Chapitre 5 - t2
Le ciel est couvert, lourd de nuages et de poussière. Une brise tiède souffle dans la cour du camp, soulevant de petits tourbillons entre les baraquements. Jisung resserre sa prise sur le manche du balai et pousse un soupir, laissant sa sombre tignasse voler dans les courant d'air. Ses bras lui font mal, son dos le tiraille, mais rien ne l'inquiète autant que la toux sèche qu'il avait entendue un peu plus tôt, étouffée derrière le tissu rêche de la couche de Minho.
Cela fait trois jours que la blessure de l'alpha suppure. Trois jours qu'il transpire, que sa peau brûle au toucher. Et trois jours qu'il refuse d'en parler.
« Je vais bien » répète-t-il, les dents serrées. « Ce n'est rien, Jisung. Ça va passer. » Mais ce dernier le connaît mieux que ça.
Il donne un coup de balai rageur contre un caillou, le faisant voler plus loin. Dans la cour, quelques soldats fument ou s'entraînent à la baïonnette. La plupart ne font pas attention à lui. Il n'est qu'un oméga. Juste le balayeur, à peine bon à ça. Un balai à la main, le museau plein de sueur, et cette odeur de musc blanc, poudrée, un peu trop forte pour qu'il la nie désormais : ses chaleurs approchent. Elles couvent, silencieuses, à fleur de peau.
Et il n'y a aucun autre oméga ici.
Il est le seul.
Il n'a pas besoin de lever les yeux pour sentir le regard d'un alpha sur lui. C'est toujours le même, ces derniers jours. Un grand brun, les cheveux ras et le torse gonflé sous l'uniforme déboutonné jusqu'au nombril. Il n'a pas l'air particulièrement brillant, mais son ego, lui, irradie à dix mètres.
— T'as encore raté un coin.
La voix de ce type s'élève, et derrière le ton sarcastique, il peut deviner le sourire en coin du gars sûr de lui et de son charme. Noiraud ne répond pas. Il serre les mâchoires et garde les yeux sur le sol, poursuivant son office.
— Hé, je te parle, la belle. T'as pas envie qu'on t'aide ? T'as pas l'air bien fort avec ton petit balai.
Jisung s'arrête, plante le balai dans le sol et se redresse lentement. Il n'est pas aussi frêle que ce que certains se l'imaginent. Et surtout, pas aussi docile. Il tente de garder un ton neutre lorsqu'il répond.
— Je fais mon travail. Tu peux retourner au tien.
L'alpha ricane. Il s'approche encore, assez près pour que Jisung sente la vague d'odeur musquée qu'il dégage et qui lui fait froncer le nez.
— C'est pas vraiment un boulot pour un oméga, ça. Tu ferais mieux de te reposer, tu vas avoir besoin de toutes tes forces, non ? Ils t'ont bien mis dans ce camp pour une raison.
Il tapote sa tempe, comme s'il s'amuse de ces sous-entendus malsains qu'il lance.
Le noiraud serre le balai plus fort, ses jointures blanchissent. Il inspire profondément, essayant d'ignorer la brûlure familière dans son ventre. Elle monte, douce et cruelle à la fois. Un avertissement. Pas encore le feu, mais déjà les braises.
— Éloigne-toi.
L'alpha arque un sourcil, amusé.
— Sinon quoi ? Tu vas me mordre ?
Il éclata de rire, et l'oméga s'apprêta à répliquer, montrant déjà les dents, quand une voix rauque, familière, s'élève derrière eux.
— Il t'a dit de t'éloigner.
Minho.
Appuyé contre un des poteaux du baraquement, il a l'air plus pâle que jamais. Des cernes creusent ses yeux, et sa chemise est trempée de sueur. Mais il tient debout, malgré la fièvre, malgré la douleur, malgré l'infection qui le ronge à petit feu. Et ses yeux, eux, lancent des éclairs.
L'autre alpha tourne la tête, hausse les épaules avec un rire moqueur.
— Oh, c'est toi ? T'as encore assez de force pour jouer au héros ?
Il n'a pas le temps de finir. Minho est déjà là, le poing abattu contre sa mâchoire. Le bruit sec résonne dans la cour et attire quelques regards. L'alpha titube en arrière, sonné, avant de cracher au sol en jurant.
— La prochaine fois que tu poses les yeux sur lui comme ça, je te les arrache.
La voix de son compagnon n'est qu'un murmure sifflant, Jisung lâche le balai et se précipite vers lui, le soutenant alors que le châtain vacille. Il sent la chaleur anormale de son corps, la faiblesse dans ses muscles. Ce n'est pas le moment de se battre, et il le sait. La voix du jeune est pleine d'inquiétude quand il s'insurge doucement.
