« À trois kilomètres, tu dis ?
- Environ.
- Et t'espères quoi ?
- Ce en quoi les rêveurs rêvent. »
Napoléon reste muet un instant, me dévisageant comme si j'étais à la fois le plus sombre des attardés et le plus grand des génies.
« Donc ceux en quoi les S'dusol avaient d'jà perdu foi trois fois avant même que ta mère te ponde.»
Cassandra, chef du groupe de ferpailleurs de Napoléon, avait un langage cru. Ça j'étais au courant, pour l'avoir entendu négocier la vente du drone. Féroce.
Mais je ne m'y attendais quand même pas.
« Écoute petit, reprit-elle. T'as débarqué y'a à peine six heures, donc c'est normal que t'aies encore quelques morceaux d'espoir accroché à ta charogne. Alors, j'aime pas racler, mais tu m'y forces un peu.
- D'un autre côté, tenta de débattre Napoléon, personne n'y est jamais allé...
- Nuance, Bonap'. Personne n'en est jamais revenu. Ce qui devrait un tant soit peu nous mettre sur la voie de la raison et pas prendre l'autoroute de la connerie sur laquelle vous faites excès de vitesse. »
Elle se tourna vers moi et me fit reculer jusqu'au mur. Son visage était sévère et maculé de cambouis, qui assombrissait encore sa peau déjà basanée, mais ses yeux étaient d'un vert très clair, contrastant avec tout le reste.
Elle avait beau mesurer une tête de moins que moi, mais je me sentais quand même écrasé par sa prestance.
« Donc. Petit. J'dois avouer que t'as eu une putain d'idée en te demandant d'où viennent ces saloperies mécaniques. Seulement, ton plan a trois immenses trous gorgés de pus et je sais même pas comment tu les as pas repéré à l'horreur de leur odeur.
Primo: tu sais même pas vraiment d'où elles descendent. Tu m'dis qu't'as tes sources, ok, mais si on se déplace pour rien je t'enterre sur place.
Deuxio: ça implique de nous jeter dans la gueule d'un loup mécanique lance-flammes à la dentition-tronçonneuse pas franchement agréable au toucher.
Troisio: une fois...
- Tertio.
Elle tourna son regard assassin vers Nap', qui leva le sien comme si de rien n'était.
- Et tertio: une fois qu'on est là-bas, on fait quoi ? On entre dans l'usine et on demande gentiment ? On se font parmi les droïdes ? C'est quoi le plan, au juste ?
- Ça pourrait être une forme de... repérage ? Pour voir si on peut faire quelque chose.
- Ça fait depuis la création de Khyberia qu'il y a les bas-fonds. Je pourrais même pas te dire combien de générations, combien de millions de gosses ont crevé dans les entrailles de ce putain d'astéroïde dérivant à travers un espace vide et froid.
Et donc toi, pour en revenir au sujet, tu viens de venir, tu as appris je sais pas comment les factions et leur relations entre elles, et tu prétends avoir magiquement trouvé une échappatoire à tout ce merdier.
- Juste un éclairage. Dans le pire des cas, on n'a rien de concluant et on retourne à Aemaq bredouille.
- Dis pas "on", tu me fais gerber. Et, non, dans le pire des cas, on tombe sur une des milices qui nous fume sur place. Tu ne comprends pas les risques.
- Moi, j'aime bien son idée. »
Napoléon était assis sur une table bricolée, les bras croisés et son chapeau baissé lui cachant les yeux. Cassandra se tourna lentement vers lui, avec les mêmes yeux sauvages qui me terrorisaient depuis tout à l'heure.
« Dans le pire des cas, reprît-il, on envoie qu'un petit groupe en combi Ynok, on vérifie juste c'qu'il dit. On se mouille pas, on observe de loin.
- Mais... commença-t-elle. Elle sembla perdre ses moyens avant de se ressaisir;
C'est trop dangereux. Déjà que les trajets intercités sont loin d'être sûrs, alors s'aventurer hors des sentiers et des sites sécu...
