Cœurs Éteints
COMMENT EST-CE QU'ON AIMAIT ?
Cette question se tournait, se retournait, dans l'esprit embrumé de Nuage de l'Eclipse.
Comment est-ce qu'on aimait ? Que cela signifiait-il ?
Autour d'elle, elle voyait Nuage Songeur, son frère, soupirer d'envie lorsque Nuage de Torrent, sa meilleure amie, passait devant lui. Chaque jour, elle voyait Nuage de Torrent et Nuage Virevoltant, sa sœur, se jeter des œillades amusées.
Chaque jour, elle dévisageait son reflet dans les eaux troubles du lac et avait envie de se jeter dedans.
Chaque jour, elle se sentait plus seule que jamais.
Nuage de Torrent, sa seule et unique amie, l'abandonnait a la moindre occasion pour rejoindre Nuage Virevoltant.
Nuage Songeur avait toujours plus la tête dans les étoiles, dès qu'il songeait à l'élue de son cœur.
Nuage d'Algue la dévorait toujours de ses yeux verts, et elle en souffrait tellement...
Nuage de l'Eclipse, elle, ne savait plus quoi faire. Ne savait plus qui être.
Personne ne lui prêtait attention, pas même sa mentor, Menthe Aquatique, trop occupée à flirter avec Moustache de Campagnol pour se préoccuper réellement de sa protégée.
Nuage de l'Eclipse avait sans cesse l'impression d'appartenir à un autre monde que le leur.
Aujourd'hui encore, Nuage de Torrent l'avait laissée pêcher seule, alors qu'elle avait tant besoin de son amie.
Mais jamais elle ne viendrait, non, jamais elle ne sortirait de son histoire d'amour folle avec Nuage Virevoltant.
Jamais Nuage de l'Eclipse ne pourrait la comprendre.
Tout ça, l'amour, les ronrons, les caresses...
Elle ne le comprendrait jamais.
Ces jeux-là la mettaient plus mal à l'aise qu'autre chose, elle n'en voyait absolument pas l'intérêt.
La jeune chatte plongea la patte dans le lac, en sortant une truite bien juteuse.
Si seulement Nuage de Torrent voyait ça...
Non. Nuage de Torrent ne verrait jamais sa truite, non, Nuage Virevoltant l'accaparait trop pour qu'elle se préoccupe de la taille des proies de son amie.
Encore une fois, Nuage de l'Eclipse sentit les larmes la gagner.
Encore une fois, Nuage de l'Éclipse plongea sa patte dans les eaux glaciales.
Encore une fois, un poisson en jaillit.
Encore une fois, la jeune apprentie senti son cœur se déchirer en mille morceaux.
Le regard pétillant de son amie lui manquait.
Son coup de museau amical lui manquait.
Leur discussions poétiques lui manquaient affreusement, horriblement.
Nuage de Torrent lui manquait tout entière.
Elle avait besoin, enfin, d'hurler, de crier, de pleurer, de déchirer l'écaille de ce poisson qui saillait entre ses griffes, elle voulait le déchiqueter, elle voulait briser sa vie d'un coup de griffes.
Mais jamais, au grand jamais, elle ne pourrait le faire.
Elle se sentait trop seule pour cela.
Combien de temps resta -t-elle donc là, à attendre que la rosée matinale ne la cueille doucement ?
Elle ne le savait pas.
Combien de temps resta -t-elle donc là, à dévisager les eaux du lac avec l'envie de se jeter dedans, de transpercer les étoiles qui s'y reflétaient ?
Nul ne le saurait.
Le sommeil ne vint pas la hanter, cette nuit-là, elle avait trop mal pour dormir.
Comment un cœur pouvait-il être à ce point insensible et brisé ?
Pourquoi ne pouvait-elle donc pas ressentir l'amour, comme tous les autres félins ?
Pourquoi souffrait-elle donc autant de l'absence de Nuage de Torrent ?
Non. Elle n'aimait pas la chatte a la robe grise. Non, elle ne se sentait pas vibrer comme vibrait Nuage Virevoltant à son approche, comme ronronnait sa sœur quand elle pensait à elle.
Seulement... Son sentiment amical était si puissant, si riche, qu'elle se sentait vide sans le rire moqueur de son amie.
Mais Nuage de Torrent se fichait d'elle comme elle se fichait d'une libellule sur la berge, alors pourquoi s'accrocher tant que cela à cette chatte ?
Non. Nuage de Torrent allait venir, c'était sûr. Nuage de Torrent viendrait la chercher, la déterrer de son silence dans un sourire taquin, en lui donnant une pichenette du bout de la queue, en la traitant de cervelle de grenouille.
Alors Nuage de l'Eclipse se résigna à l'attendre encore une fois, se résigna à attendre que son amie arrive, se résigna à rester immobile un peu plus longtemps dans l'espoir qu'elle ne vienne la sortir de sa solitude.
Elle attendit encore un peu plus, le cœur battant à tout rompre, elle attendit encore plus longtemps, l'âme en peine, déchirée un peu plus chaque seconde par la solitude.
Nuage de Torrent ne vint pas.
Non.
