Chapitre 29 - t2

Il ne faut pas longtemps pour que déjà l'on vienne quérir le général. Des gens d'armes sont à l'entrée et demandent à être reçus. Veillant à ce que Jisung ne se laisse pas trop abattre, il prend un instant avant de se rendre au devant de ces hommes qui empiètent sur son terrain. Le cliquetis métallique des bottes sur le plancher résonne jusque dans les murs, comme une menace sourde et cérémonieuse. L'oméga se fige tandis qu'il entend les bruits s'approcher mais il tente de redresser le menton.

Déjà les hommes entrent dans la grande pièce. Ils suivent le général qui les a invité à le suivre . Trois silhouettes se détachent et envahissent alors l'espace. Il y a deux policiers, raides dans leurs uniformes sombres... Et le fonctionnaire Goro... Le noiraud sent son estomac se contracter en fixant ce dernier. Ce visage sans chaleur, cette voix qui débite des ordres comme on récite des recettes de poisons... Il se souvient de lui dans les moindres détails. Cet homme... Celui qui l'a envoyé dans cette maison d'éducation... Celui qui lui a fait croire à la mort de Minho... Tout remonte comme une nausée violente, et le jeune homme sent tout son corps se tendre de haine.

— Je vous remercie de votre accueil, général.

Si le fonctionnaire s'incline, il n'y a pas de réelle déférence dans ses mots ou son attitude.

— Nous venons en paix, bien sûr. Nous cherchons seulement à localiser un fugitif dangereux, susceptible d'avoir infiltré votre domaine.

Le général l'observe longuement après avoir fait de même avec l'oméga, puis incline à peine la tête.

— Vous êtes chez moi. Je vous demanderai de rester dans les limites du respect. Je doute que Sa Majesté apprécie que l'on dérange ses conseillers sur des soupçons douteux.

Oh le fonctionnaire, qui dissimule mal son appétit d'inspection, le rassure d'un ton poli.

— Cela va de soi, Général Katsuyuki.

Son regard balaye la pièce, puis se pose sur Jisung. Il parait le reconnaître immédiatement et son sourire s'élargit, comme s'il était ravi de revoir ce jeune homme qu'il a placé. Il faut dire qu'il semble avoir fait du chemin, pour se retrouver chez un général, logé au palais.

— Ah... vous. J'avais entendu dire que vous aviez été "réaffecté". Je vous ai vu à la cérémonie. Vous vous êtes montré d'une docilité dont je ne vous pensais pas capable.

Le noiraud se raidit davantage. Il ne répond pas, mais il ne sait pas détourner son regard de cet homme qui l'a gâché. Il ne peut pas. Sa mâchoire est bien trop serrée, ses doigts trop crispés dans le tissu de sa manche. Goro s'avance d'un pas en sa direction tout en laissant courir ses yeux sur les murs qui les entourent, sur les tentures brodées de scènes épiques, les objets d'art...

— C'est un bien bel endroit... pour une fin de parcours. Est-ce que le général vous traite bien ? Ou est-ce que vous regrettez l'époque du camp ?

Jisung soutient toujours son regard. Le sien s'assombrit à vue d'œil, et il n'est pas compliqué de deviner cette haine sous jacente qui transparait. Sa voix est basse tandis qu'il répond.

— Je me souviens de vous.

— Tant mieux. Cela prouve que vous avez bonne mémoire. Et un bon instinct de survie.... Et que j'ai bien fait mon travail Êtes-vous parvenu à faire votre deuil ? J'ai cru comprendre que ce n'était pas vraiment facile.

Le fonctionnaire ricane, mais ne s'étale pas davantage, tandis que l'oméga ronge son frein, le regard plein de fureur. Lui viennent des envies de tuer, et ce ne serait pas volé. Son poing se serre tellement qu'il gardera probablement les marques de ses ongles au creux de sa paume. Il hait cet homme d'une manière si grande... Il amorce un pas en la direction de Goro, mais il sent une main se poser avec douceur sur son épaule. Le général est de retour à son côté et lui assure par là qu'il n'est pas seul.

— Vérifiez les pièces secondaires.

A ces mots, le général les coupe.

— Attendez, il y a une nourrice avec un nourrisson dans la pièce à l'est. Évitez les gestes brusques.

Mais les policiers sont déjà partis, leurs bottes claquant sur le plancher. La porte coulissante est tirée d'un geste sec. Et aussitôt, un cri strident s'élève. Un pleur aigu, minuscule, terrifié. Le bébé. Jisung a un mouvement involontaire, un sursaut au fond de la poitrine, comme si quelque chose le poignardait sous les côtes. Il tourne la tête, incapable d'approcher, mais figé par le son. La voix affolée de la jeune femme s'élève alors. Elle ne s'attendait pas à se retrouver en tête à tête avec autant de personnes sans qu'ils s'annoncent.