- Trois personnes. Moi, le petit, et qui tu veux.
Plus si t'as envie. Un tout petit groupe d'éclairage, en tenue Ynok. On y va, on regarde, on repart. Veni, vidi, abiti.
- Ton latin est tout pourri.
Elle inspira profondément.
Bon. Quatre personne. Toi, moi, le petit, et Hilde. Idylla s'assure de trouver du matos avec les autres, normalement. Mais je préviens.
Ses yeux verts se replongèrent au fond de mon âme.
Si il arrive quoi que ce soit à qui que ce soit, je te tiens responsable, le petit. C'est clair ?
- Mhmh, déglutis-je en acquiesçant.
- Ok. Équipe-toi. »
~
Les tenues Ynok sont particulièrement inventives. Visant la discrétion à toute épreuve entre les villes des bas-fonds, elles sont constituées de plaques métalliques légères ressemblant à s'y méprendre au sol même d'Abdel31.
Dans le dos occupe une sorte de cône de métal au creux duquel scintille une très légère lumière bleutée, visible uniquement si l'on est placé pile poil aligné derrière son prédécesseur, pour ne pas le perdre de vue.
Nous sortîmes hors d'Aemaq dans l'heure. Cassandra devant, moi derrière pour la guider, Nap' derrière moi et Hilde fermant la marche.
Hilde ne parlait pas beaucoup. Je l'ai presque crue muette avant de l'entendre saluer Idylla quand nos chemins ont différés.
Cassandra pestait à chaque obstacle sur lequel elle trébuchait. Les combinaisons comportait des lunettes à vision nocturne, mais celles-ci étaient très mauvaises.
Les espaces entre les villes étaient désespérément vides. Des sortes de larges étendues de roches et de métal transpercées par des titanesques piliers qui montaient plus loin que là où notre regard pouvait aller.
Le tout plongé dans les ténèbres.
J'avais déjà oublié les lumières en surabondance d'Aemaq, ici les ombres dansaient partout. Aucune lumière ne parvenait jusque là; je ne pouvais que me rappeler qu'il y en avait en haut.
« Vous y êtes presque. C'est la tour tout devant. »
Une tour tout à fait identique aux autres.
Métal sur monolithe.
Nous nous installions dans un cratère non loin de la tour désignée. Hilde sortit une mallette, l'ouvrit, et programma un mini drone de surveillance.
Sans un mot, elle fit décoller la machine, la contrôlant avec une sorte de télécommande bricolée de tout type de câble et de fils.
« Encore une fois, me rappela Cassandra, à quoi tu t'attendais ? Aucune sortie de ce trou à rats. »
Nous étions rivés à l'écran qui transmettait la vision du drone, contournant lentement l'imposante tour.
« Il prendra encore 5 bonnes minutes pour faire le tour, nous prévint Hilde qui était un peu serrée entre nous.
Je vous dirai si je tombe sur quelque chose.
- D'ac, acquiesça Napoléon. Y'a pas beaucoup d'espoir, mais ça valait le coup de vérifier.
- Ça valait le coup de que dalle, bouda Cassandra.
Toi, le petit, une fois rentré je veux plus te voir. Tu essaieras de remonter par autre part. Je peux te donner les noms de tous les passeurs de toutes les villes, y'en a peut-être un qui fait vrai. C'est clair ?
- Oui. Désolé.
- 'Tain, pourquoi j'suis venue ici... y'a rien, forcément qu'y a rien. Ça s'trouve, les milices se renouvellent même pas. Ça s'trouve, on... »
Elle fut coupée dans ses fulminations par le cri de surprise étouffé d'Hilde, qui plaquait sa main contre sa bouche, les yeux écarquillés.
Cassandra arracha la tablette de sa main et regarda la retransmission du drone.
Elle le passa à Nap' avec des yeux de merlan frits.
« Petit, me dit-il, je crois que...
