Chapitre 34 - t2


Le chemin de pierre qu'ils foulent ne semble pas avoir changé. Pourtant, chaque pas vers la maison porte une gravité silencieuse. Ils ne sont plus du tout ceux qu'ils étaient la dernière fois qu'ils sont venus jusque là. Leur vie a pris une tournure inattendue, faisant d'eux les héros d'un drame que l'Histoire oubliera probablement.

Minho avance, le pas paisible, régulier, mais ses yeux balaient les alentours comme pour vérifier que tout est bien là, en place, que rien n'a été effacé par le temps. Mais les arbres, les toits familiers, les lanternes anciennes sont toujours là, comme si tout les environs attendaient leur retour.

A ses côtés, Jisung marche plus lentement. Il ne tient pas la main de l'alpha, mais il est assez proche de lui pour que leurs bras se frôlent parfois. Derrière eux, la nourrice marche avec précaution, le bébé glissé dans une couverture qu'elle a noué devant elle. Emmitouflé dans une couverture épaisse, il dort paisiblement, innocent de tout ce qui peut tracasser ses deux pères.

— Je ne pensais pas qu'il achèterait cette maison...

— Il a dû sauter sur l'occasion. C'est loin de Séoul, et elle a dû être mise au rabais pendant un temps. Il aurait été bête de se priver, et il a aussi pensé à toi en le faisant.

— A moi ?

— C'est ton héritage, non ?

L'oméga ne répond pas, se contente de regarder les toits qui approchent au dessus des frondaisons. Oui, c'est son héritage. Le veut-il réellement ? D'un geste distrait, il élude ses pensées, et se contente de regarder où il marche.

Ils passent un petit portique de bois, qui signale l'entrée du domaine, et là, le noiraud s'arrête, le regard porté sur la façade de la maison de maître au style européen. Elle a été entretenue. Les volets ont été repeints, des plantes grimpantes paraissent disciplinées contre les murs. Il s'agit bien de la même maison. Celle dans laquelle il a grandit. Celle où il a aussi tout perdu.

— Elle est plus petite que dans mes souvenirs...

C'est un murmure qu'il ne peut s'empêcher de laisser échapper. Son compagnon se tourne dans sa direction, sentant le tremblement dans sa voix. Derrière eux, la nourrice s'arrête aussi. Elle se tient à l'écart, silencieuse et patiente, semblant presque comprendre l'importance du moment. Et Minho se penche un peu sur Jisung, pour lui souffler doucement quelques mots.

— Est-ce que tu veux qu'on entre ? Ils doivent sûrement être à l'intérieur. Ils ne nous attendent pas.

C'est un hochement de tête qui lui répond. Il n'a guère de mot, à cet instant. Tout lui semble si étrange... Presque comme si toutes ces dernières années n'avaient pas existé. Depuis combien de temps n'est-il pas revenu ici ? Quatre années ? Cinq peut-être... Et la dernière fois date d'avant son union forcée avec Tian... Avec lenteur, il monte les quelques marches du perron, et ses doigts tremblants se posent sur la porte qu'il commence à pousser .

L'odeur du bois, du vernis. Le parfum du thé séché, du vieux papier... Tout est là. Une chaleur douce monte du sol, il y a des traces de vie dans les couloirs. Des rideaux bougent doucement sous la brise qui entre par les fenêtres laissées ouvertes.

Un craquement dans le jardin attire toutefois leur attention avant qu'ils ne pénètrent la demeure, suivi d'une voix qui semble s'étonner.

— Nom d'un petit Bouddha ! Vous êtes là ?!

Hyunjin déboule vers eux en courant depuis le côté, une branche de prunier coincée dans les cheveux et de la terre sur les genoux. Il s'arrête net en voyant les deux hommes sur le seuil. Ses yeux, normalement étirés, s'arrondissent, se remplissent d'eau, et sans attendre, il bondit pour les prendre dans ses bras.

— Min, Jisung... Vous êtes là !

Si l'oméga se fige dans l'étreinte, son compagnon la rend de bon cœur. Il est heureux de revoir son ami en vie et paraissant dans de bonnes conditions. Le premier reste raide un instant, puis ses bras se referment lentement autour de l'ancien ministre. C'était trop. C'était juste assez. Il sent quelque chose fondre dans sa poitrine.

Minho finit par s'éloigner un peu, observant leur ancien allié et sourit de le voir si enjoué. Un cri non loin distrait alors tout ce petit groupe qui se retrouve. Yongbok semble avoir chuté de l'échelle... Avec cette dernière qui gît maintenant au sol, et lui, empêtré dans ses échelons. Cela arrache un rire à Jisung, heureux de voir que le jeune aux joues constellées est toujours là.
— Attendez moi !

