion sur une plateforme de streaming, je ne clique pas dessus. Je débranche mon cerveau et je fais l'autruche. Surtout quand je vois le bâtiment du studio se dresser au bout de la route.

Assis à l'arrière du van, ma jambe droite tremble nerveusement, alors que mes doigts se triturent ensemble. Mon point de stress est culminant, la situation ne peut pas être pire. Le chauffeur qui m'a récupéré à la gare me jette des coups d'œil de temps à autre dans le rétroviseur. Sûrement pour vérifier que je ne vais pas tomber dans les pommes.

Je tiens encore le choc, merci de vous en soucier, monsieur le chauffeur.

Nous arrivons à la sécurité. Un troupeau de fans est rassemblé, hurlant comme des hystériques avec leurs portables en main, guettant au travers des vitres du van pour voir si c'est la personne tant désirée à rencontrer. Mon futur colocataire. Je les regarde craintif comme des animaux enragés amassés derrière les gardes du corps qui protège les arrivées, et les filets de sécurité. Elles ne me voient pas grâce aux vitres teintées, et heureusement. Elles seraient capables de me sortir de force de la voiture pour prendre ma place et vivre cette expérience unique.

Il y a peut-être moyen d'échanger encore ma place ? m'interrogé-je en mon for intérieur.

Mes lèvres se pincent sur cette idée, qui se fait instantanément balayer par les paroles de la réalisatrice.

— Nous ne voulons pas d'hystériques ou d'anti fans pour le programme, seulement une personne lambda comme vous mademoiselle Bitune.

Lambda... Banal... Mouais...

Chômeuse professionnelle qui passe son temps à regarder des séries, écrire des histoires, traîner les savates, tout en rêvant d'un monde meilleur. Ça, pour être banal, il n'y a pas pire. Quoique, j'aurais très bien pu être sans abris, j'aurais touché ma bille.

La voiture se gare, brisant le fil de mes pensées. Nous sommes loin de la foule amassée, loin des regards indiscrets, perdue dans la campagne de Béthemont la forêt. Non loin de la capitale et d'un hôpital surtout. Le studio ne voulait pas d'un endroit fréquenté et évité les fuites. Avec l'accueil aux portillons, ils n'ont pas pu contrôler la deuxième raison. Le chauffeur m'ouvre la portière, m'invitant à descendre. Cependant, je suis très bien dans la voiture. Je n'ai vraiment, mais vraiment pas envie de le suivre.

— Mademoiselle Bitune, ça va bien se passer, me rassure-t-il.

À d'autres !

— Ce n'est pas vous que l'on jette dans la fosse aux lions, rétorqué-je passablement.

Il m'envoie un regard compatissant, puis me tend sa main. Je la regarde, l'air contrit. Récupère mon sac à dos et prends sa main. Après avoir passé la route à stresser, la barrière de fans hystérique, me voilà sur un champ de bataille. Des techniciens courent dans tous les sens, pour finaliser les préparatifs, la sueur au front sous le soleil printanier que nous offre cette journée. Plus nous avançons en direction du studio, plus il est difficile de se faire percuter par l'un d'entre eux et plus mon cerveau se vide de toutes matières. Le vide sidéral prend place. Infini. Immense.

Mes pieds se s'arrête devant la double porte vitrée. On y est.

— Mademoiselle Bitune, votre voyage s'est bien passé ? s'empresse de demander l'assistante en me prenant la main.

Elle m'entraîne à l'intérieur, m'arrachant du chauffeur qui me sourit en hochant la tête, tandis que je le supplie du regard de ne pas me laisser y aller. Traître.

— Notre invité spécial ne devrait plus tarder à arriver, mais comme on vous l'a déjà plusieurs fois répété, son identité vous est cachée pour garder la surprise au moment du début de l'émission, explique-t-elle en parcourant les couloirs du studio. Vous avez l'air d'être en forme ? Vous allez voir, c'est deux mois vont passer en un éclair, comme une lettre à la poste. Ensuite, vous pourrez reprendre votre vie...

Elle a beau causer, mon cerveau a enclenché le bouton off. Ses paroles se percutent à un mur. Je suis en mode automatique, plongé dans un univers que je ne connais pas, et dont je me serais passé de connaître. Je ne souhaite qu'une chose, retrouver ma petite vie tranquille. Loin de ce brouhaha continu. Être un loup solitaire, pas sociable, renfermé dans sa bulle.

— Vous allez adorer votre studio. Nous l'avons construit à votre image et installé vos affaires...

Elle pousse une porte à double battant. Nous passons devant la salle de montage audiovisuelle, de ce qu'indique l'écriteau. Puis, plusieurs bureaux défilent sous mon regard avant d'atteindre une loge. L'assistante me pousse à l'intérieur, m'installe sur une chaise, attrape son téléphone et demande à la coiffeuse et maquilleuse de venir.

