Chapitre 26 - t2
Les papiers bruissent sous les mains appliquées des fonctionnaires. Dans l'immense bâtiment du ministère, le silence régne avec la même fermeté que l'ordre. On se salue d'un signe bref, on marche sans faire claquer ses talons, et chaque respiration semble soumise à une hiérarchie invisible.
Minho gravit les marches avec lenteur. Il n'est pas revenu depuis plusieurs jours. L'excuse d'un déplacement pour inspection, vague et à peine crédible, suffit pour le moment à justifier son absence. Mais ce jour-là, les regards s'attardent sur lui et ne lui disent rien qui vaille. Les gens d'ici ont-ils eu vent d'une manière ou d'une autre sur ce qui le retient ailleurs depuis ces jours ?
Il franchit la double porte de son service, salue d'un hochement de tête ses collègues, et se dirige droit vers son bureau comme si de rien était. Il n'a pas le temps d'y poser ses affaires : une voix sèche l'appelle déjà. Il sait bien de qui il s'agit.
— Lee.
Il se retourne. Le ministre, le visage impassible, le regard d'aigle, les mains croisées derrière le dos.
— Venez.
L'alpha le suit alors sans mot jusqu'à son bureau, non loin. À l'intérieur, le contraste est saisissant et étonne encore le châtain malgré qu'il le connaisse maintenant. Moins d'apparat, mais plus de tension. Le ministre lui désigne un siège, sur lequel il s'asseoit, le dos droit et le menton haut.
— Vous avez été absent. Fréquemment.
— J'avais des choses à vérifier. Et je ne pouvais pas le signaler de peur que cela ne serve à rien.
— Curieux... Cela signifie que vous avez des doutes quant à des gens travaillant pour nous ?
Il laisse planer le silence. Puis, en inclinant légèrement la tête, il poursuit.
— Je suppose que vous êtes toujours loyal à ce pays, Lee. À votre gouvernement. À votre engagement. A cet Empire qui vous a si bien accueilli.
— Toujours, monsieur.
Un temps.
Le ministre tapote du bout des doigts sur le bureau, presque distraitement.
— Il est parfois difficile de conjuguer loyauté et distraction. Les sentiments peuvent altérer le jugement. Vous comprenez ?
Les yeux de Minho ne cillent pas. Il soutient le regard, impassible.
— J'ai toute ma concentration, monsieur.
Le ministre penche un peu la tête. Une ombre passe dans son regard.
— Bien. Je vous le dis parce que j'ai de l'estime pour vous. Mais vous savez aussi que ceux qui s'égarent peuvent être appelés à... rendre des comptes.
Une menace. Il n'y a aucune émotion dans le ton, mais chaque mot tombe comme un couteau sur la table. Il sait. L'alpha se retient de fermer les yeux pour chasser ses pensées, mais il revoit soudain le fonctionnaire Goro à la cérémonie de l'empereur. Il ne serait guère étonnant qu'il l'ait surveillé plus que de raison. Dans sa poitrine, son coeur bat à tout rompre même s'il tente de n'en rien montrer. Cela signifierait la fin pour Jisung et lui. Il ne doute pas que rompre le marché qu'ils ont passé serait leur passer la corde au cou...
Minho se lève.
— Je vous remercie de votre sollicitude. Je resterai digne de la confiance que l'on m'a accordée.
Il s'incline alors et sort, le pas maîtrisé. Mais à peine les portes refermées derrière lui, une autre pensée, brûlante, l'envahit.
Jisung.
Et l'enfant.
Ce bébé qu'on leur a volé.
Vivant, quelque part, grandissant dans un foyer étranger, sans savoir qui sont réellement ses parents, sans même leur odeur pour le rassurer.
Le châtain sent un poids terrible lui écraser la poitrine. Il veut le retrouver. Il le doit. Pour Jisung, pour lui-même, pour réparer un tort si profond qu'il en devient viscéral.
Il rejoint son bureau sans plus prêter attention aux murmures, aux soupçons. Sa main serre la manche de sa veste comme s'il y cherchait une trace de chaleur perdue. Le monde peut bien douter de lui. Il n'a jamais été aussi certain d'une chose, il fera tout pour récupérer leur enfant, quitte à devoir donner sa vie.
