6
À mon réveil, les rayons du soleil envahissaient déjà la chambre et mon corps gardait des séquelles du lit. Sans prise de gueule, je me dirigeai sous la douche décrasser mes dents, prendre un bon bain, me vêtir et descendre au rez-de-chaussée. Une musique radiodiffusée adoucissait l'espace. Je trouvai Bertha devant l'évier en train de cuisiner, au rythme de la musique. Elle remuait son popotin tout en tournant le contenu d'une casserole avec une cuillère, et prenait le malin plaisir à faire des gestes brusques et imprévisibles : un coup de poing par ci, un coup de coude par là. Il ne manquait pas beaucoup pour qu'elle se mette à hurler comme une folle.
Plongeant encore une fois dans le décor de la cuisine, mais avec plus de sang-froid, je remarquais que ces décorations distillaient la paix. Quels adultes peintureraient des montagnes sur les murs de sa cuisine ? Voilà bien un atout qui se perdait. Ça avait le mérite d'être vivant. Trop dévoué à sa "chorégraphie" j'ai été obligé de me racler la gorge pour signaler ma présence. Elle sursauta et se retourna dans un mouvement brut. Je m'excusai avec de belles paroles et fis en sorte de cacher ce rire qui enflait mes joues. « Mais vous dansez bien, très bien même. » J'en faisais trop. Elle me sourit et me proposa des omelettes au fromage. Les festivités d'hier soir avaient laissé des traces néanmoins, j'acceptai. Ça sentait trop bon pour ne pas attiser ma gourmandise.
Je profitai de la dégustation du plat pour la questionner sur cette parure attrayante.
— Ah ça, ce n'est que la passion d'une petite mamie qui voulait faire plaisir à ses petits-enfants.
— Vous êtes grand-mère ! Ça ne se voit pas, vous semblez si jeune.
Elle me demanda d'arrêter mes flatteries sous peine de représailles. Oups, grillé !
— En tout cas, c'est magnifique. Ce n'est pas donné à tout le monde d'avoir une cuisine comme ça.
— Si tu le dis.
Elle me fit savoir que son mari était parti faire sa tournée matinale dans sa bagnole : un de ses passe-temps favoris. Une fois le plat terminé, elle m'ordonna de patienter le temps qu'elle termine de faire un petit brin de rangement avant de passer à sa promesse. Dix minutes plus tard, je la suivais dans un petit couloir dont les murs agrippaient une multitude de photographies : pour la plupart, des photos de Bertha et d'Harry plus jeunes et plus radieux, accompagnés d'enfants dont les regards malicieux stipulaient un lien de parenté. Le couloir débouchait sur une pièce à la fois grande et petite. Elle était parfumée d'une agréable odeur de peinture fraîche et possédait une étrange force qui déclarait qu'on venait d'entrer dans un autre univers.
Grâce à ses trois fenêtres, et ses murs multicolores, la visibilité n'était pas en manque. Des dizaines de tableaux reposaient sur le sol, adossés aux murs, sur une table en bois, sur les pieds de cette table, bref partout. On remarquait deux étagères qui contenaient des seaux de peinture, des pinceaux de multiples dimensions. Des taches de peinture étaient fréquentes sur le sol. Le désordre régnait dans les lieux comme il pouvait régner dans la tête d'un fou.
— Bienvenue dans ma salle d'évasion, argua-t-elle en ouvrant les bras ? Contemple, mais ne touche pas.
— C'est magnifique, dis-je en m'arrêtant devant un tableau qui représentait un coucher de soleil.
Elle débita un maximum de données sur sa profession et sur sa carrière : 30 ans déjà. À ses dires, son nom apparaissait dans diverses grandes expositions et que oui, elle vivait de sa passion.
— Vous voyagez beaucoup ?
— Pas vraiment, mon travail se fait à domicile. Bon assez de bavardage et mets-toi là.
Elle désigna un petit tabouret inconfortable et commença à installer ses matériels. Elle perdit deux ou trois minutes à ajuster selon son désir et une autre série à mixer les peintures. Je perdis patience quand elle se figea avec son pinceau à la main, poussant à croire que le premier trait, l'apeurait. Pourtant, ce n'était rien comparé au tourment qui allait m'arriver. Je fus obligé à rester des heures sur un disque dur, immobile comme un piquet. Les heures d'entraînement de l'interminable vol Londres-Sydney m'aidaient un peu ; mes fessiers devenaient de plus en plus résistants. Comme si mon corps n'attendait que ça, il m'envoyait toutes les démangeaisons qui me contraignaient à me gratter ou à bouger, au grand dam de l'artiste. Un véritable calvaire.
Mais le résultat en valait la chandelle. Composé d'une bonne dose de délire, mon portrait attirait le regard. Bertha s'était laissée séduite par certains fantasmes. Elle m'injecta une multitude de couleurs au visage en respectant une symétrie parfaite. Ma mine semblait fragile, garnie de tous ces cristaux multicolores. Un petit geste brusque et tout s'effondrerait. Une œuvre d'art magnifique.
Après avoir mis le tableau sécher à des rayons de soleil instable, elle versa un petit verre de rhum, caché dans un petit buffet au coin de la pièce, et me le tendit.
— Prends-le, tu l'as mérité, avait-elle dit.