— Restez zen, on va vous pouponner. Ce soir, ce sera le direct avant d'entrer dans votre prochain lieu d'habitation, c'est impressionnant au début, mais après vous oublierez que nous sommes là.

Elle pose ses mains sur mes épaules en me faisant sursauter au passage, puis me regarde à travers le miroir avec un large sourire. Elle est pétillante, ses cheveux blonds décolorés, déstructurés en un chignon. Son style baba cool me rassure légèrement. Je vais pour ouvrir la bouche, une question de comment m'échapper d'ici me traversant l'esprit. Or, l'équipe arrive dans la loge.

J'abandonne.

Telle une poupée, je me laisse maquiller, coiffer. Elles font défiler une série de vêtements devant moi. Tous dans mes goûts, sans chichi, ne tapant pas dans les marques de luxe et compagnie. Elles m'habillent. Un pantin, voilà ce que je suis devenue avec cette idée stupide. La machine s'est lancée au moment où j'ai appuyé sur envoyé, sans me rendre compte que j'allais faire partie des engrenages.

Toutes s'extasient autour de moi en s'affairant à leurs tâches. Commentant ma « beauté »... Nous reparlerons ensemble plus tard de la définition de ce mot. Loin de correspondre au critère standard. Bon, avec la couche de peinture sur le visage, je ne ressemble plus à moi, mais à une version plus embellie, certes.

— Je n'aurais jamais eu cette idée, d'où vous est-elle venue ? demande la coiffeuse.

Je me pose encore moi-même la question.

— Ah, si je pouvais être à votre place, remarque la maquilleuse.

Mais faites donc voyons, ce n'est pas l'envie qui me manque de prendre mes jambes à mon cou.

— Allez, les filles, mademoiselle Bitune est enfin prête. Nous pouvons la laisser respirer, clame l'assistante en tapant dans ses mains.

Enfin du silence. Elles quittent la loge, me laissant devant ce foutu miroir qui reflète une autre moi. Depuis mon arrivée, mon cœur n'a fait que se contracter, sans parler de la bile qui joue au yoyo dans ma trachée. Plus de téléphones en ma possession depuis quarante-huit heures, histoire de nous couper du monde. Plus de nouvelles de mes parents qui ont autant accueilli ma participation à l'émission que moi. Adieu les soirées papotages avec les copines. Même si pour le coup, avant ma fabuleuse idée de merde, j'étais renfermé sur moi-même malgré leurs enthousiasmes et leurs encouragements.

Une expérience. C'est ce que j'essaie de me convaincre. Deux mois enfermés dans un appartement séparé d'une vitre. Avec un colocataire de l'autre côté, totalement étranger. Du moins, non, pas tout à fait. Au regard du monde, c'est une star internationale. Au mien, un inconnu. Pour l'instant.

Mon cerveau se réactive. Le fantasme de cette idée farfelue me revient à l'esprit. Un acteur ? Un chanteur ? Un danseur ? Un sportif ? Brad pitt ? Ronaldo ? Elijah Wood ? La liste est infinie. De quel pays vient-il surtout ? Les États-Unis, l'Angleterre, d'Asie ? Tant de questionnement dont la réponse n'a pas pu être obtenue. Le noir complet. Autant mon colocataire ne me connaît ni d'Adam, ni d'Eve, autant, dès que je l'entendrais, je pourrais plus ou moins deviner son origine ou pas.

Une personne frappe à la porte, l'ouvre et entre dans la loge. C'est la réalisatrice, Estelle Morgand. Un grand nom dans le milieu des télé-réalités à succès, qui aime se lancer des défis impossibles. Et pour le coup, elle a été subjuguée par ma proposition. Au point de me mettre au-devant de la scène.

Pauvre de moi.

Grande, forte, imposant son respect, ses idées, ne laissant pas le choix de la contredire. De refuser. De s'enfuir. J'ai tenté, j'ai échoué. Elle a sorti l'artillerie lourde pour le direct, sortant sûrement du fin fond de son placard un pantalon tailleur bleu et son foulard anis. Les cheveux bruns court à la garçonne, avec des mèches colorées de rouge. Un visage rond, avec des petits yeux de fouine sous ses lunettes carrés.

— Éline, comment te sens-tu ?

Elle tutoie tout le monde.

— Stressée.

C'est peu de le dire.

— Ça va bien se passer, tout le monde tuerait pour être à ta place, se réjouit-elle en s'approchant.

Mais qu'il me tue, et tout de suite même !

Cependant, je laisse la réflexion passer sous silence. J'ai eu beau refuser au début, elle a réussir à me convaincre en me manipulant sournoisement. Elle obtient ce qu'elle désire par tous les moyens. Me proposer de l'argent ? Bien sûr, je ne fais pas ça gratis. J'aurais un salaire selon le succès de l'émission. Me faire connaître ? Ça pour le coup je m'en contre fou comme de la peste. Pouvoir réaliser mes rêves ? J'en ai, mais sont-ils réalisables ?