— T'es complètement malade... Qu'est-ce que tu fous debout ? Tu veux mourir ?
— Je veux pas qu'il te touche.
Les yeux de l'alpha fixent un point incertain devant lui, et Jisung s'impose dans son champ de vision pour le fixer en retour. Longtemps. L'une de ses mains se porte au front de son compagnon et il grimace, ne sachant s'il doit lui hurler dessus, ou pleurer son désespoir de le voir aller se faire soigner.
— T'es con, Minho. Mais t'as intérêt à pas me laisser seul.
Il n'ajoute rien d'autre pour l'instant. Il se mord la joue, tandis qu'il raccompagne l'alpha jusqu'à leur petit renfoncement. Le faisant s'allonger, le noiraud se serre d'un nouveau linge qui repose sur le bord d'un seau plein d'eau qu'il est allé chercher un peu plus tôt. Elle n'est plus très fraîche mais c'est mieux que rien.
— Peut-être que je devrais t'emmener te baigner au ruisseau. L'eau est froide en descendant de la montagne derrière le camp, ça pourrait te faire du bien.
— Ne t'en fais pas, ça ira.
Minho a les paupières closes. Il ne voit pas Jisung se décomposer aux mots qu'il prononce, ni ses doigts se serrer violemment contre le linge qu'il tient.
— Ça suffit. Ça suffit, Minho. On peut plus tenir comme ça. Non ça n'ira pas, tu vas mourir si tu ne te soigne pas, et c'est hors de question que je te perde maintenant et comme ça alors qu'on y est presque.
A ce discours, l'alpha se redresse pour s'asseoir en appui au mur de bois derrière lui. Il contemple son oméga pendant un instant et laisse sa tête tomber en arrière en soupirant.
— Ils vont nous séparer si on fait ça...
— Min, je vais avoir mes chaleurs, je vais devoir être isolé pour ne pas que la moitié camp devienne folle. On sera séparé de toutes façons. Il faut que tu profites de ce temps pour te faire soigner, je t'en prie.
Le châtain semble devoir se faire une raison. Il ne peut pas mourir maintenant, et ce qu'il fait est stupide. Alors il hoche doucement la tête.
— Va leur demander...
Jisung ne perd pas de temps et hoche vivement la tête en se levant. Oui il va aller prévenir les gardiens, oui il va aller faire en sorte que son alpha soit soigné et qu'il lui revienne en pleine santé. Il se penche pour lui offrir un baiser, essayant de faire fi de l'angoisse qui l'étreint avant de s'éloigner rapidement.
— Je reviens tout de suite.
Le noiraud se précipite hors du petit renfoncement, l'esprit en proie à une agitation qu'il peine à contenir. Il se précipite vers la zone des gardiens, son cœur battant à tout rompre. Chaque pas résonne douloureusement dans ses oreilles alors qu'il tente de repousser la panique qui menace de l'envahir. Minho est dans un état trop fragile, il doit absolument se faire soigner. Il le sait, il le sent au fond de lui : s'il ne font rien, il pourrait le perdre. Le regard de Minho, ses paupières fermées, son souffle lourd, le hante à chaque instant. Il a bien trop attendu.
À l'entrée de la petite baraque des gardiens, Jisung s'arrête un instant pour reprendre son souffle. Il doit garder son calme, ne pas se laisser submerger par l'urgence de la situation. Il s'avance, presque précipitamment, et frappe à la porte avant de l'ouvrir sans attendre. Sa voix est certes ferme, mais on y décèle une nervosité qu'il a bien du mal à cacher.
— Messieurs, Je... J'ai besoin d'aide. Minho, sa blessure elle... Elle s'est infectée. Il doit être emmené à l'infirmerie, il ne peut pas attendre plus longtemps.
Les deux gardiens, surpris par l'apparition de l'oméga, lèvent la tête de leurs documents. Ils se regardent brièvement, avant de se tourner à nouveau vers l'intrus. Comme s'il n'avait pas compris, l'un d'eux reprend alors.
— L'infirmerie ?
— Oui, c'est urgent. Il va mourir si... s'il n'est pas soigné... Il faut l'emmener là-bas tout de suite.
Le noiraud sent son cœur se serrer. Ils ne sont plus à quelques minutes près mais il ne pourra jamais continuer s'il perd son alpha. Le garde se lève lentement de son siège, jetant un regard vers son collègue. Il soupire, semble réfléchir un instant, avant de répondre d'une voix plus grave.