— Il a peur, il... il a juste eu peur !

Les pleurs ne cessent pas. Ils emplissent le silence, l'étirent. C'est un cri tout neuf, celui d'un enfant né trop tôt, encore fragile, encore inquiet du monde autour de lui. Et pourtant, ce petit cri brise quelque chose. Le noiraud sent ses yeux lui piquer, mais il ne bouge pas. Il ne le peut pas. Il n'est pas prêt. Pas encore. Il n'a pas le droit de le consoler. Goro, lui, s'est figé. Il jette un regard vers la pièce, puis revint à l'oméga, l'air légèrement surpris.

— Un enfant ?

Le général le regarde avec froideur, et soutient le regard étonné du fonctionnaire.

— Il n'a rien à voir avec votre enquête.

Ce dernier hoche la tête, sans insister, mais dans son regard brille quelque chose de neuf. Un soupçon. Une graine de mépris, ou d'amusement. Jisung, lui, n'entend plus rien que les pleurs. Chaque cri lui écorche le ventre. Il ne regarde pas vers la pièce. Il ne regarde pas. Il ne regarde jamais. Mais il serre les poings à s'en faire mal et se fait une promesse.

Cet homme paiera.

Goro s'éloigne à pas lents, en direction de ce petit être qui pleure dans les bras de sa nourrice. Cette dernière est venue ici comme si cela pouvait la protéger. Le fonctionnaire ne se montre pas pressé, chaque pas est étudié, comme s'il analysait chaque latte du parquet, chaque respiration dans la pièce. Puis, d'un ton plus bas, presque complice, il s'adresse de nouveau à l'oméga.

— On dit que certaines choses vous suivent, même quand on change de décor. Les odeurs, par exemple. Ou les dettes.

Il a un sourire. Froid. Calculateur, avant qu'il ne se penche sur le nourrisson et claque doucement la langue contre son palais, comme on le ferait pour attirer l'attention d'un animal.

— Faites en sorte que cette odeur ne vous trahisse pas.

Il vient toucher la petite joue ronde et douce, tout chaude sous son toucher. Après un dernier regard à l'oméga, qui a le sien plein de colère et de rage, il tourne enfin le dos, rejoignant les deux policiers qui reviennent de leur fouille, bredouilles. Le général ne bronche pas, les bras toujours croisés dans son dos. Jisung, lui, n'a pas bougé. Il se tient droit, mais tout son être tremble sous la surface. Il se retient de lui sauter à la gorge, d'en terminer avec cet homme qui lui a fait tant de mal et qui s'approche bien trop de son bébé. Ils sont trop nombreux ces hommes à causer de la douleur sans en payer les conséquences. Ses doigts se serrent tellement qu'ils en sont douloureux.

— Bien. Il semblerait que celui que nous cherchions ne soit pas ici. Mais vous savez ce que l'on dit, général... Les ombres changent de forme selon la lumière. Il suffit d'un courant d'air pour que les choses se déplacent, silencieusement.

Il se permet une pause, ne serait-ce que pour tourner le regard en direction de l'oméga qui ne le quitte pas des yeux.

— Et parfois... certaines choses sentent un peu trop fort pour rester cachées.

Katsuyuki se montre impassible, toujours. Maître de lui et droit dans ses bottes.
— Vous avez fini votre petite mascarade, fonctionnaire Goro ? Ou dois-je vous rappeler que vous n'êtes pas ici dans un commissariat de campagne mais chez un haut conseiller de la Cour ?

— Je ne fais que mon devoir, Excellence. Et je me réjouis que tout soit en ordre ici... Même si...

Il fait mine d'hésiter, jouant sur les silences, les sourires qui sonnent faux.

— ... certaines présences soulèvent tout de même des questions. J'ignorais que les omégas réaffectés gagnaient de telles promotions. Il semble bien loti auprès de vous.

Le noiraud ne laisse pas le temps au soldat de répondre aux mots de ce type qu'il exècre.

— Et moi, j'ignorais que les ordures comme vous recevaient des médailles.

L'homme se contente de lever un sourcil, comme s'il s'étonnait qu'on ose lui répondre de cette manière. Son regard change, on y devine un soupçon d'amusement malsain qui ferait presque reculer Jisung si celui-ci n'était pas si décidé.