Elle ne vint pas la voir, elle ne vint pas lui adresser son ronron espiègle, elle ne vint pas se presser doucement à elle pour la rassurer que même son amour avec Nuage Virevoltant ne la couperait pas de son amitié.
Chaque seconde qui s'écoulait semblait durer des lunes. Chaque seconde qui s'écoulait la laissait encore un peu plus brisée, la laissait encore un peu plus fondre sous la chaleur écrasante de sa honte, de son désespoir.
Un bruit la fit vivement sursauter.
"Nuage de Torrent ?"
Non. Nuage de Torrent ne possédait pas ce pelage, cette démarche.
C'était Nuage d'Algue.
-- Salut, Nuage de l'Eclipse. On te cherche partout depuis hier...
On ?
Le cœur de Nuage de l'Eclipse, ce fichu cœur incapable d'aimer, battit un peu plus fort dans sa poitrine.
-- Nuage de Torrent aussi ...?
Elle ne désirait pas vraiment une réponse. Elle ne désirait pas vraiment savoir si son amie de toujours l'avait cherchée, elle ne voulait pas savoir si elle avait juste remarqué qu'elle avait passé la nuit hors du camp.
Elle redoutait, elle redoutait la réponse du frère de la femelle grise, elle redoutait la réponse de Nuage d'Algue plus que tout.
Mais le petit mâle noir se contenta de secouer la tête.
Et le cœur de l'apprentie noire et blanche, quelque part, se brisa un peu plus.
-- Elle... Est rentrée tard hier soir après sa ballade avec Nuage Virevoltant et... Elle ne s'est pas encore réveillée.
Les épaules de Nuage de l'Éclipse s'affaissèrent encore un peu plus, elle sentit ses espoirs s'éteindre d'un coup et se répandre en fragments coupants dans sa poitrine déjà à vif.
-- Viens, on rentre. Allez...
Les yeux avides de Nuage d'Algue, ses moustaches tremblantes de désir, la figeait sur place.
Comment pouvait-on être à ce point effrayant en partant d'un sentiment sensé être si pur ?
La jeune apprentie recula, apeurée par le ton insistant du chat noir.
--Je... J'ai besoin de réfléchir encore un peu. Dis aux autres que je suis là mais... Laisse moi tranquille.
Nuage d'Algue hocha tristement la tête et s'en fut, sans un commentaire, tête et queue basses, l'air plus abattu que jamais.
Nuage de l'Eclipse se sentit plus inutile, plus sans cœur, plus horrible que jamais.
Comment pouvait-elle donc juger que personne ne prêtait attention à elle, alors que Nuage d'Algue lui, la trouvait toujours ?
Comment pouvait-elle être si effrayée de l'amour que lui portait le novice sombre ?
Comment pouvait-elle donc être à ce point sans cœur ?
Pourquoi ne pouvait-elle donc pas ressentir le moindre sentiment envers cette personne qui tentait d'être là pour elle alors qu'elle tentait lamentablement de s'en séparer par peur de ce ledit sentiment ?
Elle se sentait plus perdue que jamais.
Personne ne la comprendrait jamais.
Personne ne la considérerait comme fréquentable une fois que son secret aurait éclaté au grand jour.
Personne ne pourrait s'attacher à elle une fois qu'elle aurait explosé.
Jamais plus Nuage de Torrent ne lui adresserait la parole une fois qu'elle aurait découvert que son amie ne pouvait tout simplement pas tomber amoureuse.
Est-ce que je pourrai un jour devenir guerrière ?
Depuis qu'elle était petite, elle entendait sa mère adoptive, la mère de Nuage de Torrent et de Nuage d'Algue, Échos des Neiges, lui parler de son histoire d'amour avec Aile de Merle, de lui narrer d'une voix rêveuse le rôle d'une femelle dans un Clan, celui de se battre poil et sang pour sa tribu, d'enfanter des chatons vigoureux et ensuite se battre encore plus fort pour les protéger et qu'ils puissent vivre en paix.
Quand elle était petite, elle ne comprenait pas ce sentiment amoureux, ne comprenait pas pourquoi les félins du Clan se tournaient autour.
Écho des Neiges la réconfortait, lui ronronnait que cela était normal, que jamais à son âge elle n'aurait compris le sentiment amoureux.
Autrefois, elle riait avec Nuage de Torrent de cela, elle s'amusait à se moquer des adultes qui se collaient les uns aux autres dès qu'ils revenaient de patrouille.
Mais maintenant, elle ne comprenait toujours pas, elle ne comprenait toujours pas pourquoi, comment, est ce qu'on pouvait à ce point s'attacher à un félin tant émotionnellement que physiquement.
Ce qui faisait le plus mal, au final, c'était que Nuage de Torrent n'était plus là pour s'en amuser avec elle.
Elle se retrouvait seule, seule avec ses idées noires, seule avec sa conscience comme seule alliée...
Non, comme ennemie.
Car elle était seule.
Seule à ne pas ressentir de sentiments.
Seule à hésiter.
Seule à se sentir seule.
Qu'est ce qu'elle en souffrait...
"Hé, Nuage de l'Eclipse, ce n'est pas le moment de t'accabler sur ton sort ! Relève toi, c'est pas fini !"