— C'est compliqué, tu sais. Les ordres sont clairs. On allait venir vous chercher tous les deux, toi et Lee pour vous conduire au quartier général. Le supérieur veut vous parler. Il a reçu des informations sur vous et il doit vous voir. Cela ne pourra pas attendre.
Jisung reste figé, les mots du garde lui frappant le crâne comme un coup de marteau. Ses doigts serrent les ourlets de son hanbok, la panique montante lui faisant presque perdre ses mots.
— Quoi ? Non, vous ne comprenez pas ! Minho... il est trop faible pour ça. Il doit être soigné, immédiatement. Vous ne pouvez pas le laisser dans cet état ! Il...
C'est l'autre soldat qui répond, bien plus froidement que le premier.
— Nous avons nos ordres. Il est hors de question de vous emmener à l'infirmerie avant d'avoir vu le supérieur. Vous allez devoir venir avec nous. Tout de suite. De toutes manières ça fait déjà plusieurs jours qu'il est comme ça, vous êtes plus à quelques instants...
Le jeune homme, pris au piège entre son désir de sauver son compagnon et l'obligation de suivre les ordres, se sent désemparé. Il sait qu'il n'a pas d'autre choix que d'accepter, mais la frustration, l'incompréhension, la terreur qu'il ressent face à la situation le laisse presque sans voix. C'est dans un murmure tremblant qu'il répond alors.
— D'accord... Mais vous devez le soigner tout de suite, après. Promettez-le moi.
Les gardiens échangent encore un regard, puis l'un d'eux hoche la tête, avec une sorte de résignation.
— On verra ce qu'on peut faire, d'accord ? Mais pour l'instant, tu viens avec nous. Le supérieur nous attend.
Jisung n'a pas le choix. Il se tourne, s'apprête à retourner auprès de Minho, mais la peur le paralyse un instant. Il doit y aller. Ils doivent partir, maintenant. Il souffle, prenant sur lui, puis se dirige vers l'endroit où se repose l'alpha, l'esprit tourmenté par ce qu'il devra lui dire. Il sait qu'il ne pourra pas cacher sa peur et son désarroi, mais il doit être fort, pour lui. Il doit lui dire que tout ne sera pas aussi simple que prévu, que les choses ne vont pas se dérouler comme il l'a espéré. Pourtant, il n'a pas d'autre choix que de suivre ces hommes, et d'espérer que, finalement, le supérieur les laissera soigner Minho.
Alors que le cœur de Jisung bat de plus en plus vite, il rejoint le châtain, qui repose toujours sur la couverture, la pâleur de son visage plus marquée que jamais. Il se penche sur lui, son souffle court.
— Minho... Minho, on doit aller avec eux, mais je vais te faire soigner, je te le promets. On va s'en sortir.
Les yeux de de l'alpha s'ouvrent lentement, un faible regard de confusion se posant sur lui. Jisung se penche plus près, sa voix tremblante.
— Je vais te sortir de là, Min. Je vais te faire soigner, tu dois juste tenir un peu plus longtemps.
Ce dernier, dans un effort, serre la main de l'oméga afin de s'aider à se relever.
Une fois debout, il tente de se montrer vaillant, avant de se tourner vers les gardiens qui attendent, impatients. Le chemin vers le supérieur commence, et avec lui, une incertitude grandissante sur ce qui les attend.
Le bureau est silencieux. Trop. On n'entend même pas les bruits du camp à l'extérieur, comme si les murs eux-mêmes étouffaient tout. Jisung reste droit, les mains croisées devant lui sur les cuisses, les yeux rivés sur le dos de Minho, assis droit et digne juste devant lui.
Il ne comprend pas les mots échangés. Mais il voit bien que ce n'est pas un simple interrogatoire. Le fonctionnaire ne les menace pas. Il sourit. Et dans l'esprit du noiraud, c'est pire.
L'alpha, lui, ne répond pas. Il écoute, et chaque phrase semble alourdir un peu plus ses épaules. Enfin, il se tourne un peu vers lui.
— Il sait pour nous deux. Il connaît ton nom. Il sait que tu étais marié à Tian, que tu es le fils du ministre Han... Et il sait que j'ai combattu.
Jisung serre les dents. Bien sûr qu'il sait. Les quelques jours qu'ils ont passé enfermés dans le camp servent forcément à quelque chose, et à trouver des renseignements sur les réfugiés...
Le fonctionnaire poursuit, d'une voix douce. Presque agréable. Il a les mains croisées devant lui posées sur la table de bois vernis, l'attitude parfaitement détendue. Il parle longtemps. Et cette fois, le châtain l'interrompt.