De plus, me proposer des choix alléchants que j'esquivais au fur et à mesure, elle a employé la technique infaillible. Me suivre. Partout. Et en même temps, elle m'analysait. Quand j'allais faire des courses, et que je râlais dans les rayons auprès de ceux qui passent leurs vies au milieu des conserves à raconter les ragots tout en bloquant le passage. À France Travail, quand je faisais mes recherches pour trouver un emploi. Dans la rue, quand j'écoutais ma musique tout en me déconnectant du monde. Chez moi !

Un petit appartement en rez-de-chaussée, où elle a trouvé le moyen de prendre le logement d'en face pour m'observer. Pire qu'un stalker. La pression n'en était plus qu'énorme, et pour qu'elle me fiche enfin la paix, j'ai signé son contrat infernal. La paix s'est fait la malle, valise sous le bras dès cet instant.

— Le direct commence dans trente minutes, annonce-t-elle.

Malheur, c'est déjà l'heure.

— Respire un bon coup, Claire va t'accompagner jusqu'à l'estrade et te poser le micro, ensuite Gérald va t'appeler sur scène où tu seras accueilli par le public présent.

J'ai envie de vomir. Me faire scruter par des personnes qui vont me descendre dans leurs têtes tout en m'acclamant, ça ne me fait vraiment pas envie.

— Imagine le public nue, et comme si on t'arrache un pansement. Une fois dans ton appartement, tu seras enfin sereine.

J'imagine qu'elle me dit ça parce que je suis en train de me décomposer.

— Des questions ?

Vide sidéral, mon cerveau s'est refait la malle.

L'assistante arrive à son tour. Elle a un casque micro sur la tête.

— C'est bientôt à nous ! La personnalité finit de se préparer.

— Allez, tu vas y arriver, reste toi-même et apprenez-vous à vous connaître malgré la barrière de la langue.

Voilà le point noir de cette émission. La langue. Deux étrangers qui ne comprennent pas l'autre. Claire m'entraîne de nouveau avec elle, plus possible de faire marche arrière. Tel un automate, je la suis jusqu'aux coulisses, la foule est en délire et à défaut d'être derrière mon écran de télé à regarder la nouvelle saison de pouf pouf story, me voilà en plein dedans. J'entre dans un état second, alors que l'assistance m'accroche le micro. La voix de Gérald chauffe le public.

— Je vous rappelle le principe : séparés par une vitre, deux inconnus vont vivre leurs trains-train quotidiens et partager leurs cultures. Ils ne seront pas totalement déconnectés, car ils auront accès aux outils dont ils utilisent au jour le jour. Cependant, même s'ils peuvent communiquer, pourront-ils se comprendre ?

— Non ! hurle la foule avec enthousiasme.

Le présentateur rit dans son micro. Je ne le vois pas, l'écran LED me bloque tout visuel. C'est bientôt à moi, et la seule chose à laquelle je pense, c'est de ne pas me vautrer lamentablement la gueule en faisant mon entrée.

— Nous allons commencer par vous présenter la créatrice de cette émission, je vous présente Éline !

L'écran se fend en deux. Une musique entraînante, pulse dans les enceintes. Je m'avance la boule au ventre, tremblante, souriant nerveusement au public qui applaudit. Les spots de lumière m'aveuglent, m'empêchant d'analyser autour de moi, me guidant jusqu'au centre de la scène qui s'illumine dans un kaléidoscope de couleurs flashy. Gérald me tend la main, je la saisis. Elle est chaude et chaleureuse tandis que la mienne est moite. Son enthousiasme est communicatif, mes zigomates le font mal.

— Bienvenue Éline dans l'émission « À travers la vitre », ça vous fait quoi de vivre cette expérience que vous avez créée ? m'interroge-t-il dans son micro.

— C'est indescriptible, réponds-je en me prêtant à sa joie.

— J'imagine, un rêve qui se réalise pour vous.

Je ris nerveusement. Plutôt un cauchemar.

— D'où vous est venue l'idée ?

De mon cerveau foireux.

— Comme ça, en regardant des séries, je me suis imaginé une situation comme celle-ci, et me voilà ici.

— Ah, ah, j'imagine que cela a dû vous dépasser.

C'est le moins que l'on puisse dire.

— Une idée de la célébrité qui partagera votre quotidien ?

Je hausse les épaules et réponds au pif :

— Marylin Manson ?

À son tour de rire nerveusement. Pas le meilleur choix côté physique, même si ses chansons sont pas mal.

— Nous le découvrirons légèrement avant vous, à présent, il est temps de rejoindre votre nouvel habitat.

Il m'indique le chemin à suivre. La foule acclame. Je lève la main pour les saluer sous un sourire forcé. Il est temps. Je passe derrière l'écran, monte dans l'ascenseur, arrive devant une porte. Attends le signal de Gérald toujours connecté. Des techniciens me retirent le micro, mon cœur se contracte à nouveau. La porte glisse sur le côté, j'avance à l'intérieur. C'est parti pour deux mois d'enfer.

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