La voix de son amie, tirée de nulle part, tira la jeune femelle de sa tristesse durant une brève poignée de seconde.
"Tu es là ?"
Non.
Quelle question.
Cette voix était, encore une fois, sortie tout droit de son imagination fleurissante.
Ce rêve, ce mirage, la sortir néanmoins de sa torpeur.
Elle n'aurait pas voulu te voir dans cet état...
Mais elle ne la verrait pas, alors pourquoi chercher à lui plaire ?
Nuage de l'Eclipse secoua la tête, chassant les minuscules gouttes qui s'étaient infiltrées entre ses moustaches. Pourquoi lutter, à quoi bon se battre contre elle-même ?
Jamais elle ne sortirait de son propre corps.
Jamais elle ne serait délivrée de cette fichue incapacité, de ce cœur défaillant, de son anomalie.
Jamais elle ne serait délivrée de ce regard qu'elle se portait sur elle-même, ce regard tinté d'impuissance, de dégoût, de tristesse et de colère.
Jamais elle ne serait capable d'admettre cette différence qui la bloquait, qui l'empêcherait de vivre comme une chatte normale.
Le tas de poisson qu'elle avait péché la veille reposait toujours là, a ses côtés, sur la berge. Le cœur en miettes de l'apprentie résidait dans doute toujours là, si loin et pourtant si près, sur la berge.
Elle ne voulait pas en reconstituer les morceaux. Elle n'avait de toute manière pas la force de le faire...
Alors elle ramassa ses proies, les unes après les autres, et les ramena au camp, le pas traînant et l'âme en peine.
***
Nuage Songeur attendait avec impatience le retour de Nuage de Torrent, qui était partie avec Moustache de Campagnol et Plume de Girofle en patrouille de l'aube. Du coin de l'œil, il vit sa sœur, Nuage de l'Eclipse, se traîner vers la tanière des apprentis d'un pas lourd, l'air déprimé.
"Nuage de l'Eclipse ? Ça va ?"
Il savait déjà la réponse, rien qu'à voir son pelage négligé et son odeur de poisson.
-- Non.
D'habitude, elle était d'humeur plus bavarde... Encore plus inquiet par le mutisme soudain de celle qu'il avait vu grandir, le jeune chat gris tigré remarqua alors ses os saillants sous son poil miteux.
-- Viens, allons manger un bout.
-- Non.
Elle continua son chemin et s'écrasa dans sa litière arrivée dans la tanière des apprentis.
Depuis quand n'avait-elle pas mangé ?
Depuis quand sa chère sœur était-elle dans cet état ?
Cela faisait combien de temps qu'il ne l'avait pas regardé sincèrement ?
Nuage de Torrent rentrait au camp, ses magnifiques yeux verts pétillants chargés de vie. Le jeune novice oublia bien vite ses tracas et accourut vers celle qui faisait battre son cœur.
***
Est ce que Nuage d'Algue était jaloux ?
Oui.
Mais il ne l'admettrait jamais, oh non, son honneur le lui interdisait fermement.
Est-ce que Nuage d'Algue mourrait de sentir le corps de Nuage de l'Eclipse ?
Oh oui, il en frissonnait rien qu'à y penser.
Il en rêvait de tout son être.
Tout lui plaisait, chez cette femelle: son regard bleu profond, son long poil noir tigré et blanc, son délicieux petit museau de jais.
Plus que tout, il aimait la courbe de ses oreilles, de son arrière-train, sa démarchz si hésitante et pourtant si déterminée, il admirait son caractère à la fois extraverti et introverti, ce mélange parfait de beauté et de sauvagerie.
Il aimait qu'elle le lui échappe, même si cela le frustrait.
Il savait, oui, il le savait, qu'elle finirait par venir vers lui.
Ou alors il allait venir à elle...
Mais il ne laisserait pas Nuage de Torrent gâcher tout cela, c'était la seule chose certaine. Il ne la laisserait briser cette si jolie histoire qui se profilait entre lui et Nuage de l'Eclipse.
Il voyait la chatte de ses rêves les yeux tournés vers une autre -aussi bête que cela pouvait l'être étant donné que cette chatte en aimait une autre - mais il ne laisserait pas sa propre sœur la lui voler.
Nuage de l'Eclipse était à lui, et à lui seul. Jamais personne ne pourrait la lui prendre, car elle le lui appartenait.
***
Nuage de Torrent était épuisée. Nuage Virevoltant l'avait tant poussée à courir la nuit dernière, l'avait tant emmenée nager dans les rapides que ses muscles lui criaient de s'arrêter, de la laisser se reposer alors qu'elle sortait pourtant du sommeil.
Mais elle continua de courir, pour elle, pour s'assurer que son amie de toujours était belle et bien là, toujours plantée à divaguer sous le soleil printanier.
Mais nulle trace de la femelle au long poil noir et blanc.
Non ! Elle va croire que je l'ai abandonnée !
Paniquée, elle s'assit devant la rive du lac en tentant de raviver ses souvenirs.
Cela ne faisait aucun doute, pourtant: l'herbe était couchée là où la jeune femelle s'était assise toute la nuit durant et son odeur imprégnait toujours les lieux.
Nuage de l'Eclipse... Pourquoi est-ce que c'est toujours si difficile, avec toi ?
