Papier, épingle, lien.

J'ai déjà parlé des musiques dans les ascenseurs ?
Oui, il me semble, hein.

Même dans une tour d'assemblage de droïdes exterminateur, super complexe dont le quart des armes présentes dans une seule salle d'arsenal suffirait à massacrer une planète entière, eh bien il y a une petite musique niaise et répétitive pendant les trajets en ascenseur.

À ma droite, Xil semblait totalement tendue.
Son œil organique sautait de gauche à droite, tendis que sa prothèse restait immobile dans son visage. Je ne l'avais que rarement vue dans cet état, et ça ne signifiait pas quelque chose de bon.
J'avais du mal à croire qu'il y avait à peine cinq minutes, j'étais sensé être bloqué dans les bas-fonds, dont j'avais dissipé le mysticisme abscons que tout le monde lui portait.

Personne n'en sortait jamais.

Les souriens étaient des monstres mutés.

Une masse informe de créatures cauchemardesques, nichée au pied des tours.

J'avais entendu tant et tant de légendes urbaines sur les terrifiants "bas-fonds", dont on ne parlait qu'avec mépris ou effroi. À défaut d'avoir un écosystème conséquent propice à l'imagination, les souriens étaient les grands méchants loups de Khyberia.

Les portes métalliques se séparèrent enfin, et, dieu merci, l'infernale comptine de l'ascenseur avec.
« Suis-moi », m'ordonna Xil qui était déjà partie dans les couloirs. Je la rattrapai en quelques foulées.
« Vous étiez dans les bas-fonds, hein ?

- Yep.

- À cause d'un accident ?

- Qui aurait pu me coûter la vie. À propos de coûter la vie, merci d'avoir arrêté le drone. Le programme est très mal foutu.

- Ce genre de machine n'est pas fait pour épargner, tu sais.

- Oui, mais...
- Là. Ma réunion. Reste dehors un instant, on n'en n'a plus pour longtemps. »

Je lui acquiesçais, et elle entra dans la salle de réunion où je pus entrevoir une grande table des dizaines de personnes en costard s'interrompirent pour saluer Xil.
Je n'en sus pas plus.

« Personne ne te croira si tu leur dis que tu reviens d'en bas. Tu le mettras dans ton rapport ?

- On verra ce que me dira Xil. Cette réunion à l'air importante, quand même. Dans cette tour, en plus. Le hasard fait sacrément bien les choses.

- C'est la tour qui soutient le Central de Police, en même temps.

- Y'a aussi des usines à miliciens ?

- Aux étages les plus bas, oui. »

Je poireautais devant la porte de la réunion quelques temps. Les ouvriers, probablement de maintenance, qui passaient dans le couloir, jetaient un œil interrogateur à mon étrange combinaison. Ynok, ça s'appelait ?
Ça me fera un souvenir, sinon une preuve, que j'y étais vraiment allé. Tout ceci aurait pu être un rêve.

La porte s'ouvra enfin, laissant sortir un florilège de hauts gradés et - me dites pas que je rêve encore - un général de l'Empire ?
Et des hauts représentants de la Coalition des Commerces ?
Grosse, grosse réunion que tout ceci.

Xil sortit parmi la foule et m'intima de la suivre, ce que je fis sans poser de questions. Pour le moment.
Elle remonta dans un ascenseur en regardant un petit hologramme s'allumant à son poignet. Une fois les portes fermées et cette saleté de musique enclenchée, elle quitta son écran et se posta face à moi.
Son œil mécanique m'avait toujours perturbé quand il me fixait droit dans les yeux, car je ne pouvais lire qu'une moitié de visage sur le sien.
« Bon. Gal. Je...

Elle inspira un grand coup.

- J'aimerais que vous lâchiez l'enquête.

Eeeet... je me pris un grand coup.
- Attendez. Pardon ? Quoi ?

- J'aimerais que vous abandonniez l'affaire des trois souriens.

- C'est Pol, c'est ça ? Il veut l'affaire ? Il vous l'a demandé ? Écoutez, chef, je...

- Non. Personne ne reprendra le dossier. Vous feriez mieux de l'oublier.

- Mais... pourquoi ?

- Pour votre bien, et pour le bien de tous, Gal. Je vous parle sérieusement. - en effet, ses deux yeux étaient d'une froideur métallique - Tournez la page, il ne s'est rien passé.

- Vous savez des choses ?

- Gal. Arrêtez.

- Je pense que cette affaire est plus importante que vous ne pensez, j'ai trouvé des...
- Je pense que cette affaire va beaucoup plus loin que ce que vous pouvez imaginer, Gal.
Vous...

