Napoléon
J'entendis les secours enlever les morceaux de métal qui recouvraient la carcasse fumante du véhicule, et beugler des ordres pour manipuler les décombres sans tout faire s'écrouler.
J'entendais cela dit une dizaine de voix tout autour du taxi. D'accord, j'étais flic et en plutôt mauvais état, mais il n'y avais peut-être pas besoin d'autant de monde pour moi...
« Gal...
- Mh ?
- Les secours sont encore en route, disent-ils. »
AH. Qui sont ces gens du coup ?
La réponse, bien que je n'avais pas envie d'y croire, me semblait évidente. De la même manière que sur les planètes-plages paradisiaques vivent les multitrilliadaires, que dans Mégarachnopolis vivent les méca-Portias, eh bien, dans les bas-fonds vivent les souriens...
La portière du conducteur s'ouvrit, ou plutôt s'arracha dans un hurlement de métal, et un homme aussi pâle que maigre -et sa peau était blanche comme neige sale- aux allures de pirate se pencha dans le taxi. Il posa le regard d'abord sur le corps du conducteur, puis sur moi.
« Je suis vivant !, lui criais-je, au cas où.
- 'Tain... Nap' !, cria-t-il à ses collègues en train de démonter le taxi, y'a deux corps dont un qui parle encore ! »
Il sortit de l'ouverture béante, et je les entendis débattre dehors sur mon sort, sans que je ne saisisse réellement les paroles.
Un autre homme se glissa par la brèche; celui-ci portait un long manteau noir roussi par des flammes et un long bandeau blanc enroulé autour du bras. Ainsi qu'un flingue trafiqué qui pointait son œil creux vers moi.
« Bienvenue dans les bas-fonds. Ici, les gens n'ont rien et sont encore moins que ça. Et on n'aime pas trop ceux d'la haute. Tu vas m'expliquer pourquoi je devrais te faire sortir d'ici, avant que je fasse parler Richelieu à ma place.
Je n'eus pas le temps de demander qui était Richelieu qu'il agita son arme devant moi, en ajoutant en sifflant:
- C'est lui, Richelieu. Explique vite.
Je devais soigneusement choisir mes mots pour ne pas finir avec une balle entre les deux yeux. Devais-je dire que j'étais flic pour mettre la pression, ou est-ce que ça me condamnerait ?
- J'ai appelé des secours, gémis-je, et ils ne vont pas tarder.
Il baissa son arme, et me considéra une poignée de secondes avant d'exploser de rire.
Apparemment, ce n'est pas ce à quoi il s'attendait.
Il s'essuya une larme de rire pour me remettre en joue.
« Aaah... t'es mignon. Personne descendra ici pour te sauver. Ils préfèreront te laisser crever plutôt que de s'approcher, ne serait-ce que d'un étage, des Bas-fonds. Autre chose pour te sauver ? Richelieu s'impatiente.
Je tentais le tout pour le tout...
- Je suis flic, ils viendront pour moi. Ils m'ont dit qu'ils étaient en chemin.
- C'est quoi, ton nom ?
- Gal, soufflais-je alors que la barre dentelée qui me traversait la jambe crissait, du fait du démontage progressif de l'engin par les acolytes du sourien.
- T'as trois lettres, tu vaut rien. Même si t'avais le remède contre la faim dans l'monde, ils bougeraient pas d'un étage pour te chercher.
Tu peux être flic, avocat, ingénieur ou pâtissier, c'est bien, mais ici t'es plus rien.
Il actionna le chien de son arme.
- Je te laisse une dernière chance. Après, tous tes problèmes s'envoleront.
- Enquêteur. 'Fin, inspecteur. J'étais sur un cas de meurtre sur sou... sur des habitants des bas-fonds. Un triple homicide avec une forme d'attaque bactériologique... vous êtes peut-être tous en danger. »
Il me toisa avec des soupçons plein les yeux, puis baissa son arme.
« Si tu te fout de nous, je t'ouvrirais la gorge moi-même. Compris ? »
Je déglutis en acquiesçant difficilement.
Il attacha son arme à sa ceinture et souleva la masse qui m'écrasait jusque là, laissant la tige toujours logée dans ma cuisse.
« On s'occupera de ça plus tard. Ici on m'appelle Napoléon, en haut on nous appelle souriens. T'as failli le dire tout à l'heure. Certains t'auraient tué juste pour ça, donc je te préviens maintenant : sourien est un mot tabou. Ici, tu peux nous appeler les "oubliés", "ceux-du-sol", "parias" ou c'que tu veux, mais évite "sourien". »
Il demanda une pince à métaux à ses associés, avec laquelle il coupa la tige dentelée juste au dessus et juste en dessous de ma chair -ce qui me fit arracher des gémissements de douleur- de sorte à ce qu'il ne reste dans ma jambe souffrante qu'un bout ne dépassant que d'un ou deux centimètres de chaque extrémité.
Je sortis donc, épaulé par Napoléon, hors de la carcasse, non sans jeter un dernier regard à Alx qui gisait sur son siège, un filet de sang coulant du coin de ses lèvres, tombant par petites gouttes sur la photo de sa famille.
Dehors, tous les sour... tous les oubliés m'observaient d'un regard mauvais, mais la présence de Napoléon à mes côtés semblait me couvrir d'un peu de sa gloire.
