5
Un peu plus tard, quand le ciel se maquillait d'étoile et de lune, Bertha m'invita à venir dîner. Mon ventre domptait un joli choral, donc, ce fut avec un plaisir caché que j'acceptai. Dès les premières marches qui descendaient au rez-de-chaussée, je réalisai que cela aurait été de la folie de refuser. Une odeur embaumait l'air. Une odeur à entremêler les tripes et à faire rêver les papilles. De la bouffe à l'état vapeur. Garder un self-contrôle de mes sens et ne pas montrer ma gourmandise allaient être durs.
Le bourdonnement d'un appareil électronique s'éparpillait dans le salon. Harry regardait la télé, avec un pack de bière givré près de son pied. Quand il me remarqua, il me fit un petit signe de la main, tel un élève content de retrouver son camarade après les grandes vacances.
— Salut vieux. Bien dormi, tonna-t-il la bouche chargée à bloc ?
J'accueillis son insulte les bras grands ouverts. Moi, vieux ? Il ne voyait pas clair ou quoi ? Si l’on prenait en compte les amas de poussière et du lit aussi dur que du fer, j'aurais dû dire non. Mais on savait tous que la politesse nous poussait à mentir. Je hochai la tête en spéculant que c'était l'une de mes meilleures nuits en Australie. Il sourit à cette nouvelle avec une bonne gorgée de bière et un soupir gelé. Il n'en fallait pas beaucoup pour qu'il se lève et crie comme un matelot ivre : « Oh, oh. Moussaillon, content pour toi. » Juste une impression. En m'asseyant sur le canapé, la fenêtre qui donnait sur la rue d'en face et un petit carrefour attira mon regard. On y voyait briller les lumières de quelques maisons.
Harry me parla des talents culinaires de sa femme accompagnée de deux ou trois anecdotes. Je ne me rappelais pas de tout ce qu'il avait dit, mais apparemment, toutes les personnes ayant goûté à ses plats devenaient folles de bonheur. Une fois ses paroles épuisées, il soupira encore une fois en me proposant une bière. Je lui informai avec toute l'humilité du monde que l'alcool et moi, ça faisait deux. Toutefois, cela ne l'empêcha pas de me lancer des yeux méprisants. « Il se prend pour qui celui-là ? » Semblaient-ils vouloir dire. Il ne parla plus. Et comme cela devenait un peu gênant pour moi, je me concentrai sur le journal télévisé qu'on présentait. Cinq minutes après, Bertha débarqua dans le salon et annonça que les assiettes n'attendaient que nous.
La salle à manger dévoila une touche unique et détachée du reste de la maison. De jolies petites fleurs de toutes les couleurs dessinées à la main (une main très douée) gravaient les murs. On aurait dit une garderie. L'évier et les ustensiles de cuisine occupaient toute la longueur d'un mur et portaient, eux aussi, leur petite touche. À l'opposé des plafonds marron des autres pièces, le sien était d'un blanc trop brillant pour ne pas ennuyer les yeux. Au centre se trouvait une table rectangulaire, accostée de six chaises, garnie de mets : un bol de riz blanc, quelques cuisses de poulet, du poisson frit, des légumes, de la purée de pois et d'autre chose que mes yeux voyaient pour la première fois. Les multitudes de plats qui dormaient sur la table me frappèrent que lorsque je fus installé sur une chaise. Il y avait là de la nourriture pour tout un régiment.
Cet air de fête me mettait mal à l'aise. J'avais les mains un peu engourdies et mes gestes se révélaient brusques et quelques fois maladroits. Sûrement, à cause des regards que Bertha me lançait par intermittence.
— Tu fais la prière, Harry ? demanda-t-elle avec un ton qui frôlait l'autoritaire.
— Si tu veux.
Blook mit sa bière près de son pied avant de baisser la tête et de fermer les yeux.
— Notre père qui est dans le ciel. Nous te remercions pour cette journée que tu nous as permis de passer. Dans la sueur, mais ça précise au moins que nous avons toute notre tête. On est réunis autour de cette table pour décrasser quelques assiettes et avoir de quoi faire du compost...
— Harry ! héla sa femme.
— Désolé, désolé. Permettez-nous de ne pas nous étrangler et de jouir de ce moment. Donne un peu à ceux qui n'en ont pas, et beaucoup plus à ceux qui en ont. Amen !
Je mettais les pieds dans une église que pour des raisons de force majeure : mariage, enterrement... Mais l'expérience importait peu pour comprendre que ce bon vieux Harry se foutait de quelques principes de base dans une prière.