(Les portes s'ouvrirent)

- Vous ne savez pas dans quoi vous avez mis pied, et il est encore temps pour vous de faire marche arrière.

(Elle sortit de la cabine, et je la suivit)

- Écoutez, chef, j'avais une source à MAP, mais quelqu'un la faisait taire. Quelqu'un qui pouvait faire monter des oubliés sans que personne ne le remarque, et commander à des milices de remonter les cadavres. J'ai toutes les raisons de croi...

- Gal, s'il-vous-plaît. Abandonnez l'affaire et prenez-en une autre. Ça vaudra mieux. Pour tout le monde.

- C'est pas net. Chef, sauf votre respect, mais j'ai un travail en temps que flic à accomplir. Je dois retrouver un triple meurtrier, et vous ne m'aidez pas.

Elle s'arrêta devant son bureau.
- GAL. Dernier avertissement. Jetez cette putain d'enquête avant que ça ne vous retombe dessus.

Je me refusais d'ajouter un mot. Après un moment, je me risquais à une autre des questions qui brûlaient ma langue.
- La réunion, c'était pour quoi ?

- Rien qui vous concerne. »
Elle claqua la porte de son bureau.
Je ne l'avais jamais vue comme ça, même dans ses plus mauvais jours. Jetant un dernier coup d'œil à travers la fenêtre voilée de son bureau, je partis d'un pas résolu vers le mien.

La porte s'ouvra en grand, détourant un rectangle de lumière découpé de mon ombre.
Quelques particules de poussière flottaient à travers les rayons qui donnaient à cette pièce une quelconque impression de réel.
Sans cette lumière, ma porte ne s'ouvrirait sur rien. Juste sur un néant béant sans histoire.

Je m'affaissais sur mon fauteuil, allumais mon antiquité de lampe, sortais un paquet de post-it, mon tableau de liège, et une vieille boîte en carton contenant épingles et cordelettes rouges.

C'était comme ça que je finissais mes enquêtes. Tout écrire, épingler, et relier.

Le premier papier, tout en haut de la pile, désignera celui derrière toute cette affaire.
Par habitude, je griffonnais donc un gros point d'interrogation dessus. Première épingle.

« Lag, essaie de faire des recherches complémentaires à tout ça. Je te laisse carte blanche, cherche ce qui te paraîtrait utile.

- Ça marche. »

Deuxième post-it : les trois oubliés.
Trois oubliés montés des bas-fonds aux étages, emmenés à MAP par la pilote. Nouveau papier, "Yal", deuxième épingle, premier lien: "?" fait taire "Yal", en utilisant la menace.
Les oubliés sont ensuite ramenés à Khyberia puis aux bas-fonds, où ils meurent de leurs maladies cheloues. Troisième épingle.

Quatrième papier : la méca-milice, deuxième lien : "?" peut ordonner à la milice de remonter des corps. Quatrième épingle.
Cinquième papier. Ça me fait mal, mais je dois rajouter Xil. Est-elle sous contrainte ? A-t-elle tout compris ?
... lui a-t-on tout révélé ?
Dans le doute, cinquième épingle.

« Gal, la réunion de tout à l'heure. Elle portait sur les souriens. L'Empire à négocié la possibilité de recruter des troupes parmi les souriens, pour avoir plus de soldats.

- Les clones leur suffisent plus ? Ils doivent recruter des âmes en perdition, maintenant ?

- L'Empereur a annoncé sa volonté de, je cite, "en finir avec l'Hégémon". Ils recrutent et créent des armes. Et selon certaines sources, les armées miliciennes sont également négociées.

- Ok. Merci, Lag. D'autres pistes ?

- Je continue de chercher. Continue. »

Ok. L'Empire cherche des soldats. Ça avait un rapport avec Xil ? Y'avait-il, lors de la réunion, un quelconque rapport avec le triple meurtre ?

Nouveau papier : Empire. Lien avec Xil, et avec la milice.

Notre "?" est donc:
- À la disposition de moyens, financiers mais pas que, de faire monter 3 souriens en toute discrétion et leur payer un aller-retour Khyberia-MAP

- Assez influent/doué en cybernétique pour commander la milice

- Suffisamment puissant pour faire taire Yal

Des liens, des épingles et des papiers partout.
Nouveau papier : les maladies elles-mêmes.
Arme du crime, à n'en pas douter.
Inconnues et indéfinissables, et même indétectable.

« Dan ne répond pas et Lyse non plus. Ric a répondu mais il a raccroché direct après. Pas plus d'infos de ce côté là. Sinon...