La nuit dernière, entre deux courses contre Nuage Virevoltant, elle l'avait aperçue, de loin, dévisager le lac, les oreilles abaissées, la queue fouettant le sol avec hargne.
Connaissant son amie, elle s'était doutée qu'elle resterait encore la un bon moment, mais n'avait pas pensé à la rejoindre après sa ballade nocturne avec sa compagne.
Quelle idiote je suis !
Elle le savait, il serait dur de rattraper cette erreur. Nuage de l'Éclipse n'était pas du genre rancunière, mais se sentait souvent délaissée depuis que Nuage de Torrent était avec Nuage Virevoltant. Elle vivait très mal encore cette période, la jeune novice le savait.
Peut être était-ce lié à Nuage d'Algue ? Elle voyait souvent son frère contempler son amie avec convoitise. Il devait se montrer trop insistant avec elle...
Elle lui en toucherait un mot plus tard.
En attendant, sa préoccupation première était de retrouver son amie, avant qu'elle ne se pense laissée sur le bas-côté pour de bon.
Elle refit le chemin inverse du lac au camp a toute allure, les poumons en feu, le cœur sur le point d'exploser, les pattes brûlantes de ses courbatures de la veille.
Elle vit Nuage Songeur accourir vers elle, toujours aussi hésitant, et manqua de hausser les yeux au ciel. Il n'était pas pressé de la lâcher, lui...
"Nuage de Torrent, tu es rentr...
La chatte grise le coupa vivement, d'une noix sèche:
--Où est Nuage de l'Éclipse ?
--D-dans la tanière. Elle est fati...
--Merci, le coupa-t-elle encore une fois. À plus tard."
Sans attendre une réponse de la part de l'apprenti plus collant qu'une tique, la jeune novice se précipita vers l'antre des apprentis où Nuage de l'Éclipse était roulée en boule, le pelage plus terne que jamais.
Oh, Nuage de l'Éclipse... Mais qu'est ce que je vais bien pouvoir faire de toi ?
***
"Psst ! Réveille toi, ma cervelle de grenouille ! "
Nuage de l'Eclipse se réveilla en sursaut, de dressa sur ses pattes d'un bon et cligna des yeux, éblouie.
Était-ce bien Nuage de Torrent ?
Oui, c'était bien elle. Une Nuage de Torrent toute chamboulée, qui se jeta sur elle pour la couvrir de reproches.
"Tu as vu dans quel état tu t'es mise ? Ton pelage est tout crasseux, ça fait des lunes que tu n'as pas mangé ! Depuis quand tu te comporte comme ça ?"
Nuage de l'Eclipse plaqua les oreilles en arrière. Elle qui croyait que son amie était de retour... Non, tout ce qui importaient étaient les reproches, les sermons. À quoi bon ?
Elle en avait assez. Assez de ne plus compter pour personne.
-- J'aurai peut être pu rester avec toi si tu n'étais pas toute le temps collée à Nuage Virevoltant, soupira -t-elle avec lassitude. Mais d'accord, si tu ne veux plus supporter ma personne, je tâcherai a l'avenir d'être visible pour tes yeux...
Nuage de Torrent battit en retraite.
--J'ai le droit de l'aimer ! Laisse moi tranquille !
-- Elle dort juste à côté. Et je n'ai jamais dit le contraire, donc oui, je vais me faire un plaisir de te laisser tranquille.
Nuage de l'Éclipse était plus fatiguée que jamais. Elle n'en pouvait plus, de sa solitude, du manque d'attention que l'on lui octroyait, de son amitié avec Nuage de Torrent qui s'étiolait...
Menthe Aquatique arrivait justement vers elle.
-- Tu viens, Nuage de l'Éclipse ? Nous devons nous entraîner dans les marais avec Nuage Virevoltant et Moustache de Campagnol !
La jeune novice suivit son mentor, le cœur plus lourd que jamais.
Pourquoi elle ? Pourquoi Menthe Aquatique avait sélectionné, parmi tous les guerriers, Moustache de Campagnol ? Pourquoi, parmi tous les apprentis, on avait sélectionné Nuage Virevoltant ?
-- Va la chercher, nous partons tout de suite !
Elle voulait juste être seule, être tranquille... Elle voulait juste se terrer dans un coin et attendre que cela passe.
Avant qu'elle ne s'élance à la recherche de sa sœur, elle crut entendre Menthe Aquatique murmurer à l'oreille de son compagnon ces mots:
"J'ai remarqué qu'elles s'entendaient moins bien qu'avant, ces derniers temps. Il est notre devoir de les rapprocher comme du temps où elles étaient si complices..."
C'est faux !
Tout son corps se figea de cette injustice. Jamais elle n'avait été proche de Nuage Virevoltant, non, elle était trop joyeuse, trop insouciante pour cela !
Sa mentor elle-même ne la connaissait pas, alors qui pouvait s'y prétendre ?
Elle avait si mal... Elle en avait tellement marre... Pourquoi était-elle si différente des autres chattes de son âge ? Pourquoi était-elle si différente tout court ?
Nuage Virevoltant dormait encore. Nuage de l'Éclipse la secoua sans ménagement.
"Debout. On part."
