Chapitre 7 - t2
La lumière qui filtre à travers les stores usés de l'infirmerie baigne la pièce d'une lueur pâle, annonçant l'arrivée du crépuscule. Le silence pèse encore sur le camp, seulement ponctué par quelques chants d'oiseaux matinaux, et le froissement discret d'un drap qu'on remet en place. Quelques toussotements leur indiquent qu'ils ne sont pas seuls mais le personnel n'est pas encore arrivé.
Allongé sur le futon de l'oméga, Minho garde les yeux fermés, et il savoure la chaleur du corps contre le sien. Là, juste au creux de ses bras, Jisung dort à poings fermés, le corps engourdi, les joues rosées, et les cheveux encore humides de sueur. Il semble paisible, enfin. Vidé, sûrement. Rassasié, peut-être.
Le châtain se redresse lentement, tente de déposer son compagnon le plus délicatement possible pour ne pas le réveiller, puis se glisse hors de son lit, pieds nus sur le sol froid. D'un geste souple, il se retourne, à genoux devant le noiraud, le cœur battant fort sans trop savoir pourquoi. Le voir dormir, les traits enfin détendus après tant de tension, c'est presque irréel. Il sourit tout en gravant les traits fins de l'oméga dans sa mémoire et lui caresse une joue d'un doigt léger.
Il effleure aussi du bout des doigts une mèche qui colle encore à son front. Il s'amuse des sons qu'il produit et lui murmure quelques mots d'un ton bas.
— Tu ronfles un peu, tu sais ?
Jisung ne répond pas mais son nez remue imperceptiblement. L'alpha sourit tendrement. Il reste là encore une minute, les yeux posés sur lui, puis se redresse. Il faut qu'il retourne dans son propre lit avant que les médecins et infirmières prennent leurs services. Il se penche doucement et dépose un baiser silencieux sur la tempe de l'oméga.
Quelques instants plus tard, lorsqu'une infirmière pénètre dans le grand dortoir à pas feutrés, le châtain est déjà de retour sous sa couverture et feint un sommeil profond.
Il doit être presque midi lorsque noiraud ouvre enfin les yeux. Il se sent bien mieux. La fièvre est tombée, il ne ressent plus de douleurs et les crampes se sont calmées. Minho n'est plus à ses côtés, mais il n'en est pas surpris. Il n'aurait pas fallu qu'ils se fassent prendre. A la manière d'un chat, l'oméga s'étire et malgré la fatigue qui l'étreint encore, décide de se lever. Une toilette sommaire grâce au seau d'eau laissé là, et après s'être revêtu, il ouvre timidement la porte de la pièce dans laquelle il était jusque là isolé. L'infirmerie est désormais animée. Des bruits d'eau, le cliquetis de matériel, des discussions murmurées. Il se sent vidé, mais apaisé et avec lenteur, ne sachant pas vraiment s'il a droit de sortir de là dedans, il se rend auprès de son alpha.
Celui-ci est éveillé et il a bien meilleure mine que lorsqu'ils se sont quittés quelques jours auparavant. Les lèvres fendues d'un sourire, il l'accueille de quelques mots amusés.
— Bien dormi, petit soleil ?
Jisung roule des yeux, mais ses joues trahissent un éclat de chaleur. Le rouge atteignant jusqu'à ses oreilles. Il marmonne en réponse et fait une petite moue gênée.
— J'ai connu des matins plus sobres.
— Et des nuits moins... bruyantes ?
L'oméga étouffe un rire et se cache avec la couverture de son compagnon qu'il remonte jusqu'à son visage.
— Maiiis... Arrête...
Minho rit doucement, heureux de retrouver un éclat de malice dans la voix de son amant. L'espace d'un instant, tout semble presque normal. Ils plaisantent, ils s'aiment et ils en ont le droit. Cependant, il suffit d'un grincement de porte pour que la réalité les rattrape.
Un soldat se tient à l'entrée de la pièce, raide comme un piquet. Une infirmière dépasse ce dernier et se rend auprès de ses patients qu'elle salue d'un ploiement du buste avant de sourire à Jisung et de lui offrir quelques mots qu'il ne comprend pas. C'est l'alpha qui les lui traduit.
— Elle est contente que tu ailles mieux et que tes chaleurs se soient bien passées.
La jeune femme s'adresse ensuite à lui-même, et il la gratifie d'un sourire.
— Merci à vous de vous êtes si bien occupée de moi ces derniers jours.
Elle observe le garde et soupire un peu avant de revenir sur ses deux patients désormais en meilleure forme.
— Maintenant que vous allez mieux, vous allez devoir suivre cet homme. Il vous conduira à Tachibana Gorō.
L'alpha hausse un sourcil tout en aidant la jeune femme à le rhabiller convenablement.
— Qui est-ce ?
— Il s'agit de l'inspecteur spécial du bureau des affaires coréennes.
Le silence retomba, glacial après que le soldat ait répondu à la place de la soignante. Le noiraud se redresse lentement, croise le regard de Minho. Le sourire a disparu. Il n'y a plus que cette entente muette, ce lien invisible qui les tient l'un à l'autre malgré tout.