— Toujours aussi insolent. Mais je dois dire... vous avez de la tenue, à présent. Ce rôle vous va mieux que je ne l'aurais cru. Il fait bon être une putain il semblerait.

Oh il n'a pas terminé. Il se rapproche de l'oméga, un sourire en coin sur le visage. Il baisse le ton lorsqu'il s'approche du jeune homme plus petit que lui.

— Dites-moi... Vous avez pleuré longtemps, le jour où vous avez appris qu'il était mort ?

Pour sûr, si le général n'avait pas serré l'épaule du noiraud en entendant cela, il lui aurait sauté au cou sans même réfléchir. Ses dents se découvrent et il mordrait bien cet type à défaut de pouvoir le tuer de ses mains.

— Assez pour vouloir vous enterrer vivant.

— Est-ce une menace ?

Le voilà qui joue la victime outrée, déjà il se tourne en direction des deux hommes d'armes qui sont toujours présents, mais le général intervient alors d'une voix sèche et toute militaire tout en s'avançant et en se plaçant entre les deux hommes.

— Ça suffit. Vous êtes venu chercher un fugitif, pas provoquer ceux que vous avez déjà brisés. Je ne tolérerai plus une parole de travers envers mes hôtes. Ou ce n'est pas un soldat que vous croiserez la prochaine fois... mais une épée. Et qu'a-t-il fait cet homme que vous le cherchiez de la sorte ?

Le fonctionnaire se tend alors mais il ne se déparait pas de sa cape de faux diplomate et il s'incline légèrement. A peine. Mais il glisse un nouveau regard à Jisung.

— Évidemment. Je ne voulais froisser personne. Ce serait dommage qu'un tel foyer... si bien décoré... soit souillé de la sorte. Je suis sûr que vous comprenez. Cet homme ? Ma foi, il a trahi l'accord qu'il a passé avec l'Empire. Il délaisse le poste que son Altesse a bien voulu lui confier, et abandonne son foyer et la femme qu'il a épousé...

Il ne peut s'empêcher de couler un nouveau regard en direction de l'oméga.

— Eh bien, je vous remercie pour votre coopération, général. Nous poursuivrons nos recherches ailleurs.

— Fermez bien la porte en sortant. Vous laissez passer un air que je ne supporte pas.

Goro s'incline vaguement, son sourire mort dans un pli crispé. Il jette un dernier regard à Jisung, puis se détourne enfin pour rejoindre les deux policiers qui l'attendent. Les pas s'éloignent. Le silence retombe.

Seul le bébé continue de pleurer, avec des hoquets douloureux et confus. Puis la voix de la nourrice, plus douce, plus proche.

— Chut... tout va bien. C'est fini.

Mais non. Ce n'est pas fini. Cela, le noiraud en est persuadé. Lentement, il inspire et évitant de tourner le regard en direction du bébé qui commence à se calmer doucement, il observe un instant le général.

— Ils vont revenir. Il sait. Il sait pour Minho...

Le général hoche la tête. Il est d'accord. De toute façon passer outre les propos à peine sous entendus serait stupide.

— Oui. Mais pas tout de suite. Ils aiment faire durer.

Le noiraud passe une main nerveuse sur sa nuque. Sa peau est moite. Il se sent pris au piège, à nouveau. Comme un animal enfermé dans une cage dorée, les barreaux trop beaux pour être vrais. Il murmure, inquiet.

— Il a senti Minho... Ils vont vouloir savoir qui est le bébé.

Le général l'observe, grave.

— Il faudra que vous décidiez de ce que vous êtes prêt à faire pour le protéger.

Il n'a pas levé la voix. Mais dans son regard, il y a un avertissement. Une vérité que Jisung refuse encore de formuler à haute voix.

— Qu'est-ce qu'il pourrait se passer ?

— S'ils savent qu'il avait été adopté... ils peuvent le rendre à la famille... Ce n'est qu'un exemple. Mais ton enfant étant né en dehors des liens du mariage, c'est un déshonneur qu'ils vont vouloir réparer.

— Ce Goro... C'est lui qui m'a fait envoyer à la maison d'éducation... C'est lui qui m'a fait croire à la mort de Minho...

Un frisson le traverse. L'oméga baisse enfin les yeux vers ses mains, rouges, tremblantes, souillées de cette impuissance qu'il hait tant. Il n'a jamais oublié le visage de cet homme, mais il y a quelque chose de pire encore que le souvenir : sa persistance dans le présent.

Il est là. Encore.

Toujours.

Le général reste silencieux. Il ne détourne pas le regard. Il attend. Il le laisse digérer, comprendre.