Sa sœur se leva sur ses pattes d'un bond.
"Pas besoin d'être si casse pattes ! Être agréable n'est pas dans tu on vocabulaire ?!"
La jeune chatte plaqua ses oreilles en arrière, fatiguée, agacée, blessée au delà des mots.
--J'y suis pour quoi si tu as passé la moitié de ta nuit à flirter avec ta chère Nuage de Torrent ?
Elle avait craché ces derniers mots comme de la bile amère.
Elle avait craché ces derniers mots comme si Nuage de Torrent était la chose la plus immonde des Clans.
Elle avait craché sur sa meilleure et seule réelle amie - elle avait encore espoir qu'elle l'était.
-- Tu es... Jalouse ? Toi, Petite Chatte Parfaite ? Tu es jalouse !
Si les paroles de sa sœur avaient été du venin, elle serait sans doute morte sur le coup.
Si les paroles de sa sœur avaient été un orage, Nuage de l'Éclipse aurait été foudroyée sur le coup.
Non, les paroles de Nuage Virevoltant l'étaient. Elles étaient certainement du venin, pour empoisonner autant son cœur.
Elle étaient certainement un orage , pour dévaster autant son âme.
Elle chancela.
Jalouse.
Jalouse.
Jalouse.
Était-ce donc cela ?
Les larmes lui montèrent aux yeux, sa vue se troubla.
Un coup de patte lui gifla le museau avec virulence.
Sans rien comprendre, la jeune apprentie se retrouva écrasée au sol, l'haleine fétide de sa seule et unique sœur lui emplissant le museau.
Sans rien comprendre, la jeune apprentie se retrouva clouée au sol par celle qui avait été autrefois sa compagne de jeu.
Mais plus aucun malice ne brillait dans les yeux de Nuage Virevoltant.
Nuage de l'Éclipse de sentait suffoquer. Le corps de sa sœur lui bloquait les poumons, sa vision se teintait de petits points noirs, ses larmes n'avaient pas eu le temps de couler, elle s'en voulait tellement...
D'un ultime effort inespéré, elle tenta de se débarrasser de son adversaire d'un coup de pattes arrières Bien senti sur le bas ventre.
Elle sentit la peau se déchirer, sous les poils éparses. Elle sentit le sang lui couler entre les griffes, comme au ralenti.
Elle entendit Nuage Virevoltant hurler, la lâcher.
Nuage de l'Éclipse n'était plus elle; sa conscience l'avait quittée, seul un voile opaque lui obstruait la vue.
Alors elle se jeta sur celle qui l'avait oppressée, lui mordit violemment l'oreille jusqu'à ce que le sang dégouline, jusqu'à ce que sa bouche en soit emplie.
Elle mordit, griffa, tout ce qui lui passait dessus: le flan(c), les pattes, le museau, la queue.
Ce n'était plus Nuage de l'Éclipse, mais un tourbillon de crocs, de griffes.
Un tourbillon noir d'idées sombres, d'une solitude trop longtemps enfouie, d'un secret trop pesant déchaîné contre lui même.
Un tourbillon de mal être.
De vengeance.
Des cris jaillissaient. Mais de là où elle se trouvait, Nuage de l'Éclipse ne pouvait les entendre.
Du sang lui éclaboussait le museau, mais de là où elle se trouvait, Nuage de l'Éclipse ne pouvait que s'en délecter.
Elle voulait que le sang de sa sœur coule, elle voulait que quelqu'un d'autre qu'elle souffre, elle voulait se venger.
Elle voulait que quelqu'un la remarque.
Et s'intéresse à elle.
Elle voulait que les larmes qui dégringolaient de ses yeux pour se joindre au sang soient partagées.
Mais elle ne se prit qu'un coup de griffes, bien trop puissant, sur le museau. Un second coup de griffes qui lui défigura le museau pour se bon.
Elle se sentit de nouveau flancher, et sa vision se recolora à nouveau.
"Mais tu es folle ?! Laisse la tranquille, elle ne t'a pas fait de mal !!!"
Elle reconnaissait trop bien cette voix hystérique, pourrait la reconnaître entre mille.
Pourquoi, oui pourquoi, parmi toutes les voix, était-ce celle là qui avait ressurgi des ombres ?
Pourquoi, parmi toutes les griffes du monde, c'étaient celles-là, celles-là qui l'avaient giflée ?
Ce fut au tour de Nuage de l'Eclipse de s'écrouler, se fut à son tour de s'avachir au sol telle un vulgaire poisson sorti de l'eau.
Les larmes se mêlaient au sang, à la douleur.
"Nuage de l'Eclipse, je... Je croyais que nous étions amies. Ne t'approche plus jamais de moi."
Si Nuage de Torrent avait été un monstre, elle aurait été écrasée. Si les paroles de celle qui comptait le plus pour elle avait été des griffes, elle se seraient plantées dans son coeur.
Non, mais qu'est-ce qu'elle disait ? Nuage de Torrent était, oui, était un monstre, l'avait écrasé de la dureté de ses mots, de leur puissance. Les paroles de son amie étaient des griffes, des énormes griffes qui avaient visé son cœur pour le déchiqueter encore une fois en mille morceaux.