Dans ce moment qui enflammait ma langue et offrait à mon corps quelques coups de fouet, j'observais toujours l'œuvre.
— C'est joli. Comment avez-vous fait pour le terminer en si peu de temps ?
Oui, deux heures semblaient petites comparer à ça.
— Faute à l'habitude. Je m'exerce depuis des années à faire ces genres de chose.
— Je ne suis pas un gourou de la peinture certes, mais je n'ai jamais vu ce style.
— Naturellement, s'enquit-elle avec toute la fierté qu'une voix pouvait contenir. Ce style est personnel, ça fait vingt ans que je le perfectionne.
— Vingt ans ! C'est beaucoup.
— En effet, mais que veux-tu, j'aime ça. Il n'est pas donné à tout le monde de vivre de sa passion.
— Oui, larguai-je un peu blasé en pensant à ma mère.
— Je suis fait pour les pinceaux et les pinceaux sont faits pour moi.
Comme je ne disais rien, elle continua.
— J'aime apporter des couleurs aux gens. Ils en ont besoin même s'ils ne se rendent pas compte de ça.
— Ce dont on a le plus besoin, sans vouloir vous contredire, c'est que les problèmes nous foutent la paix et nous laisse profiter de la vie.
— Les problèmes font partie intégrante de la vie et ne disparaissent qu'avec la mort.
Je regardai la bouteille de whisky frappé par les rayons du soleil.
— Vous avez trop raison.
Elle hocha la tête aussi pensive que moi avant de soupirer. Elle m'indiqua que le tableau prendrait trois à quatre heures pour sécher et qu'après, elle m'appartiendrait. Toujours avec cette bonne et vieille politesse comme source d'inspiration, je lui proposai de l'acheter. Dans le fond, je partageais l'une des idéologies d'Harry : « Il faut chialer pour être payé. » Et « quand on chiale pour quelqu'un, il faut être payé. » Mais elle m'en dissuada. Comme je gardais un œil sceptique sur l'affaire, elle déposa sa main sur la mienne et me dit que c'était un geste égoïste de sa part. « En fait, tu me rappelles beaucoup l'un de mes petits-fils. » Chuchota-t-elle avec les yeux plein d'étoiles.
Frappé par ce geste aussi généreux, je la remerciai et déposai un œil nouveau sur le tableau. Je ne pouvais pas refuser désormais. Pour relancer la conversation, je lui demandai ce qu'il lui était arrivé. Elle garda le silence durant plusieurs secondes, but une dernière gorgée avant de me dire de la suivre. Elle m'amena dans le grenier de la maison, plus poussiéreux que jamais. Diverses boîtes en carton reposaient sur le sol, une vieille bicyclette, une batte de baseball, des vieilles consoles, des poupées et de tas d'autres objets démodés. Bertha alla fouiller dans l'une des boîtes avant de sortir un petit encadrement qui affichait un petit garçon souriant tenant en main un cornet de glace. Je comprenais le lien avec lui et moi, du point de vue de Bertha. On se ressemblait à des détails prêts. Je ne voulais pas continuer dans le plein de révélations et précisai qu'elle n'avait aucune obligation de me dire quoi que ce soit. « Un accident de voiture » dit-elle en s'efforçant de sourire.
Elle laissa le silence envahir la pièce comme s'il était la plus juste expression de son cœur. Les douleurs liées à la perte de quelqu'un que l'on aimait, j'en ai connu. Et je savais à quel point cela s'avérait difficile d'en parler. C'était comme si l'on se mettait à ouvrir une plaie fermée à coup d'aiguille maladroite. Et auquel on n'arrêtait pas de créer des tas de scénarios composés de si et de peut-être. Cette fois, c'est moi qui déposai une main sur la sienne avant de finir par une douce étreinte qui dura un bon moment. Elle me remercia.
— Ne vous inquiétez pas, c'est un geste tout à fait égoïste de ma part. Déclarai-je.
Grâce à cette découverte personnelle, je m'étais mis à l'aise dans ma tête et dans mes actions. Si à l'aise, que quelque temps plus tard, je me retrouvais sur le canapé du salon à regarder un film d'action saisissante. Plongé à fond, je ne remarquai pas Harry qui rentra le visage radieux. Encore moins la jeune blonde qui l'accompagnait. Harry émit un petit raclement joyeux avec sa gorge ce qui m'empêcha de voir un magnifique coup de poing. Un mal pour un bien, cette magnifique vue, qui se trouvait devant moi, me récompensait.
Avec ses longs cheveux blonds, et son visage étiré, elle méritait le titre de belle femme. Entre les vides de ses mèches, je pouvais entrevoir un front plat qui surmontait une paire de fine, voir inexistant sourcil. Contrairement à ses cils. Ses yeux étaient de couleur verte et me faisaient penser à celle des reptiles. Elle possédait un petit nez en pique qui dominait une bouche fendue couverte sous des tonnes de rouges à lèvres. Ce qui m'intrigua vu que son visage ne semblait pas être couvert de quelconque artifices.
— Bertha, nous avons une nouvelle cliente. Tonna Harry aussi fort qu'il le pouvait pour couvrir le son de la télé tandis que je souriais à cette femme.
Ce fut là. L'un de mes tous premiers gestes, qui m'ouvrait une route pour l'enfer.
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