- Sinon ?

- Ça peut paraître parano de ma part, mais j'ai regardé les stats d'accidents de véhicules volants. Même si ceux avec chauffeur humain non-automatisés restent plus dangereux, c'est quand même vraiment pas de pot qu'on s'écrase au premier voyage à pilote.

- Comment ça ?

- Il n'y a qu'une dizaine d'accidents par an, environ. Mais j'extrapole, je divague, je digresse... »

Elle n'a pas tort. Mon accident n'en serait pas un ?
J'aurais été cible d'une attaque ?
Si tant est que ça soit effectivement volontaire et lié à l'enquête, ça voudrait dire que "?" était au courant de mon avancée dans l'enquête ?

Un problème me turlupine. (J'aime ce mot...)
« Lag, essaie de trouver quelque chose sur Yal.

- La pilote ?

- Oui.

- Oh. Apparement, elle...
Elle a disparu depuis un jour. En fait, les derniers enregistrements où on la voit dont ceux où elle quitte le QG des taxis en pleurs. »

Ma fenêtre, pourtant fermée, s'ouvrit violemment laissant un souffle puissant entrer dans mon bureau, faisant voler des post-it et tourner la poussière dans tes tas de cyclones.
Le sifflement entre les barreaux horizontaux de mes rideaux sonnait comme une plainte, dans toute la salle. Une plainte.
Un hurlement de détresse.
Un appel au secours de quelqu'un seul, dans le froid et le vide.
Un Cri.

Pas le...

Ce n'est pas le moment.
Je fermais la fenêtre aussi violemment qu'elle s'était ouverte, et laissait le Cri se faire une place parmi les autres dans mon subconscient.

Pas de sentiments, pas d'émotions. Je n'en n'ai pas besoin maintenant. Ce dont j'ai besoin, maintenant, là, c'est de rationaliser.

Je parlais de quoi ?

Oui. "?" serait au courant de l'avancée de mon enquête. Voyant Yal s'enfuir en pleurs, il a peut-être conclu qu'elle m'avait tout avoué. Que je savais tout.

Non.

Si ?

Non. Suppositions, extrapolations, déblatérations sans fondement ni logique !!

Si !
Juste après avoir interrogé Yal, Dan m'avait appelé ?
Je lui avais dit -que lui avait-je dit, d'ailleurs ?- que...
Que quelqu'un (notre cher "?") menaçait des gens. Et que l'affaire allait plus loin qu'on ne le pensait.

Nouveau papier. Dan. Serait-il la taupe qui donne l'avancée de mon enquête ?

Y'a-t-il besoin d'une taupe si on peut me suivre à la trace via les caméras ?

Il n'y a pas de caméras à MAP. Enfin, pas autant qu'à Khyberia.
Je pourrais vérifier.

Une expérience.
J'arrachais un VIEEEEUX téléphone fixe (on n'en fait plus de vrai depuis 2100, au moins) qui reposait sur mon bureau années 1950 (plus une pièce de collection qu'un vrai téléphone, mais ça pourrait être utile.

Dans ce cas, ça l'était.

Je composais le numéro de Dan.
Je devais tourner un disque troué à chaque numéro (qui a inventé ce truc ?!).

Driiin... driiin...

- Allô, Dan à l'appareil j'écoute ?

- Allô. C'est... c'est Gal.

- (bruits de vacarme)

- Ça va ?

- Euh... oui, ouiouioui, oui oui. Tout va bien. (Bredouillement imperceptible)

- Écoute, Lag a essayé de t'appeler mais tu n'as pas répondu. C'était pour te demander si... non, attends. Pour te dire que finalement, j'abandonne l'enquête. J'espère que mon prochain aura plus de chance que moi.
Tu as avancé, de ton côté ?

- Ah ouais ! Euh, non. 'Fin si, mais.. tu lâches l'affaire, c'est ça ?

- Oui. C'est ça.

- Ok. Je... je dois te laisser, à plus. »

Ça ne faisait que renforcer mes soupçons.
S'il était la taupe, alors il me croyait mort. Sa réaction était donc appropriée.
J'imagine avoir bien fait en lui disant que j'abandonnais. J'aurais moins de problèmes.

Je repris le papier "Dan". Lien avec "?", comme relayeur. Les autres légistes aussi, peut-être.

J'aime pas ça. J'aime pas du tout ça.

J'avais toutes les pièces. Plus qu'à les assembler aux épingles et à la ficelle rouge.




Prochain chapitre : dénouement et fin du tome 1.

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