--Nuage de Torrent ! Je... Non !
C'était tout ce qu'elle avait réussi à dire, sous la surprise, sous le chagrin, la douleur.
Mais Nuage de Torrent se contenta de détourner le regard, puis de figer sur elle ses magnifiques yeux emplies d'incompréhension.
Et de rage.
D'une haine si puissante que Nuage de l'Eclipse sentit encore une fois les fragments éparses de son coeur se briser à nouveau en une mitraille de larmes.µ
"J'ai tout vu. Tu n'as rien à dire."
Et elle se tourna vers Nuage Virevoltant, qui était toujours affalée au sol, inerte.
Nuage de l'Eclipse sanglotait sans retenue, sans grâce. Elle ne comprenait pas. Ne comprenait plus. Elle avait juste mal.
Pourquoi, si Nuage de Torrent avait vu la scène, pourquoi ne l'avait-elle pas protégée, elle, son amie de toujours ?
Pourquoi, pourquoi son amie n'était-elle pas intervenue avant que Nuage Virevoltant ne la frappe ?
Les réponses étaient trop évidentes.
Mais elle n'avait pas le courage d'y croire, juste ce jour là.
Elle n'avait pas encore le courage de croire que tout le monde l'avait abandonnée.
Alors elle pleura.
Pleura.
Et pleura encore.
Personne ne vint la voir, cependant, non, tout le Clan se contentait juste de la dévisager avec horreur tandis qu'elle pleurait.
Encore, indéfiniment.
Quand elle était chaton, elle avait entendu dire que les larmes étaient sauveuses, qu'elles calmaient les âmes en peine.
Il n'y avait rien de plus faux.
A cet instant, pas même les larmes ne pouvaient la sauver.
Elle se sentait juste plus misérable, plus horrible, plus seule, à chaque fois qu'une larme dégoulinait de son menton, sombrait dans le sol sablonneux.
Elle dévisageait ses pattes, horrifiée de voir tant de sang.
Elle avait frappé, battu, sa sœur.
Elle avait fait couler son sang.
Quel monstre était-elle donc devenu ?
***
Menthe Aquatique ne pouvait qu'observer son apprentie, dégoulinante de sang, avec une panique et une horreur sans nom.
Oh, Clan des Étoiles, qu'ai-je donc raté dans son apprentissage ?
Elle sentit à nouveau ses petits à naitre gigoter au creux de son ventre, et recula d'encore un pas.
Lorsque que le regard terrifié de Menthe Aquatique croisa celui de son apprentie, ses yeux étaient vides, vitreux.
Sans la moindre once de vie, de conscience.
La femelle grise recula de quelques pas supplémentaires.
***
"Folle."
"Étrange."
"Bizarre."
"Haineuse."
Partout où elle passait, Nuage de l'Eclipse entendait ces mots.
Partout où elle passait, les félins se détournaient vivement, évitaient de la croiser ou s'écartaient.
Cela allait bientôt faire une demi-lune qu'elle s'était battue contre sa sœur.
Une demi-lune qu'Étoile Ruisselante avait jugé qu'elle n'aurait aucune sanction, mais que tout le Clan n'osait la dévisager.
Même Écho des Neiges, sa mère adoptive, n'osait plus croiser son regard.
Même Nuage d'Algue l'ignorait quand elle prononçait sans espoir son nom.
Elle était perdue, seule, sans personne, sans abri.
Nuage de Torrent, sa chère amie, la chassait de la tanière des apprentis dès qu'elle la trouvait à l'intérieur, et était soutenue par son mentor, Pelage Écailleux.
Elle dormait donc dehors, dans la fraicheur hivernale de la nuit, transie jusqu'aux os, sûrement atteinte du mal blanc.
Mais elle n'osait pas aller voir Cœur de Pierre, de peur que lui aussi ne la rejette.
Elle passait donc ainsi ses journées, à errer telle à une âme en peine, à pleurer des larmes silencieuses que personne ne prenait la peine de remarquer.
Nuage Virevoltant était sortie de l'antre du guérisseur l'avant veille, se portant comme un charme. Elle lui avait lancé un regard dédaigneux et avait accourue vers sa compagne, toute contente de pouvoir à nouveau sortir.
Plus les jours passaient, plus la jeune chatte tournait et retournait cette même question, à l'infini.
"Qu'avait-elle ?"
Qu'est-ce que j'ai ?
Tout avait commencé avec ce fichu amour, ce fichu amour dont chaque félin de ce Clan était rempli jusqu'à en être obsédé, cet amour qu'elle ne possédait pas, cet amour qui la bloquait, la rendait folle.
Tout avait fini avec cet amour, ce fichu amour.
A cause de lui, elle n'avait plus personne.
A cause de lui, elle n'avait plus d'amis.
Plus de famille.
Plus de Clan.
Plus de raison de vivre.
A cause de lui, elle avait tout perdu.
Mais elle ne pouvait pas, plus lutter.
Alors elle pleurait, encore et encore, ne parvenant pas à retirer ce sentiment, ce sentiment que tout était de sa faute, ce sentiment qui lui insufflait qu'elle n'aurait jamais le droit au bonheur, comme Menthe Aquatique et Moustache de Campagnol, comme Nuage de Torrent et Nuage Virevoltant, ou comme Écho des Neiges et Pelage du Crépuscule.