Je crois bien que t'as trouvé quelque chose. »
~
Une porte. Une entrée, ou une sortie. Une énorme plaque coulissante peinte de hachures jaunes et noires en bas, avec un énorme mécanisme d'ouverture. On ne distinguait pas bien les formes à travers l'image saturée du drone, mais on ne pouvait nier qu'il y avait quelque chose dans le monolithe qui servait de base à la tour, là où toutes les autres étaient lisses et nues.
Je ne pouvais même pas imaginer les émotions que ressentaient les autres; ils étaient nés ici, avaient grandi ici, et pensaient être condamnés à mourir ici.
Hilde était au bord des larmes en scrutant l'écran, comme si elle n'y croyait pas.
Cass' sautillait comme une gamine surexcitée avec des yeux débordant de joie, sous forme de larmes cristallines qui se mêlaient à la suie qui maquillait son visage.
Nap' essayait de garder son calme et de rester rationnel.
« Il y a une porte, c'est sûr, ça ne veux pas dire qu'on peut y entrer. Je rappelle que c'est probablement de là que sortent les miliciens. Et puis, c'est peut-être inactivé dep...
Il n'eut pas le temps de finir, car Cassandra le coupa par un baiser déstabilisant qui le laissa dubitatif. Hilde s'étouffa en cachant un rire moqueur.
- N'empêche, ajouta Nap' en remettant de l'ordre dans ses émotions, on n'a aucune idée d'où ça mène. Il nous faut un plan.
- Je pourrais y aller, me proposais-je. J'ai une identité légale, une machine ne peut pas m'exécuter sommairement. Si ça s'ouvre, on peut voir ce qu'il y a dedans.
Ils me dévisagèrent comme s'ils m'avaient complètement oublié pendant l'euphorie.
- Ça s'tente, lâcha Hilde, encore assise.
Je refais venir le drone et t'y vas. »
~
« Merci, en fait.
- Je t'en prie. C'est pas grand-chose.
- Je serai le premier à sortir des bas-fonds, non ?
- Pas vraiment. Ils auraient pu t'accompagner, quand même.
- Ils m'observent avec le drone et me suivent de loin, m'ont-ils dit. Si une milice sort et qu'elle les voit, ils seraient exécutés sur le champ pour infraction à je sais pas quelle loi. Je suis même pas sûr que la milice elle-même saurait pourquoi.
- Je me demande quand même pourquoi on les laisse pourrir aux bas-fonds...
- De qui ?
- Tous les souriens. On pourrait tous les parquer dans une navette de colonisation et les envoyer sur une nouvelle Terre. Je veux dire; on sait mieux terraformer que coloniser, alors un peuple entier ça se refuse pas, non ?
- Tu le proposeras dans ton livre ?
- Bonne idée. Je le prend de plus en plus au sérieux, tu sais. « Sous les rouages », ou « le Peuple d'en dessous », je sais pas encore.
- Vraiment pas «la face cachée de Khyberia»?
- Nan. Vraiment pas. Tu en es où ?
- Je vois la porte, encore trois petites minutes de marche et on est bon. J'espère pas grand chose, c'est déjà un miracle en soi qu'on ait trouvé une porte.
- On s'en sort vite, je trouve.
- Plus vite, mieux ce sera. »
La porte. Elle faisait bien trois fois ma taille, et je doute qu'on puisse l'ouvrir et poussant très fort.
Dans le doute, je toquai au bloc de béton. Pour la forme.
Je glissai le long de ce mur se tenant entre moi et l'espoir de millions de personnes, ma main cherchant un levier ou un quelconque bouton, n'importe quel mécanisme permettant à cette palissade de s'écarter.
Rien sur la façade.
Mes recherches se poursuivirent sur les côtés.
Rien non plus. Peut-être en hauteur ?
Un vrombissement se fit entendre un peu au dessus. Qu'est-ce que j'avais touché ?
La façade de tremblait pas.
Un puissant projecteur s'alluma dans mon dos, éblouissant totalement mes yeux et me forçant à ôter mes lunettes à vision nocturne.