— Il nous propose... un avenir... Un mariage pour moi. Avec une femme japonaise, de haut rang. D'intégrer le gouvernement de l'Empire pour les aider avec la Corée et de devenir ainsi un citoyen honorable qui servira la grandeur du Pays...
Le regard de Minho est voilé, son visage fermé tandis qu'il observe celui de son compagnon.
— Quant à toi... une école. Pour te "rééduquer". Pour apprendre à être un bon oméga, comme ils les veulent. Obéissant. Serviable. Poli.
Le châtain a les mâchoires serrées et il peine à poursuivre tant le mot lui donne la nausée.
— Offrable.
L'oméga sursaute. Ses doigts se crispent.
— Il veut me donner ?
— Pas tout de suite. D'abord il veut te "réformer". Que tu sois plus présentable. Mais l'idée est là.
Le fonctionnaire les observe tous les deux comme s'il admirait une œuvre d'art ancienne, un peu poussiéreuse. Il s'adresse à nouveau au châtain, qui lui répond cette fois, un peu plus fort.
Noiraud ne comprend pas. Mais il voit le ton changer.
— Je lui ai dit non. Et toi ?
— Évidemment que non ! Jamais !
Le sourire du fonctionnaire ne vacille pas. Il incline légèrement la tête, comme pour les féliciter pour leur honnêteté. Puis, il recommence à parler. Plus lentement. Chaque mot tombe comme une goutte d'encre dans de l'eau claire. Minho reste figé.
— Il dit... qu'il comprend. Que le traumatisme, la guerre, tout ça, laisse des traces.
Inspirant lentement, il poursuit...
—Mais il dit aussi qu'on a vu d'autres refuser. Et qu'ils ont... changé d'avis.
Jisung fronce les sourcils.
— Comment ça ?
— Parfois... après avoir perdu quelqu'un. Ou quand ils ont été isolés. Ou quand la santé a décliné. Il ne dit rien directement, mais...
Le fonctionnaire parle à nouveau. Cette fois, plus bas. Comme une confidence. L'alpha devient blême.
— Il dit... qu'il espère sincèrement que tes chaleurs ne seront pas trop douloureuses. Que ce serait malheureux si tu tombais malade dans cet état. Il fait mine de s'inquiéter. Mais il sait très bien ce qu'il insinue.
C'est dans un souffle que l'oméga répond à Minho...
— Il me menace...
— Non. Il fait semblant de te protéger.
Un vertige. Une chaleur bizarre. Comme une alerte dans ses veines. Le noiraud détourne un instant le regard, cherche de l'air et son compagnon l'attrape par le poignet, tout doucement.
— Tu vas bien ?
Il hoche la tête, mais c'est faux. Il sent son ventre se tordre, et ce n'est pas que la peur. C'est plus profond, plus biologique. Sa peau commence à lui paraître trop sensible. Le fonctionnaire s'est levé, lentement, et s'approche. Il dit encore quelques phrases.
Le châtain se lève aussi, raide et tente de cacher le vacillement de son corps lorsqu'il se retrouve sans le soutien de la chaise.
— Il dit... qu'il nous laisse une semaine pour réfléchir. Pas plus. Après... les décisions seront prises sans nous.
Il regarde Jisung.
— Il sait que tes chaleurs vont bientôt commencer. Il propose même un endroit où tu pourras être isolé. "En sécurité"...
Ce dernier serre les mâchoires, le regard noir.
— On a besoin d'être seuls.
Le fonctionnaire acquiesce. Toujours ce même sourire poli, tranquille. Il ajoute quelques mots en s'inclinant très légèrement, avant de leur faire signe vers la sortie.
Minho ne traduit pas tout de suite. Puis, alors qu'ils tournent le dos :
— Il a dit : "La loyauté s'apprend. La peur aussi."
Que répondre... ?
Rien. Cela vaut mieux pour tout le monde. Le noiraud mord violemment l'intérieur de sa joue et soutient son compagnon en sortant de ce bureau où semble régner la malice. Maintenant qu'ils ont à faire aux Japonais, il n'est pas certain de ne pas préférer les Chinois.
— On doit t'emmener à l'infirmerie maintenant... J'y demanderai une pièce pour m'isoler... Avec un peu de chance, ils seront plus gentils qu'ailleurs... Puis comme ça, je serai pas loin de toi... Peut-être même qu'on pourra se parler... ?
Un bras autour des épaules de Jisung, Minho l'observe avant de lui sourire légèrement. Tout en avançant, il se penche pour déposer un baiser sur la tempe de son compagnon. Baiser appuyé et tendre, qui ne prend fin qu'après une étreinte.
____
On n'est pas sorti du sable!
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