35

   Quelque chose se brisa en moi. Mais quoi ? Peut-être la ferme assurance de sortir indemne dans cette histoire. La vue du sang était pour beaucoup. Étalé sur la céramique blanche, il brillait de toute sa splendeur et m'intimidait. Voilà une étape de franchie, la prochaine fois ce sera... Pourtant, cette scène aurait dû m'enlever un poids sur le cœur. Une balle dans la jambe ne tuait pas. En tout cas, cela donnait le temps de se soigner. Mais là, voyant Jennifer par terre, les mains baignant dans son propre sang, je ne savais pas quoi penser. Ce fut la voix de Jennifer qui me ramena à la réalité. « Apollo ». Sa voix restait aussi douce qu'une mélodie et me fit frissonner de la tête aux pieds. Instinctivement, je me jetai à genoux, et lui murmurai à l'oreille : « Tu ne me connais pas, ok ». J'agissais en électron libre et il me fallut plusieurs secondes pour comprendre pourquoi. Elle me répondit avec des yeux incompris et allait me demander pourquoi, mais Sarah vint nous rejoindre d'une démarche chancelante. Elle passa le dos de sa main sur son front, gratta sa tempe avec la bouche de son revolver et fit encore un pas vers nous.

— Ça y est ? Tu es contente maintenant ? Regarde ce qui est arrivé par ta faute. On ne t'a jamais dit de ne pas trop fouiner.

   Elle me flanquait la trouille. Son visage restait calme, néanmoins sa voix la trahissait. Les sons ne sortaient pas comme ils le devraient. On dirait qu'elle manquait de souffle. J'aurais dû être en colère après elle, l'insulter, la traiter de chienne et de tout autre truc qui devrait la marquer. Mais je ne savais pas trop ce qui marquerait une folle aux traits d'assassin. En plus, quoique son index ne caressait plus la gâchette, l'arme lui collait toujours à la main : un argument de taille.

— C'est mon job de fouiner là où il ne faut pas, râla Jennifer.

— Eh bien aujourd'hui, t'en as pour ton compte.

   Un spasme parcourut ma poitrine. L'ignorance primait dans ma tête, pourtant, je me sentais de trop dans cette conversation.

— Tu donnes raison à tes parents en agissant de la sorte. Tu es... Dangereuse.

— Je ne suis pas dangereuse.

— Oui, tu l'es.

— Non, rétorqua Sarah qui tordait ses lèvres en secouant sa main armée.

— Oui.

— Non.

   Avant qu'elle ne puisse poursuivre par une réponse plus qu'évidente, je secouai Jennifer et essayai de l'avertir de ne pas mettre plus d'huile sur le feu à travers mes yeux. Sarah comprenait peut-être que cet acte la mettait dans de beau drap, mais rien ne garantissait qu'elle ne recommencerait pas. Très intelligente, elle comprit le message.

— Alors pourquoi viens-tu de me tirer dessus avec ton putain de pistolet ?

   Elle réfléchit quelques instants.

— Parce qu'une certaine personne ne semblait pas être en mesure de fermer sa gueule.

   Enfin le tacle que j'attendais. Au fond, je me sentis soulagé, car la conversation prenait une tournure plus ou moins normale. En-tout-cas, avec moi au premier rôle. Les répliques mille fois tournées dans ma tête n'attendaient que le feu vert pour sortir. Tout  ça ressemblait à une audience. Sarah jugeant avec son arme pendant, celui ou celle qui devait avoir une balle comme punition. Moi en tant que victime et avocat, tentant de convaincre que toute cette affaire ne valait pas la chandelle. Et Jennifer... Une appelée à la barre surprise.

   Mais, à cet instant où le sang d'une femme s'écroulait au compte-goutte, l'heure n'était pas aux explications. Bien sûr, j'aimerais trouver le fil de ce labyrinthe pour voir un peu plus clair. Pourquoi parlait-elle comme ça à la femme qui venait de la tirer dessus ? Comment cela se faisait-il qu'elle se trouvait là ? Je me sentirais tellement mal si elle m'avouait qu'elle avait senti que quelque chose clochait et qu'elle était venue s'assurer que tout allait bien. Quand bien même qu'elle appartiendrait à un service de renseignement, cela n'expliquerait pas qu'elle ait parlé des parents de Sarah. Une fois compris que je me perdais dans mes propres raisonnements, je soupirai et envoyai tout dans un petit coin. "Pour plus tard les explications, ok". Il fallait soigner Jennifer. J'ignorais ce que faisait une balle déchirant des muscles, mais sûrement pas soupirer de bonheur.

— Vraiment Sarah, tu penses que c'est l'heure de lancer tes inepties ? Elle saigne et perd du sang. Il faut qu'on l'emmène à l'hôpital.

   La dernière phrase n'aurait jamais dû sortir de ma bouche. Impossible que cela se réalise. Toutefois, le mal était fait. Il fallait donc s'y accrocher.