« Identifié. Citoyen G. A. L. 4281. »
Un gigantesque drone de sécurité (pas de ceux qui rattrapent ceux qui tombent, mais ceux qui abattent ceux qui montent) lévitait au dessus du sol de roche et de métal, et me crachait sa lumière dessus.
« Vous n'êtes pas autorisé à vous trouver ici. Veuillez quitter cet emplacement.
- Attendez !
Je lui criais dessus, mais il était trop loin, et le vrombissement de ses hélices couvrait ma faible voix.
- Veuillez quitter cet emplacement, ou des sanctions seront prises.
Je mis mes mains en cône devant ma bouche et criai plus fort.
- ATTENDEZ ! POUVEZ-VOUS ME FAIRE MONTER ?
Ce ne fut apparemment pas assez efficace.
- Vous allez être retiré.
Un blaster lourd émergea du drone et me pointa, en commençant à briller en rouge.
- Vous disposez de 5 secondes. 5.
Je commença à courir hors de la zone éclairée par le projecteur, mais celle-ci me suivit dans ma fuite.
- 4.
J'avais beau courir, le drone continuait de me cibler de sa lumière.
- 3.
Ça sert à quoi de me demander de fuir si c'est pour continuer à me viser ?!
-2.
CE SYSTÈME EST TRÈS MAL PROGRAMMÉ !! Je vais mourir parce que personne n'a appris aux drones que quand on demande à quelqu'un de fuir et qu'il fuit, il ne faut pas le suivre !!
- 1. 1. 1. 1. 1. 1. Erreur. Début. Transmission.
• • •
Agent Gal ?! Qu'est-ce que vous foutez là ?
Le drone me gardait captif de sa lumière, son arme était encore sortie et braquée sur moi, mais la voix robotique de son interface avait laissé place à une voix féminine et puissante que je ne parvenais pas à reconnaître.
- Vous, ouvrez la porte ! Et désactivez moi ce blaster ! - Madame, vous êtes sûre que - La ferme, bobby-bob ! Tu peux ranger le drone ! »
La machine éteignît le projecteur, rangea son arme, et remonta jusqu'à disparaître dans la pénombre.
Il ne fallut qu'une dizaine de seconde pour que la façade de la tour ne se lève pour dévoiler une sorte de gigantesque hangar où étaient entreposés des milliers de droïdes miliciens, alignés par rayons. Une véritable armée de robots tueurs. Éteinte, fort heureusement.
Je me retournai pour attendre Cass', Nap' et Hilde. Peut-être étaient-ils partis quand le drone de sécurité est arrivé ?
Peut-être se cachaient-ils encore ? Dans ce cas ils feraient mieux de se grouiller, parce que la porte finira bien par se fermer.
Au fond de la salle où reposait la horde de miliciens, une porte d'ascenseur s'ouvrit, et il en sortit deux gardes humains et une forte femme noire aux cheveux courts teints en orange vif. Son visage était à moitié dévoré par un implant oculaire bionique, un œil de métal tenu par de la chair et du fer.
Le dragon des temps modernes. Xil.
« Est-ce que je peut savoir ce que tu fous ici ?, me lança-t-elle sans s'arrêter de marcher vers moi.
- J'ai eu un accident, lui répondis-je en pointant mon bandage à la jambe.
- Un accident ? Depuis en haut ?
- Autrement je ne serai pas bloqué ici. »
Nous étions donc face à face au cœur de l'entrepôt à robots soldats. J'entendis la porte se fermer derrière moi, bloquant Napoléon et les autres dehors.
« Ça me fait plaisir de vous revoir, patronne.
- Tu m'expliqueras ça; j'ai une réunion à finir. Viens. »
Je lui emboîtais le pas jusque dans la cabine d'ascenseur. Adieu, Nap'.
Adieu, Cass'
Adieu, Hilde et Idylla.
Adieu, Nathanael.
Adieu, les ferpailleurs, les mercatiques, Aemaq, les bas-fonds. Les oubliés.
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