En une demi-lune, personne n'était venu lui parler. En une demi-lune, personne ne l'avait réellement regardé.
En une demi-lune, personne n'avait pris le temps de l'aimer, même pas juste un peu.
Cela faisait combien de temps qu'elle n'avait pas mangé ? Elle avait perdu le compte des jours.
***
Larme de la Lune ne pouvait qu'observer sa fille mourir sous ses yeux, impuissante. Oh, elle aurait tant aimé, juste aimé, pouvoir tout lui dire ! Pouvoir seulement la regarder sans le voir, sans voir son reflet dans ses yeux...
Ses démons la hantaient, l'empêchaient d'ouvrir la gueule.
Elle avait vu sa fille se détruire.
Elle s'était vue elle-même, au travers de ses yeux hagards.
Mais la force lui manquait, encore, comme toujours.
Quelle misérable lâche elle était !
***
Nuage de l'Eclipse sentit son ventre grogner, miauler famine, mais elle n'avait pas faim.
A vrai dire, la perspective même de manger lui donnait envie de vomir.
Sa vue était trouble, elle ne voyait qu'à peine ses pattes tremblantes. Elle entendait sa respiration rauque, son front brûlait de fièvre, ses blessures au museau s'étaient infectées. Elle les sentait pulluler, elles aussi, elle frissonnait de froid, de fièvre, son museau coulait abondamment.
Pourtant, sa souffrance physique n'égalait pas celle, tranchante, qui la prenait de l'intérieur.
Elle avait mal.
Mal.
Et même plus de bile à vomir.
***
Elle se réveilla dans un sol bien trop confortable pour qu'il soit celui de la combe, froid, sablonneux.
Elle se réveilla après avoir trop bien dormi, dans un lieu chaud et sec.
Une odeur, délicieuse, de plantes, de remèdes, lui emplissait le museau, la gueule.
La tanière du guérisseur.
On a enfin fini par avoir pitié de moi ?
Qui lui avait donc attaché une importance, qui l'avait remarqué, cette fois ?
Sûrement Cœur de Pierre, qui d'autre ?
"Jeune apprentie."
C'était un miaulement sec, rauque, loin de la chaleur qu'abritait souvent celui du vieux guérisseur.
Pourtant, cela allait faire une demi-lune, un demi-lune que personne ne lui avait adressé le moindre mot.
Cette courte phrase la réchauffa plus que tout, elle sentit ses ailes lui pousser.
Peut être que ce n'était pas la fin, finalement... ?
Une quinte de toux la secoua, et ses pensées moroses reprirent de plus belle.
-- Quelqu'un a donc eu la pitié de venir me voir...
--Nuage de l'Éclipse ?
C'était...
Sa... Mère ?
Sa mère voulait lui parler ?
Sa mère, Larme de la Lune, la voyait, parlait enfin à sa fille ?
Elle qui n'avait jamais pris la peine de faire ni l'un ni l'autre ?
Alors qu'elle n'avait jamais pu, même pour la nettoyer après sa naissance, toucher au moindre de ses chatons ?
Qui n'avait même pas daigné d'observer leur baptême d'apprentis ?
Sa mère... ?
Non, c'était strictement et catégoriquement impossible.
Impossible.
--Lève toi.
Cette fois, c'était le miaulement de Cœur de Pierre.
Un museau la poussa, elle se retrouva sur ses pattes.
Sa mère était dressée devant elle, ses grands yeux bleus dilatés.
Elle la fixait.
Quel est ce bordel ?
Dans quelle situation s'était-elle encore fourrée ?
Au moins, elle allait pouvoir en parler â Nuage...
Non, Nuage de Torrent la haïssait, désormais.
Mais elle, est ce qu'elle la détestait ?
Larme de la Lune la contemplait toujours.
"Ma... Fille."
Deux mots.
Mille griffes.
Personne ne l'avait jamais appelé comme ça.
Personne ne lui avait déjà montré une telle preuve d'affection.
Nuage de l'Éclipse sentait sa tête lui tourner, sa vue de nouveau se troubler.
Elle sentait son cœur, qui battait toujours la chamade, son front, un peu moins brûlant qu'avant.
Elle sentait le regard scrutateur de sa mère, et celui, curieux, de Cœur de Pierre.
Elle sentait de nouveau ce cœur, ce cœur détruit, émietté, se briser un peu plus à chaque instant.
Quelle vie avait-elle manqué sans sa mère ? De quel bonheur avait-elle été privée, sans avoir de mère pour s'occuper d'elle ?
Tout était de sa faute.
Sa vie.
Son statut de chatte errante, alors qu'elle était née dans le Clan.
Les murmures qu'on sifflait méchamment quand elle se promenait, les soupirs quand elle n'attrapait pas une proie.
Sa mère, oui, c'était sa mère qui lui avait enlevé sa vie.
Si elle le lui avait confié un peu d'amour, son cœur ne serait pas insensible.
Si elle le lui avait confié un peu d'amour, elle ne serait pas comme ça, bizarre, détestée par tous.
Elle le lui en voulait, atrocement, alors elle courba l'échine, encore un peu plus.