— Wow, wow ! À l'hôpital, dis-tu ? Tu me prends pour la première des idiotes ou quoi ? Pourquoi ne pas juste me passer un nez rouge.

— Tu viens de tirer sur quelqu'un. Bien sûr que tu es idiote.

— J'avais le choix entre une balle dans la tête ou dans la jambe. Elle devrait s'estimer heureuse. Une fouineuse obtient toujours ce qu'elle mérite.

   Je mimai la surprise, mais au fond, je savais ce qui se passait dans sa tête. Si toutefois, cela s'avérait nécessaire, Sarah appuierait sur la gâchette.

— Tu n'as pas honte. Aie au moins un peu de retenue. Dire que tu comptais tuer quelqu'un avec autant d'assurance fait de toi déjà un monstre.

— Oh, mon beau, ne prends pas ces grands airs avec moi. Si tu l'avais fermé, elle n'aurait jamais eu...

   On tournait en rond et mon petit doigt me disait qu'on venait à peine de commencer. Les sons parvenaient à mes oreilles, mais j'essayais de ne pas les entendre et me tournai vers Jennifer. L'envie me démangeait de la rassurer par des mots doux, lui dire de ne pas s'en faire. Mais je ne voulais pas éveiller les soupçons de Sarah. Et puis elle saurait que je n'y croyais pas une seule seconde. Elle lisait en moi comme dans un livre ouvert. Alors, je me contentai de ce message optique. Quand Sarah finit par épuiser ses mots, je lui demandai ce qu'elle comptait faire. Et dans toute sa splendeur, elle me répondit qu'elle allait la soigner sur place.

   Heureusement pour Jennifer, la balle ne fut pas trop de dégâts. En fait ce n'était qu'une éraflure importante. Ce fut d'un tel soulagement que je poussai un soupir sur le visage de Jennifer. Comme ça, Sarah pouvait aller mettre ses airs de docteur autodidacte là où je ne dirais pas. Mais malgré la colère que je lui vouais et cette volonté de chercher tous ses défauts, je ne pouvais nier qu'elle aussi parut soulagée de cette découverte. Cela ne l'empêcha pas de lâcher des expressions plus que maladroits. Comme : « La balle est passée comme dans du beurre » ou « tu vois, tout était sous contrôle ». Elle fit semblant de vouloir vomir avant d'éclater d'un rire guttural. Jennifer, quant à elle, restait beaucoup trop consentante pour ne pas m'inquiéter. Elle n'opposa aucune résistance quand je la ramassai par terre pour l'emmener à ma prison (ordre de mon hôte). Ou quand on lui passa une menotte au poignet rattaché à un fer du lit. Peut-être, était-elle trop étonnée de ce dénouement pour ne pas croire à une grosse blague. Je la comprendrais. Néanmoins, il y avait certaines choses auxquelles on ne pouvait rester insensible. La douleur en faisait partie.

— C'est normal que cela brûle. C'est pour empêcher toute contamination. Justifia Sarah qui versa une bonne quantité d'alcool sur sa blessure.

   Attaché à ce lit, cela me rassura de voir qu'elle s'appliquait à soigner Jennifer. Au moins, cette partie humaine restait intacte. Mais il n'y avait pas du tout de quoi se réjouir, au contraire. Voilà ce tempérament qui la rendait dangereuse. Gentille et méchante, innocente et coupable. Cela me perdait. Après que le sang eût arrêté de couler, Sarah enroula une toile trempée d'alcool sur la blessure, se leva avec le sourire ; satisfaite de son ta lent d'infirmière. Elle récupéra son arme laissée au pied de la porte, puis vint mettre les menottes à nos deux poignets. Je toisai toutes ses mesures de sécurité en pensant que jamais plus, je n'aurai l'occasion de tordre son cou.

— Et maintenant ? demanda Jennifer avec la voix éraillée. Respirant à pleins poumons sur le lit, je devinai l'effort qu'elle fournissait pour rester calme.

— Maintenant, tu vas faire un bon gros dodo. Cela va te requinquer.

— Arrête de te foutre de ma gueule ! Tu sais très bien que tu ne vas pas pouvoir me garder ici. Ils sont au courant, tu sais.

   Sarah ferma un œil et fit une grimace. Rien de mieux pour exprimer sa puérilité.

— Je n'en ai rien à foutre de mes parents. Je suis majeure après tout ? J'ai le droit de faire ce que je veux.

— Tu es folle. FOLLE !

   Elle se pencha vers moi pour me servir un baiser langoureux. Le regard collé sur sa face, je percevais les yeux vifs qu'elle lançait à Jennifer. Et merde ! Une fois épuisée, elle se redressa avec un rire en coin, prit la direction de la porte pour dire tout en la fermant.

— J'espère que tu as compris. Donc pas touche !

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