— Il savait que Minho me retrouverait. Il voulait que je pense que tout était fini. Que Minho ne reviendrait jamais.

Il ravale sa salive. Quelque chose le déchire de l'intérieur. Le général acquiesce lentement.

— Parce qu'un Omega brisé ne réclame plus justice. Il obéit. Il se soumet. Tu étais plus facilement manipulable en n'étant plus vraiment toi-même...

— Je veux... Je veux le tuer...

Si ces paroles font froncer les sourcils de Katsuyuki, ce n'est pas tant par leur sens que par la manière dont l'information a été lâchée. Le jeune homme semble particulièrement convaincu de ce qu'il vient de dire, et il prend un temps considérable pour reprendre la parole.

— Ce n'est pas une bonne idée, et tu le sais. Tu n'en tireras rien de bon, et je ne suis pas fou au point de te laisser faire une telle chose.

— Mais...

Le soldat lève une main pour faire taire les protestations du noiraud avant même qu'il ne les laisse s'échapper.

— Pour l'heure, tu dois te reposer. Et réfléchir à ce que tu vas aller dire à sa Majesté. Je vais lui demander une audience afin d'être débarrassés de ce foutu fonctionnaire.

— Je veux Minho... Je veux le voir...

— Demain nous irons à la caserne. Tu le verras.

Lorsque la nuit tombe, tout le palais se fait silencieux. C'est à peine si l'on entend quelques instruments de musique qui jouent pour les hauts dignitaires quelque part dans une autre aile. Les couloirs sont silencieux, même les lampes diffusent une lumère douce et tamisée.

N'arrivant pas à dormir, Jisung finit par se lever de son futon et ses pieds nus sur le parquet ne font pas de bruit lorsqu'il arpente le couloir qui le sépare de la chambre de l'enfant et de la nourrice.

Il a juste besoin de voir. Juste une seule fois, à peine quelques secondes. Il a besoin de vérifier que tout va bien. Mais une fois devant le panneau, il attend. Le noiraud ne sait pas pousser la porte qui le sépare de son propre bébé. Il lève la main avant de la retenir. Combien de temps hésite-t-il ? Puis finalement, c'est d'un geste lent qu'il fait glisser la cloison. A peine un bruissement de bois avant qu'il se faufile dans l'entrebâillement.

La jeune femme dort, recroquevillée sur son futon dans un coin, et lui reste silencieux afin de ne pas la réveiller. Son souffle est saccadé, ses mains tremblent et il peine à faire les pas qui le séparent du petit berceau suspendu, de bois laqué. Son regard s'évade, se plonge dans la contemplation du sol qu'il voit défiler lentement sous ses pieds. Il n'ose pas encore lever ses beaux yeux vairons, et quand il se retrouve devant le berceau, il lui faut un moment pour oser faire quoi que ce soit. L'envie de s'en aller, de tourner les talons et de repartir dans sa chambre est forte, mais... Mais c'est son bébé...

Son bébé...

Le sien et celui de Minho... Il n'a pas demandé à venir au monde, il n'a pas demandé à l'avoir comme parent et il n'est pas juste pour lui d'être rejeté par quelqu'un qui est censé l'aimer...

Le noiraud ferme ses paupières tandis qu'il pèse le pour et le contre, qu'il lutte avec lui-même... Finalement, il les rouvre et jette un rapide coup d'œil à ce tout petit corps emmailloté.

Puis la curiosité l'emporte finalement, et il revient sur lui pour s'y attarder plus longuement.

Il est minuscule, paisible. Sa poitrine se soulève à peine, au rythme de ses souffles endormis. Sa petite bouche tosse dans le vide, et les petits bruits de succion font sourire le jeune homme qui se penche un peu pour mieux le détailler. Il sent les larmes affluer à ses yeux, mais elles ne coulent pas. Ses doigts tremblant s'approchent de cette joue si ronde. Ce front légèrement plissé. Ce duvet sombre sur le crâne. Ces petites lèvres entrouvertes.

Il lui ressemble.

Il ressemble à Minho.

Et à cet instant précis, quelque chose cède au fond de lui. Il retire vivement sa main avant de se retourner.

Jisung tombe à genoux, sans un bruit, la main plaquée sur la bouche pour ne pas sangloter à voix haute. Tout ce qu'il a enfoui, contenu, muselé depuis des semaines remonte d'un coup, brutal, acide. Il reste là, recroquevillé près du berceau, à pleurer en silence.

Il ne peut pas le prendre dans ses bras. Pas encore. Mais il peut au moins rester là.

Il peut veiller.




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<3

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