Le Général ferme doucement la porte de la chambre où Jisung repose. Les traits encore marqués par le sevrage, l'oméga a enfin trouvé un peu de répit. Plusieurs jours après avoir atteint l'apogée, le pire est passé. Même si les courbatures le rongent encore, ses couleurs commencent à revenir, sa respiration se fait plus calme, ses paupières sont closes sur un sommeil sans terreur, sans cauchemars. Le vieil homme le regarde un instant, songeur, avant de clore le panneau. Il a une promesse à tenir aussi se hâte-t-il de s'en aller.
Il suit des pistes ténues, déterminé à retrouver ce petit être arraché à ses parents.Un bébé, à peine âgé d'un mois, né à la maison d'éducation de Kyoto, mis à l'adoption dès les premières heures et confié à une famille sûrement puissante, avide d'héritier. Cela va prendre un temps considérable compte tenu de la distance qui les séparent de cette ville, mais il compte bien y parvenir quoi qu'il arrive. Il a d'ores et déjà dépêché quelqu'un de confiance sur place afin de faire le relais.
Dans les archives impériales de Tokyo, l'air était lourd de poussière et de secrets. Le Général fait face à un employé frêle, qui blanchit en entendant sa requête.
— Une naissance récente à la maison d'éducation de Kyoto... Un enfant d'oméga coréen ?
Les pages des registres se froissent sous ses doigts, mais cela ne donne rien.
— Je... Il faudrait consulter les dossiers de la maison... Je ne suis pas habilité à le faire... Et ici il n'y a rien concernant leurs affaires...
D'un regard las, le Général obtient malgré tout un nom, Kansaki. L'homme gérant les registres, l'homme à consulter.
Le train roule vers le sud, et le Général, droit dans son siège, accompagné d'un secrétaire, contemple les paysages qui défilent par delà les fenêtres. Rizières inondées, collines boisées, villages endormis. Il a confié l'oméga au médecin du palais, en qui il a grande confiance et il n'a aucun doute sur les visites de l'alpha. Un bébé d'un mois, presque deux... Il imagine un visage minuscule, des mains encore fermées en poings, des yeux curieux ou endormis, et il ne peut s'empêcher de secouer doucement la tête, dépité.
Arrivé près du domaine, il observe de loin cette propriété austère qui s'offre à sa vue. De hauts murs blancs, de lourdes portes de bois sculptées, un jardin trop bien entretenu mais chaleureux. Un paradis pour certains, une consécration. Un enfer pour d'autres qui n'ont pas demandé à y être enfermés.
En interrogeant les domestiques du quartier, le Général glane de ci de là quelques confidences.
— Oh oui ! La famille Fujiwara ! Ils ont enfin un héritier, un tout petit nourrisson. On dit qu'il est arrivé comme par miracle... La dame n'a jamais pu enfanter jusque là.
— Il paraît qu'il a des cheveux noirs, tout doux comme de la soie. Il est minuscule, comme s'il était né avant le terme.
Ces paroles vrillent le cœur du Général. Ce n'est pas un miracle... c'est un vol. Un enfant volé, enlevé, le fruit d'un amour broyé par la cruauté des hommes. A chaque réponse, il offre de bon coeur quelques pièces ou quelques repas par le biais du secrétaire qui finit par le rejoindre.
— Pensez-vous que c'est lui que nous recherchons, général ?
— Il semblerait que ce soit le cas... Allons nous reposer à l'auberge. Nous verrons plus tard ce qu'il en est.
À la tombée de la nuit toutefois, il ne résiste pas à l'idée d'aller observer les alentours de la demeure. Dissimulé derrière un arbre, il aperçoit au travers un paravent entrouvert la lueur d'une lampe. Une nourrice berce un minuscule paquet dans ses bras, fredonnant une berceuse. À peine un mois, presque deux... L'enfant semble minuscule, fragile, un duvet sombre sur le crâne, les paupières closes sur un sommeil paisible. Il voit à peine son visage caché au milieu des couvertures qui le couvrent.
Le Général soupire. Le petit est en vie. Protégé. Mais à quel prix ?