L'alpha sourit, ravi de retrouver une ambiance bonne enfant après tous ces déboires qu'ils ont vécu. Tandis que son compagnon s'en va aider son ancien ami, lui, d'une main sur l'épaule de Hyunjin, il le salut.

—Merci d'avoir récupéré et de t'être occupé de cette maison.

Ce dernier frotte doucement ses yeux comme si de rien était, peu désireux que l'on voit les quelques larmes qu'il a failli lâcher.

— Pff, c'est pas moi qu'il faut remercier, c'est ce hérisson mal élevé.

Yongbok arrive en courant à son tour au devant de l'oméga, le panier de prunes sous un bras, les joues gonflées. Ils se serrent dans les bras l'un de l'autre, avant qu'ils reviennent auprès des deux alphas.

.— Bah quoi ? Je savais que vous reviendriez ! Je l'ai dit à Hyunjin ! Hein j'te l'avais dit, hein ?!

Ce disant, il pose les yeux sur le bébé dans les bras de la nourrice. Il s'arrête net, ses yeux papillonnant de surprise.

— C'est... ?

— Il s'appelle Jayu.

C'est Jisung qui répond. Il y a un court silence durant lequel ils se dévisagent les uns les autres. Puis Yongbok hoche simplement la tête, les yeux soudain très doux, et un sourire accompagne son regard.

— Il a de la chance, ce gosse.

Minho prend la suite en main, ainsi que le panier de prunes des mains du tacheté.

— C'est nous qui avons de la chance ! Jisung nous a fait un bébé parfait. Tu vas finir par t'étouffer avec un noyau si tu continues à en mettre dans tes joues !

Après avoir remarqué tous les regards tournés dans sa direction, la nourrice entre enfin dans la cour, discrète, timidement. Elle salue poliment, le bébé dans les bras qui s'agite et commence à piailler un peu. Ne parlant pas coréen, la jeune japonaise s'adresse à Minho, avec qui elle échange le plus souvent.

— Sauriez-vous où je peux m'installer pour le nourrir ? Il commence à réclamer.

Hyunjin, ayant connaissance du japonais, se redresse aussitôt, reprenant contenance et appelle son fidèle valet qui accourt dans la foulée.

— Pouvez-vous conduire madame dans une pièce confortable et tranquille s'il vous plait ? Et emmenez lui des couvertures chaudes et propres, et préparez lui une belle chambre.

C'est après s'être courbé en deux que le domestique fait signe gentiment à la nourrice de le suivre à l'intérieur. Ils s'éloignent, laissant les quatre hommes entre eux sur le perron de la maison. Le silence revient, doux. Les ombres des branches dansent doucement au sol. Le noiraud observe autour de lui, avant de lever le museau sur les murs qui s'élèvent au dessus d'eux.

— Ça fait bizarre. J'ai cru que je ne pourrais jamais revenir ici. Et maintenant que j'y suis... j'ai pas mal. Je suis juste... fatigué.

Minho le regarde, avant de lui offrir un sourire qui se veut rassurant. Et tendant une main en sa direction, il interroge Hyunjin du regard dans une question silencieuse.

— Tu veux qu'on reste ici ? Pour de bon ?

Jisung hoche la tête.

— Juste un moment. Pour guérir...

— Alors on reste.

Le bébé se met à pleurnicher dans la maison. Un son minuscule, doux, presque fragile. L'oméga se retourne instinctivement avant de suspendre son geste, sous le regard curieux de Yongbok. Son compagnon prend sur lui et passe une main légère sur son bras.

— Je vais aller voir Jayu. Ne t'en fais pas.

Le jeune hoche la tête, un peu déconfit. Il reste un instant là, seul dans la lumière de la fin d'après midi. Le constellé et son alpha se décident à rentrer de leur côté afin de présenter les lieux arrangés à leur sauce à Minho qui redécouvre. Jisung, lui, s'aventure un peu plus dans le jardin...Il lui est si étrange de revenir ici... De prévoir y vivre... Si d'un côté les vilains souvenirs se rappellent à lui, il se rappelle aussi que la vie n'était pas si mauvaise à l'époque. Chaque arbre présent ici a un souvenir de jeu en compagnie de Minho, de Chan, de Changbin... Il lui tarde les revoir sous peu.

— Je suis revenu. On est revenu... On peut tout recommencer maintenant.

Et pour la première fois depuis des années, il n'y eut aucune voix en lui pour contredire cette paix. Pas l'ombre d'un chinois. Pas l'ombre d'un japonais. Ils sont libres, enfin. Libre de vivre comme ils l'entendent, dans un domaine qui leur appartient.