Il est l'heure pour eux d'affronter leur destin.
Le soldat les conduit à travers les couloirs étroits d'un bâtiment attenant, leur pas résonnant sur le bois usé. Le noiraud marche près de son compagnon, leurs bras se frôlent parfois, sans qu'aucun n'ose se saisir vraiment de l'autre. Devant une porte coulissante décorée sobrement, l'homme s'arrête et s'écarte.
Un second militaire, plus jeune, fait glisser la porte. Une pièce austère, baignée d'un éclairage tamisé, les accueille. Deux futons soigneusement roulés sur le côté, un paravent plié dans un coin, et au centre, une table basse où reposent quelques feuilles manuscrites et un service à thé. Un homme y est assis, dos droit, kimono sombre parfaitement ajusté. À sa ceinture, un sabre court, décoré d'un tressage raffiné, laisse deviner qu'il n'est pas qu'un bureaucrate. D'un geste de la main, il les invite à s'installer face à lui. Sa voix est calme, fluide, presque bienveillante, et il s'adresse à eux en coréen, ce qui rassure l'oméga.
— Asseyez-vous, je vous en prie.
Minho serre discrètement la main de Jisung avant de s'agenouiller. Ce dernier l'imite, hésitant, son regard fixé sur l'homme qui leur fait face.
— Je suis Tachibana Gorō, inspecteur spécial du Bureau des Affaires Coréennes. Vous avez été identifiés, comme étant des individus à surveiller. L'un de vous a combattu durant les révoltes à Séoul. L'autre... est fils de diplomate et conseiller, et époux d'un conseiller chinois.
Un silence. Il finit par reprendre, tout en versant du thé dans trois petites tasses, sans se presser.
— Nous ne sommes pas vos ennemis. Le Japon est en pleine transition. Nous cherchons des hommes capables de construire un futur plus solide. Par exemple vous Monsieur Lee.
Il le désigne d'un mouvement de menton, sans toutefois lever les yeux sur lui.
— Vous avez dirigé des groupes de libération, combattu l'esclavage des omégas. Vous avez une certaine réputation. Si vous acceptez de collaborer, de prendre en charge la gestion de certaines zones sensibles, nous pourrions même envisager de vous donner un poste au gouvernement. Un nom japonais. Un foyer. Une épouse convenable.
Jisung tressaille à côté de lui, fronce les sourcils et se retient de s'offusquer, mais Minho répond, sans détourner les yeux :
— Je ne veux pas de votre poste. Je ne veux pas de votre nom, ni de votre épouse. J'ai déjà un foyer. Il est à mes côtés.
Gorō sourit, imperceptiblement. Il boit une gorgée de thé avant de se tourner vers l'oméga.
— Quant à vous, Monsieur Han, il est impératif que vous passiez par une maison d'éducation. Vos papiers sont incomplets suite au décès suspect de votre époux, votre soumission à l'ordre impérial encore incertaine. Ce n'est qu'une formalité, quelques mois à peine. Vous aurez un nouveau départ.
La voix du noiraud est tremblante, rauque tant sa gorge est serrée par l'inquiétude.
— Non... Non, Je... je n'ai rien demandé. Je veux rester ici.
— Nous ne sommes pas des barbares. Nous offrons des opportunités honorables qui ne peuvent que vous réussir.
Minho s'interpose et pose une main protectrice sur la jambe de son compagnon.
— Vous ne l'aurez pas.
Le regard de Gorō se durcit un instant fugace, puis il sourit à nouveau, plus doucement.
— Je comprends. Vous vous êtes battus pour être ensemble. C'est... attendrissant. Vraiment. Laissez-moi discuter un moment seul avec Monsieur Lee. Je vous ferai appeler ensuite, Monsieur Han...
Le silence est pesant. L'oméga hésite, cherche le regard de son alpha, puis, lentement, avec un hochement de tête, il se lève et sort de la pièce, encadré par le soldat resté en faction devant la pièce.
Dès que la porte se referme, Tachibana abandonne ses manières polies.
— Vous êtes têtu. J'apprécie cela. Mais il faut savoir quand déposer les armes. Vous êtes en territoire japonais, Minho. Votre survie dépend de votre coopération.
Ce dernier répond alors froidement. Il n'est pas surpris des manières de l'homme.
— Je ne veux pas de votre monde. Je veux vivre paisiblement, tranquillement auprès de mon oméga. Auprès de mon âme-sœur.
L'autre hoche la tête. C'était à prévoir.
— Alors parlons franchement. Si vous refusez, il existe un bordel de choix pour les officiers. Nul doute qu'il y sera particulièrement apprécié. Il ne vous reverra jamais. Vous ne le reverrez pas non plus, à moins que vous soyez désireux de monnayer ses services comme tous ceux qui lui passeraient sur le dos. Sachez qu'il ne s'agit pas d'une menace... C'est une certitude.
Le châtain serre les poings.
— Il est libre. Il a déjà été assez brisé. Vous ne pouvez pas faire ça. Depuis que nous sommes ici, nous n'avons pas cherché d'ennuis, nous nous sommes conformés aux demandes, et pliés aux volontés. Nous avons mérité une vie paisible.