Il me remit au squelette sur pattes qui m'avait trouvé, qui me fit m'asseoir sur une grosse caisse rouillée.
Depuis ici-bas, les tours infinies de Khyberia s'élancent si haut qu'elles masquent totalement le ciel. Seule ma fatigue m'indique, peut-être faussement, qu'il fait nuit là-haut.
Ces mêmes tours gagnent en prestige quand on peut admirer leur base. Environ quinze, peut-être vingt mètres de béton monolithique, qui soutiennent les kilomètres de métal vertical, dressés comme des piliers qui porteraient un plafond voilant la voûte céleste.
Mon regard redescendit sur l'homme à qui Napoléon m'avait confié. Il paraissait à la fois frustré qu'on lui demande de me garder, mais aussi empreint d'une joie flemmarde de ne pas avoir à déconstruire la carcasse avec les autres.
« S'lut, commença-t-il avec une voix brisée par le tabac. Moi c'est Nathanael, tu peux m'appeler Nat'. C'est plus court. Pareil, Napoléon tu pourras l'appeler Nap' quand il te f'ra confiance. J'vais pas t'donner le nom de tout le monde, on est même pas sûrs que tu les r'verras un jour. »
Je restai muet, ne sachant pas quoi dire à mon geôlier.
« Tu t'demande p'têt, comme t'es d'la haute, pourquoi on a des noms à rallonge comme c'te connards de koulaks.
En fait, on n'a pas de nom. On existe même pas. Donc pour les hauts, ils en ont rien à bat' que nos noms soient courts ou pas, on est répertoriés nulle part. Pas de famille, pas de compte, pas de que dalle. Donc si tu veux encore t'appeler Gal, c'est ton droit, mais saches que t'es plus obligé de te limiter.
- J'ai... une question, tentais-je.
- Fais toi plaiz'.
- Y'a aucun moyen de remonter d'ici ?
Il me regarda avec pitié (mais avec la même pitié qu'un parent donnerait à un enfant qui vient de se vautrer), puis m'expliqua avec le même ton:
- Écoute. Je sais pas c'que c'taxi s'est pris, mais c'était violent. P'têt qu'y a eu une panne, p'têt que l'pilote est tombé dans les vapes, j'en sais rien. T'jours est-il que la carlingue a chuté. T'étais vers quel étage ?
- Vers... 10, 12, je sais plus. On serait vers où, ici ?
- En distance, on est à -300. Normalement, les véhicules, ou même les gens en chute libre sont rattrapés par des drones de sécurité vers le -150, mais r'garde ton épave.
J'y jetais un œil. En effet, deux drones de sécurité, accrochés aux restes éventrés du taxi, se faisaient soigneusement démonter par l'équipe de maraudage. Ils avaient souffert de l'impact, mais restaient en plutôt bon état.
Ils faisaient environ la moitié du taxi lui-même, et ressemblaient vaguement de loin à des scarabées mécaniques avec des hélices dans les élytres.
- Donc là, reprit Nathanael, déjà, ça a pas mal amorti ta chute. Normalement, ça ralentit suffisamment pour que vers -250, c'est à partir de là où plus personne vit, un filet de rattrapage arrête la chute, et ensuite des drones plus gros remontent le tout. Dans ton cas, la carlingue tombait tellement vite que ça a dû trouer le filet. Mais ça t'a suffisamment ralenti pour que ça explose pas dans tous les sens à l'impact.
Et quand bien même ç'aurait pas explosé, t'aurais pu être broyé, tranché, écrasé, éjecté, ou encore éclaté en des centaines de petits morceaux de viande. Donc rend-toi compte que tu as une chance inestimable d'être encore en vie. Et si tu te plains, dis-toi que t'es mort, est que là, t'es en enfer.
Et puis, ajouta-t-il pour lui-même, tu nous amène quand même trois carcasses en plutôt bon état...
- Mais... y'a vraiment aucun moyen de remonter ?
- Si tu veux vraiment reprendre ta vie d'avant, y'a des moyens. T'as des passeurs qui te font monter incognito, mais c'est cher. Et souvent ils te jettent par dessus bord. T'as déjà une identité légale, toi. T'as des implants ?
- Un cœur.
- Ok. Tant qu'il bat, ils savent que tu es en vie.
Sinon, tu peux tenter de prendre un véhicule pour remonter, mais j't'avouerai qu'entre le filet et les drones -y'en a qui sont armés-, c'est pas conseillé. Ou alors, la milice peut te faire monter. Mais la milice tire avant de parler, donc c'est chaud. Comme tu viens d'en haut, t'as une chance. Pour ceux qui sont nés en bas, c'est mort. »
L'équipe des oubliés avait fini le démontage du taxi et le remorquage des deux drones, et nous fit signe qu'il était temps d'y aller.
Je pouvais marcher, malgré la tige et le bras cassé. Nathanael me suivait, plus pour assurer que je ne m'enfuie pas que pour m'aider à avancer.
Après quelques minutes, du haut d'une crête de roche, un gigantesque cratère s'étalait devant nous, dans lequel s'était nichée une ville entière, entourant les piliers qui la traversaient.
Napoléon se posta à côté de moi.
« Je te présente Aemaq, repère des âmes perdues. »
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