Le jardin s'est teinté d'ambre. Les branches des pruniers filtrent la lumière du soir, projetant sur le sol des ombres mobiles, comme des calligraphies mouvantes. Une couverture est étendue sous les arbres, et un plateau de thé fumant passe de main en main.

Le bébé dort à l'intérieur, surveillé par la nourrice, et pour la première fois depuis leur arrivée, les quatre jeunes hommes se retrouvent vraiment seuls.

Jisung est assis en tailleur, adossé au tronc d'un vieux cerisier perdant déjà ses derniers pétales, les yeux plissés par la lumière. Minho se tient à côté de lui, une jambe étendue, l'autre pliée. Hyunjin, en face, sirote bruyamment un bol de thé, et Yongbok picore distraitement les restes d'un petit gâteau de riz, allongé sur le ventre. Ils prennent le temps de se retrouver, et de se raconter tout ce qu'il s'est passé depuis une année qu'ils se sont séparés. Hyunjin est particulièrement curieux !

— Alors... Comment s'est passé votre séjour au Japon ?? J'aurai juré que vous y resteriez. Vous êtes fous de revenir alors que vous êtes toujours recherchés.

— Et toi aussi tu l'es !

— Oui, mais je ne me promène pas dans toute la Corée.

— Touché. Donc par où commencer... ?

Minho coule un regard en direction de son compagnon, ne sachant pas vraiment ce qu'il lui est permis de raconter ou pas. Ce dernier hausse d'ailleurs les épaules en esquissant un sourire au coin de ses lèvres. Finalement l'alpha se lance alors.

— C'était compliqué. Ils ne sont aussi accueillants qu'on le pensait...

— Ah bon ?? Mais je pensais qu'ils étaient de notre côté ?

— Oh...

Ca a le don de faire rire l'alpha... Un rire jaune qu'il étouffe rapidement.

— Ils sont surtout de leur propre côté, crois le bien. Ah, ils sont contre la Chine, il n'y a pas de doutes, mais alors le Japon ne se sert de la Corée que pour ses propres intérêts... Mais hormis ça le trajet en bateau s'est très bien passé.

— C'est faux, une mouette m'a volé !

Le souvenir de cette petite mésaventure fait rire le châtain de bon coeur.

— Jisung s'est découvert une animosité avec les mouettes.

— Ce sont des voleuses ! Elle m'a volé mon onigiri !

Yongbok explose de rire.

— Une mouette voleuse d'onigiri ! C'est ça que vous avez affronté au Japon ? C'est bon, je peux dormir tranquille maintenant.

Hyunjin, plus sérieux, penche légèrement la tête.

— Vous avez réussi à passer sans être arrêtés ? Vous aviez des contacts là-bas ?

Minho grimace, et secoue doucement la tête.

— Pas de contact, on a réussi à passer sans être arrêtés, oui. Mais chaque coréen est conduit à un camp près de Nagasaki pour y rester... En quarantaine.

Jisung est bien silencieux, et son sourire s'estompe à mesure que son alpha raconte leur arrivée.

— Nous passons entre les mains de médecins, et après on doit attendre de savoir ce qu'ils vont faire de nous avant de nous intégrer sur leur sol.

— Ah... Ce n'est pas du tout ce à quoi je m'attendais...

Pris au dépourvu, Hyunjin passe une main dans sa sombre tignasse, un peu décontenancé.

— On a passé un moment à bien se tenir dans l'espoir qu'ils nous acceptent...

— Et alors ils vous ont accepté ??

Yongbok en oublie son grignotage, bien trop intéressé à l'histoire racontée. C'est Jisung qui répond alors, le nez dans sa tasse de thé.

— Oui...

Son alpha l'observe avant de poursuivre.

— Pas comme on l'aurait souhaité. Ils ont des conditions particulières et pas vraiment ce qu'on attendait...

Il marque une pause. Ses doigts jouent distraitement avec les fils de la couverture sur laquelle ils se trouvent. Puis, plus bas :

— On a été séparés pendant un moment...

Le silence se fait un instant. Hyunjin hoche lentement la tête, respectueux.

— Je suis désolé... J'aurai dû savoir tout ça avant de vous conseiller d'aller vous y exiler...

Le châtain répond rapidement, un geste de la main accompagnant ses paroles.

— Tu ne pouvais pas savoir. Je pense que personne ne le peut. J'ai l'impression qu'il y a une omerta là dessus et ils font ça en douce. Si les alphas ont plus de chances de s'intégrer à la société, les omégas...

Jisung esquisse un sourire qui n'en est pas vraiment un.

— Ils dressent les omégas qu'ils n'envoient pas en maison close. Ils m'ont envoyé dans une école pour m'apprendre comment je devais me comporter. En parfait petit oméga bien sage et obéissant...