De retour à Tokyo, il fait chercher Minho, et lorsqu'il est là, il le fait entrer dans son bureau. Le jeune alpha tremble presque d'impatience, tellement qu'il en oublie les salutations et la voix vibrante, il se lance.
— Dites-moi...
— Je l'ai vu. De très près. C'est un tout petit garçon, en bonne santé. Il dort dans des draps de soie, il est bercé, nourri. Ils l'aiment. Ou plutôt... ils aiment ce qu'il représente. Il a une nourrice qui paraît généreuse.
Minho ferme les yeux, et il sent un poids sur ses épaules, qui l'écrase.
— On ne peut pas le laisser là.
— Non. On va le reprendre. Mais il va falloir négocier. Ça va faire un mois qu'ils l'ont auprès d'eux...
— Un mois... Un mois loin de ses vrais parents...
— On va y arriver, gamin. Tu vas le retrouver. ... Est-ce que tu vas prévenir Jisung ?
Le châtain réfléchit un instant avant de finalement secouer la tête.
— Non... Si on n'y arrive pas...
Comprenant ce que le châtain veut dire, Katsuyuki hoche alors la sienne.
— Alors faisons-lui la surprise de notre réussite. ... Je connais un homme. Un marchand. Il est respecté et de confiance. Il sait très bien jouer des apparences. Il peut nous servir d'intermédiaire, le temps que nous y allions.
— Pour faire quoi ?
— Préparer le terrain ?
D'un geste vague de la main, il congédie alors l'alpha.
— Va donc retrouver ton oméga. Il croit peut-être qu'il ne veut pas te voir, mais ça lui fait du bien quoi qu'il en dise.
Quinze jours. Il aura fallu quinze jours de plus pour que le marchand parvienne à obtenir une invitation. L'intermédiaire s'est glissé dans les salons des puissants, apportant tissus rares et
céramiques précieuses, jusqu'à obtenir un entretien avec la maîtresse de la maison adoptive. La bataille s'est avérée rude, la femme n'ayant que peu confiance en les gens.
Durant ces quinze jours, Minho a rongé son frein comme jamais. Il a lutté contre la frustration que lui provoque le constant rejet de son oméga, et celle de savoir leur bébé loin d'eux, alors qu'il leur suffirait d'aller le récupérer. Ce qui l'aide à ne pas sombrer, c'est de voir la lutte que mène Jisung, la lutte pour recouvrer une santé qu'il n'a plus depuis des mois, à cause de ces drogues qu'ils lui injectaient. Il a beau être encore faible, il parvient à se lever et à marcher un peu, pour le plus grand bonheur de l'alpha qui lui sourit largement en l'encourageant, même s'il ne reçoit que des oeillades coléreuses et haineuses.
Et ce jour, il est dans le train avec le général et son secrétaire. C'est la première fois que le châtain monte dans cette machine infernale et il ne peut détacher son regard des paysages qui défilent devant lui.
— Vous pensez que ce sera simple ?
Katsuyuki ne tourne pas la tête, regardant droit devant lui.
— Non. Mais nous y parviendrons. Leur honneur ne survivra pas si le bruit devait se répandre qu'ils ont volé un bébé pour satisfaire un besoin d'héritier. Surtout si ce bébé est d'un oméga coréen.
Se rendant compte du sous entendu qu'il a lancé, il détourne enfin le regard pour observer un instant Minho, tourné vers lui avec un sourcil haussé.
— Hm. Il est de notoriété publique pour beaucoup de japonais, que les coréens... sont un peu arriérés...
— Arriérés hein ?
— Hmm. Bien évidemment nous ne pensons pas tous comme ça ! Mais imaginez, les grands pontes qui estiment que cette famille nourrit un petit... Un petit... Un petit bouseux... ? Non mais... !
Le regard de l'alpha se fait de plus en plus blasé à mesure que le général parle et s'enfonce. D'ailleurs celui-ci s'en rend compte et commence à sentir ses joues chauffées.
— Ce ne sont bien sûr pas des pensées que je partage !
Le châtain finit par rire.
— Je sais bien, ne vous en faites pas. Mais c'était assez amusant de vous voir essayer !
Le soldat remue dans son siège et se replace droit et raide, un peu faussement vexé, ce qui ne fait que renforcer l'hilarité de l'alpha.