Le fonctionnaire prend un air plus que compatissant.
— Justement. Pourquoi lui imposer cela ? Vous avez le pouvoir de lui épargner cet avenir méprisable. Acceptez notre offre, et il sera parfaitement traité en maison d'éducation.
Un soupir long, maîtrisé. Puis, plus bas :
— Refusez... On ne manquera pas de lui rappeler chaque nuit que c'est vous qui l'avez envoyé là dedans pour se faire monter par le tout venant.
Le cœur de Minho se serre, mais il ne répond pas. Il passe une main tremblante sur son visage dépité. Le silence devient insoutenable. Gorō se lève.
— Soit. Il faut parfois une dernière étincelle pour convaincre les plus obstinés.
L'alpha le suit du regard, et à le voir rejoindre le panneau, prêt à le coulisser, le châtain se lève à son tour et rejoint le fonctionnaire. Sa main libre se saisit du poignet du japonais et le ton bas, l'alpha, contraint, finit par acquiescer.
— Mais ne faites pas ça. Jurez le moi. Qu'il soit en sécurité.
Un geste discret vers le soldat dans la pièce. Le jeune militaire lève son arme et tire une balle...
— Il le sera. Comme il deviendra le parfait oméga japonais qui fera honneur à la famille qui le recevra en présent.
Gorō sourit et porte un regard entendu au soldat qui a fait feu. Il prend un instant infime avant de faire coulisser le panneau pour y retrouver son second « client ».
Dans le couloir, Jisung attend sagement. Parfois il lance des regards intrigués au soldat qui reste auprès de lui, comme s'il était un homme à surveiller de façon intensive. Il s'interroge sur la conversation qu'ils tiennent dans la pièce. Est-ce que Minho s'en sort ? Est-ce qu'il arrive à marchander leur liberté et leur vie paisible au bord de mer dans une maison au beau jardin empli de fleurs ? L'idée fait sourire le noiraud qui voit clairement leur petit cocon tranquille.
Et il sursaute brusquement.
Un claquement sec.
Puis le silence.
Le sang de Jisung se glace avant même qu'il n'ait compris. Ce n'est pas un bruit ordinaire. Ce n'est pas une voix, un cri, un soupir. Non... C'est violent. C'est vif et douloureux.
C'est un coup de feu.
Il se fige net, comme si le temps s'était arrêté. Son souffle reste coincé dans sa gorge, et son regard, sans même savoir pourquoi, cherche Minho, comme s'il pouvait le voir au travers des murs. Les quelques pas en direction de la porte qui l'en sépare sont effectués vivement, mais le panneau s'ouvre sur le fonctionnaire qui les a reçu.
Le gardien à l'intérieur range son arme, l'air détendu et satisfait de l'office bien rendu.
Mais...
Mais il ne Le voit pas.
Le futon. Vide.
Non. Non, non, non.
Son cœur s'emballe, cogne contre sa poitrine, cherche à s'échapper. Ses jambes tremblent. Il veut bouger, courir, hurler, mais son corps s'y refuse. Un voile flou recouvre sa vision, tout devient lointain, irréel, comme une peinture délavée. Le sang pulse à ses oreilles au point qu'il n'entend plus rien d'autres que les battements sourds de son cœur emporté.
Quelqu'un parle.
Des mots froids, posés, implacables.
Il le sera.
Parfait oméga.
Famille japonaise.
Cadeau.
Mais tout ça n'a plus de sens. Tout s'est effondré dans ce bruit assourdissant.
Le panneau se referme quand l'homme l'a dépassé.
« Minho. »
Le nom s'échappe de ses lèvres, à peine audible. Il ne sait pas s'il l'a prononcé ou juste pensé. Sa gorge est serrée, comme étranglée par un sanglot trop lourd pour sortir.
Un pas. Puis un autre.
Des mains qui le saisissent.
— Non... non, attendez... je veux voir Minho, je veux... il était là... il...
Il se débat mollement, les membres engourdis par la panique. Il ne sent même pas les ongles qui s'enfoncent dans sa peau, la poigne ferme qui le maintient. Il ne sent rien. Tout est vide, creux, sourd.
— MINHO !
Le hurlement lui déchire la poitrine, brut, primal, douloureux au point d'en avoir la nausée. Il ne voit pas le sang. Il ne voit pas le corps. Mais son cœur, lui, a déjà compris.
On l'a tué.
Ils l'ont tué.
Parce qu'il a dit non. Parce qu'il a refusé. Parce qu'il l'aimait.
Et lui... lui n'a rien pu faire.
Il l'a laissé mourir.
Ses jambes lâchent. Il s'effondre. Il ne pleure pas — pas encore. C'est pire que ça. C'est une absence. Une rupture. Un morceau de lui-même qu'on a arraché d'un coup sec, sans préavis, sans anesthésie.
Il ne sent plus la pièce. Il ne sent plus le sol. Il ne sent plus la vie.
Il ne reste que l'écho du coup de feu.
Et la certitude que plus rien ne sera jamais pareil.
___
Woooaaaa j'ai inondé mon clavier avec mes larmes...
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