Hyunjin ne dit rien. Mouché. Il comprend ce que cela signifie et observe longuement Jisung avant de se tourner vers Minho.

— Et toi ?

— Ils m'ont fait passer pour mort, afin que Jisung soit plus facile à manipuler... Et m'ont offert un poste haut placé dans un ministère...

— Il est marié.

Jisung vient de mettre fin à la conversation en trois mots à peine. Yongbok et Hyunjin se tournent vivement vers l'alpha qui baisse rapidement le nez et voit son visage s'enflammer en un rien de temps. Le tâcheté se redresse et ouvre de grands yeux.

— C'est vrai ?! Mais !

— Lee Minho était marié, par contrainte. Mais il est mort maintenant. Park Sihun n'est pas marié lui...

Le châtain tourne des yeux doux, plein de culpabilité en direction de l'oméga qui dépose sa coupe avant de se lever.

— Je vais aller m'allonger. Je suis fatigué. Ma chambre ?

— Toute à ta disposition.

Il fait signe à Hyunjin qui lui a répondu et leur fausse compagnie sans plus un mot, au grand désespoir de son alpha qui pensait que tout était arrangé. Il faut croire que ce n'est pas vraiment le cas. En même temps, comment lui en vouloir ? Il a toutes les raisons de le haïr pour ça et les choses ne se régleront pas en un rien de temps... A quoi s'attendait-il ?

— T'es marié ?

— Je n'ai pas eu le choix...

Il ne s'étalera pas sur les circonstances de tout cela. A quoi bon... ? Le couple le comprend, et après un regard échangé entre eux, ils se redressent à leur tour avant que Hyunjin tende une main à Minho.

— Il y a des fois, des choix qui sont difficiles à faire mais qui sont cruciaux. Si tu as fais ça, c'est qu'il y avait une bonne raison. Tu répareras tout ça, je n'en doute pas.

Ce dernier observe un instant la main tendue avant de la prendre pour se remettre debout. Il ne la lâche pas immédiatement. Il ne dit rien. Il se contente de fixer son ami avant qu'ils entament finalement un retour en direction de la maison.

— Je t'aiderai à réparer ça ! Je te lâcherai pas. J'ai vieilli de vingt ans en vous écoutant. Pourquoi vous racontez tout ça comme si c'était une promenade au marché ?

Yongbok avant de se lever, soulève son bol de thé.

— À la paix, alors.

— Et à ce foutu hérisson... Qui a quand même tenu la maison en votre absence.

Hyunjin sourit à son compagnon qui grogne.

— J'avais pas le choix. Si je laissais Hyunjin seul, il se nourrissait de larmes et d'ironie.

Les rires s'élevent doucement, sans éclat. Ils sont fatigués, tous. Usés par les mois passés. Mais cette fatigue n'était plus douloureuse. Elle était partagée.

La chambre est plongée dans la pénombre, les volets entrouverts laissant passer un filet de lumière lunaire qui dessine des zébrures pâles sur le sol. Jisung est allongé sur le côté, tourné vers le mur, les draps remontés jusqu'aux épaules. Il ne dort pas. Sa respiration est trop superficielle, presque retenue. Lorsque Minho pousse la porte en silence, ses pas feutrés n'arrachent aucune réaction. Il reste un instant sur le seuil, observant la silhouette familière recroquevillée sur le grand lit, puis s'approche à pas lents. Il s'assit au bord du matelas, son poids faisant doucement craquer les lattes de bois sous le sol, et pose une main tiède sur l'épaule du noiraud. Il sent une tension sous ses doigts, puis le frisson subtil d'un soupir qui ne s'est pas laissé sortir. Sans un mot, l'alpha glisse sous les couvertures, contourne le corps frêle, et vint se coller contre son dos. Sa main passe lentement autour de la taille de l'oméga, l'attire doucement contre lui. Et cette fois, Jisung ne résiste pas. Il se laisse tirer, la tête venant trouver refuge dans le creux de la clavicule de Minho, comme par habitude ancienne. Un murmure lui échappe, à peine audible.

— Bonne nuit, Minho.

Ce dernier resserre son étreinte, ses lèvres frôlant les cheveux bruns encore un peu humides.

— C'est fini Jisung. Tout est fini. On est en sécurité ici. Rien ne viendra te rattraper. Tu es enfin en paix.

Jisung ferme les yeux et de tourne pour poser son front contre le torse de Minho. Il sent les battements réguliers sous sa peau, cette constance rassurante qui l'a si souvent tiré de l'abîme. Les bras qui l'entourent ne sont ni pressants ni étouffants. Ils sont juste présents. Juste là. Comme un port tranquille après la tempête. Et dans ce silence chaud, peuplé seulement du souffle lent de Minho, il se sent, enfin, un peu moins seul.

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