— Peut-être pas bouseux, mais mal élevé il n'y a pas de doute ! Malotru.
La maison, d'une élégance sobre, affichait les lignes pures de l'architecture traditionnelle, avec ses cloisons de papier fin, ses boiseries patinées et son jardin délicatement composé. Tout semblait respirer l'harmonie et le respect des anciens, jusqu'à ce que le regard soit accroché par quelques détails plus modernes : un vase en porcelaine européenne trônant sur un buffet, un service à thé d'allure occidentale, ou encore la présence discrète d'une pendule à balancier, symbole d'un attrait naissant pour les nouveautés venues d'ailleurs.
Minho et le général sont assis, droits, sur les coussins disposés face au couple Fujiwara. Entre eux, la table basse de la pièce semble aussi large qu'un gouffre, tant chaque mot échangé pèse lourd dans l'air. Avec une courtoisie impeccable, mais une inflexibilité polie, les maîtres de maison écoutent les arguments, les suppliques voilées, les raisons que les deux hommes déploient pour tenter de marchander le retour de l'enfant à ses parents légitimes.
Ils ne l'ont pas encore vu. Sans doute est-il endormi dans une pièce attenante, à l'abri de cette conversation d'adultes ? Ou peut-être confié aux bons soins d'une nourrice dévouée, loin des tourments de ces négociations. Le silence, parfois, s'étire entre deux phrases, juste troublé par le tic-tac discret de cette pendule qui parait souligner l'attente.
Le châtain sent sa gorge se serrer. Il se retient de demander à voix haute où se trouve l'enfant, de peur de briser le fragile équilibre des échanges. Le général, plus rompu à ce genre de joute, d'autant plus qu'elle ne le concerne pas réellement, garde un calme presque inébranlable, pesant chaque mot, chaque inclination de tête, comme un joueur de go comptant ses pierres.
D'une voix calme, Katsuyuki reprend et salue en se penchant en avant.
— Nous vous remercions de nous recevoir. Nous savons ce que vous avez offert à cet enfant... et nous n'avons aucun désir de vous manquer de respect. Mais aujourd'hui, nous venons vous demander de le rendre à ses parents.
Le maître Fujiwara, le regard posé sur eux, fronce d'office les sourcils et repose la tasse de thé qu'il a porté à ses lèvres.
— Cet enfant vit ici depuis sa naissance. Il est chez lui. Pour nous... il est notre fils. Ce que vous demandez, ce n'est pas une simple formalité. C'est un arrachement.
Minho, ne désirant pas être en reste et simple spectateur, ne peut s'empêcher d'intervenir, essayant d'ignorer le bruit de la pluie qui s'est mise à tomber drue. Sa voix se fait un peu tremblante, tout en restant ferme. Il y a tant en jeu à cet instant...
— Je le comprends. Et je n'ai aucune intention d'effacer ce que vous avez fait pour lui. Ce que vous avez fait... c'est plus que ce que nous pouvions espérer. Mais... c'est mon fils. Et je viens, non pas pour le reprendre de force, mais pour le retrouver.
La maîtresse de maison intervient alors d'une voix douce, un peu émue toutefois.
— Il ne sait rien d'un autre foyer que celui-ci. Il sourit ici, il dort ici, il mange ici. Vous ne l'avez jamais vu. Que pouvez-vous lui offrir, sinon l'inconnu et l'incertitude ?
Le général, pesant ses mots répond avant que l'alpha ne le fasse.
— Nous ne venons pas troubler sa vie par caprice. Nous venons parce que nous ne pouvons pas laisser un enfant grandir loin de ceux qui lui ont donné la vie, sans jamais connaître la vérité.
— L'oméga qui lui a donné la vie... Il lui manque un bout de lui-même, et tant qu'il ne retrouvera pas son enfant, il ne saura pas se reconstruire comme il le faut...
Fujiwara laisse passer un long silence. Il semble peser chacun de ses mots avant de parler, son regard toujours fixé sur la table de bois laqué.