Sa mère de contenta d'un vague coup de queue et s'inclina.
"Jamais je ne t'ai voulu, Nuage de l'Éclipse, mais tu es là. Alors arrête de te comporter comme un chaton déprimé et réveille toi."
Ses mots, tranchants comme de la glace, fragmentèrent un peu plus le cœur de la jeune chatte déjà bien mis à mal.
Et bien laisse moi mourir si tu ne me veux pas !
***
Non !
Ce n'était pas cela qu'elle avait à dire !
Pourquoi était-ce si difficile, de la regarder dans les yeux ?
Pourquoi n'était -t-elle pas capable de tout lui dire, de lui montrer ses réels sentiment...?
Qu'avait-elle raté, dans sa vie pour en arriver là ?
Trop de choses.
Alors elle fit demi tour, accablée.
Dans un ultime regard à celle qui était sa fille, elle voulut s'excuser.
Elle avait déjà détourné les yeux.
***
Nuage de l'Eclipse était fatiguée.
Elle était de nouveau seule dans la tanière du guérisseur.
Elle avait manqué de tuer sa sœur.
Sa mère, son Clan, Nuage de Torrent, la baissaient.
Que pouvait -t-elle faire de plus ?
Consignée au camp, seule ?
Elle avait tant besoin de faire souffrir... Mais ses griffes souillées par le sang de Nuage Virevoltant lui donnaient envie de vomir, alors elle traça, lentement, doucement, un sillon écarlate dans son pelage, là où sa souffrance se faisait impossible.
Un frisson lui parvint, alors elle continua, se sentit revivre au moment où elle se griffait toujours plus profondément, au moment où son sang se vidait de son corps, tâchait cette pauvre petite litière de roseaux.
Alors elle continua, jusqu'à ce que son ventre, son corps, soit laminé jusqu'à l'overdose, jusqu'à ce que le liquide chaud et pourpre qui dégoulinait de son poil l'ait teinté, petite à petit, de rouge.
Alors elle continua, continua jusqu'à sentir des yeux se fermer, jusqu'à ce qu'elle s'évanouisse, jusqu'à ce qu'elle perde connaissance, de faim, de manque de sang.
Elle avait mal.
Mal.
Mais pas autre part que là où ses blessures la cuisaient, pas là où son coeur hurlait quelques instants auparavant.
Cœur de Pierre n'était toujours pas rentré.
***
Larme de la Lune se tourna, se retourna, encore et encore, dans sa litière.
Est ce qu'elle... Arriverait un jour à tout avouer ?
Le silence ne répondit guère à sa question, alors elle se retourna sur le côté dans un crissement de roseaux.
Après sa pathétique tentative d'aveux, elle s'était enfuie en courant, et personne n'avait été là pour la retenir - tant mieux.
Elle avait tant à dire...
Demain, se promit-elle. Demain, je le lui dévoilerai toute l'histoire...
Elle s'endormit avec elle goût amère de son histoire, mais avec une détermination farouche encore inconnue.
C'est ça.. Être mère ?
Cela ne lui déplaisait pas tant que cela, au final...
***
Le silence était comateux, pesant. Nuage de l'Eclipse était face à sa mère, bouche bée, sans trop savoir quoi dire, sans trop savoir quoi faire.
C'était si simple.
Elle n'avait que... Cela.
Sa vie tournoyait autour d'elle, son passé refaisait surface, sa vue se brouillait.
Sa mère détourna la tête.
"Tu sais tout."
Le silence lui déchira les tympans une nouvelle fois, mais qu'est-ce que cela pouvait être douloureux...
Un mot résonnait, plus fort que le tumulte intérieur.
"Viol."
"Viol."
Sa mère avait été violée...
Par un membre du Clan du Tonnerre.
Elle se rappelait des paroles de Larme de Lune, aussi clairement que s'ils avaient été faits de cristal.
"Je l'aimais, ma fille..."
L'amour creusait des écarts, l'amour tuait, intérieurement, extérieurement, ça, elle en avait déjà fait les frais.
Jamais elle n'aurait pensé qu'il puisse briser à ce point, cependant.
L'Amour, était-il un pont ?
Un pont de souffrance ?
On restait coincé, seul, d'un côté de la berge, si on ne le possédait pas, et pouvait choisir cette multitude de sentiers de l'autre côté de la rivière si on l'avait ?
Pourquoi, elle, ne le possédait pas ?
Elle aurait aimé pouvoir souffrir avec les autres, avec tous ces autres coincés derrière la rivière, plutôt que d'être bloquée là où elle était, désespérément seule...
Mais cela était impossible, impossible, un mot qui vitrifiait les choses à l'état de mirage.
"Aile de Colibri."
C'était son père.
Son père.
Celui qui l'avait conduite ici, qui l'avait privé de ce ledit amour...
Oh que oui, elle allait le rencontrer et tout le lui faire payer...
Pour la première fois depuis des lunes, Nuage de l'Eclipse s'autorisa un sourire.
Elle n'avait personne.
Plus personne.
Quitte à renvoyer sa souffrance au monde, n'était-il pas ?
Et puis que Nuage de Torrent aille séjourner à la Forêt Sombre.
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