Les hostilités débutèrent envers les ustensiles et leur contenu dans un clin d'œil. Les bruits des fourchettes, des cuillères, des couteaux et autres se levèrent et me rappelèrent quelque chose de... familier. Ou qui aurait dû m'être familier. Voilà peut-être la raison de toute cette maladresse. Je peinais à prendre une cuillère de riz, mettre les dents sur une cuisse de poulet ou avaler de la purée sans laisser couler quelques gouttes. On aurait dit un repas de famille. J'avalai de travers en faisant ce parallèle. Les regards de Bertha et de Harry suivirent tout de suite.
— Y a-t-il un problème avec mes plats ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils.
Je répondis qu'elle se trompait et qu'au contraire ses plats étaient des délices. Ce n'était pas de la politesse. Elle profita de cette réponse pour lancer la conversation et mettre un peu d'animation dans la pièce.
— D'où venez-vous ?
— De Londres.
— Tu es anglais ? immisça son mari.
— Comme cette ville se trouve en Angleterre...
— Je me disais que seul un Anglais pouvait être assez stupide pour se laisser berner par Harry de la sorte. Vraiment ? Une auberge dans une zone résidentielle ?
Elle se mit à glander avec douceur, suivie quelque temps plus tard par son mari. Un peu gêné, je me redressai de ma chaise et passai une main sur la gorge. Les doutes qui commençaient à disparaître surgirent de nouveau et je me demandai si une lumière dangereuse ne luisait pas dans leur regard. Mais non, il n'y avait aucun plaisir malsain. Alors je fus obligé de demander le pourquoi d'un tel mensonge. Ils me demandèrent de desserrer les dents, car il n'y avait rien de suspect.
— En fait, on avait eu cette idée quelque temps auparavant. Comme tu l'as peut-être remarqué, tout ici est trop grand pour nous deux. Nous recevons très peu de visite et nos enfants sont trop occupés à bâtir leur vie. Dans ces conditions, on se sent seul. Alors l'idée d'ouvrir une auberge nous a frôlé la tête.
— Ta tête, coupa son mari. Moi, je me sens bien. Loin du monde, loin des emmerdes.
— Tu es sûr ? Pourtant, c'est toi qui l'as amené...
Adolescents, l'espace, le luxe, le vide de la maison familiale usaient mes nerfs de façon inquiétante. Je me rendais compte de ma solitude lors des absences de ma mère. Voilà pourquoi, je restais le plus longtemps possible dehors et me vouait corps et âme à toutes les activités extrascolaires intéressantes. Si ce même sentiment d'abandon, d'inutilité, de ne compter pour personne les dévorait le cœur, comment les en vouloir ?
— Pourquoi tu es partie aussi loin de chez toi ? questionna Bertha en remarquant mon air rêveur.
— Je suis venue passer du bon temps, prendre un peu d'air.
Harry s'arrêta de manger et me regarda avec un air drôle tandis que sa femme lançait un petit rire sournois.
— Mais il n'y a pas que ça, finit-elle par lâcher en essayant de me transpercer avec ses yeux.
Silence.
— En effet. Mais c'est personnel.
L'imagination de Harry s'emballa sur le coup. Ou ce n'était que la bière qui la mettait dans un état second. Il échafauda toute une histoire de mafia, de deal et de chantage. « Alors combien dois-tu ? », questionna-t-il en levant ses sourcils par intermittence. Heureusement, Bertha vint à ma rescousse et intimida Harry de la boucler sous peine de coup de poêle. Nous nous concentrâmes par la suite sur nos plats et sur le maximum de niaiseries que pouvait contenir une conversation à trois. On échangea sur le soleil du pays, ses plages. Le choix entre un chien et un chat, le meilleur réseau social qui violait la vie privée de ses utilisateurs. Du bonheur à déguster les plats d'Australie et de tas d'autres sujets. L'air se fit léger et je me sentais bien.
Harry était en fait un mécanicien qui essayait de garder sa passion allumée en utilisant les opportunités qu'offraient le XXIe siècle. Bertha, quant à elle, était une peintre toujours en activité à laquelle je suis parvenue, contre mon gré, à obtenir une séance.
Le temps se feuilleta à mesure que les mets disparaissaient. Une fois terminé et le ventre chargé à bloc, je remerciai mes hôtes et insistai pour les aider à débarrasser la table. « Tu vois, c'est ce qu'il faut faire quand tu termines de te goinfrer. », lançait Bertha à son mari. Ce dernier n'émit qu'un petit grognement avant de récupérer sa bière sous la table et de s'en aller.
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