— Ce que vous demandez... n'est pas une chose qu'on accorde à la légère. Cet enfant est devenu notre fils. Nous avons veillé ses nuits, nous avons vu ses premiers sourires, nous l'avons vu tendre les mains vers nous. Vous venez... et vous nous demandez de renoncer à cela en un battement de cœur ? Laissez nous quelques jours afin d'en discuter et de réfléchir à ce qui sera le mieux pour lui.
Le châtain serre les poings sur ses genoux. Sa voix, lorsqu'elle s'élève, est vibrante mais contenue.
— Je ne viens pas pour effacer ce que vous avez fait. Je ne viens pas pour piétiner l'amour que vous lui avez donné. Mais... il est mon sang. Il est le fruit de ce lien que j'ai juré de protéger, même au péril de ma vie. Vous parlez de ce que vous lui avez donné, et je le respecte. Mais moi... moi, je n'ai encore rien pu lui donner. Et chaque jour qui passe m'enlève un peu plus cette chance.
Madame Fujiwara le regarde alors, émue malgré elle.
— Vous parlez d'amour... mais l'amour, ce n'est pas que le sang. L'amour, c'est celui qui berce, qui console, qui élève. Cet enfant, il ne connaît que nos bras. Vous voulez qu'il parte avec des étrangers, ce soir ? Vous croyez que son cœur ne souffrira pas ?
L'alpha secoue la tête, sa voix se brise presque :
— Je sais qu'il souffrira. Je sais que ce sera dur. Mais ce sera une douleur passagère. Je ne peux pas... je ne peux pas vivre en sachant que mon fils m'a été enlevé, et que je n'ai rien fait pour le retrouver. Vous dites qu'il ne nous connaît pas. C'est vrai. Mais si vous le gardez encore... ce sera pire. Un jour, il apprendra la vérité, et alors... ce sera un arrachement bien plus grand.
Le général intervient, pesant ses mots, il faut apaiser la tension qui monte, sans quoi ils seront venus ici pour rien.
— Nous ne venons pas par caprice. Nous venons parce que l'ombre de cet enfant hante ceux qui l'ont perdu. Et parce qu'un jour, la vérité s'impose toujours.
Fujiwara relève la tête, ses yeux sombres se posant sur Minho.
— Vous pensez qu'il vous aimera simplement parce que vous êtes son géniteur ? Vous croyez qu'un lien se commande ? Que le sang suffit ?
Le jeune homme ferme les yeux une seconde, rassemblant son courage.
— Je ne vous demande pas de croire qu'il m'aimera dès ce soir. Je vous demande de me laisser essayer. Je vous demande de me laisser être son père. Parce que c'est ce que je suis. Et parce que je ne partirai pas sans lui.
Un silence pesant s'installe. On entend au loin un chant d'oiseau dans le jardin, comme un écho lointain au tumulte intérieur de chacun. C'est à ce moment là que le soldat se décide à sortir la carte qu'il a conservé jusqu'à présent dans sa manche. Sa voix est basse lorsqu'il s'adresse aux parents adoptifs.
— Il serait mal venu que le bruit de l'enlèvement d'un bébé coréen se répande...
La maîtresse Fujiwara baisse enfin la tête, les joues écarlates. Sa voix est un murmure et sa mâchoire est serrée, comme ses poings sur l'étoffe de son kimono.
— Il dort encore. Nous allons prévenir la nourrice.
L'homme reste immobile un instant encore, puis se lève avec lenteur.
— Que le ciel veille sur vous... et sur lui.
C'est dans le jardin à la tombée du jour, loin des yeux qu'est enfin arrivée la nourrice. Dans ses bras, tenu comme un petit trésor qu'elle protégerait, le bébé, enveloppé dans une couverture de soie. Le Général et Minho la voient arriver jusqu'à eux, et l'alpha sent son coeur s'emballer. Son bébé... Leur bébé est là, juste là et il vient à lui. Un violent frisson le traverse et il finit par s'avancer au devant de la femme avant de tendre des mains tremblantes. Il n'ose cependant pas toucher ce précieux petit paquet qui lui paraît si fragile. Ses yeux s'embuent lorsqu'il le voit quand la jeune femme décale le pan de son petit nid. Là, blotti contre la nourrice, son fils respire doucement, minuscule et vivant.
— Mon fils... C'est mon bébé...
Il est si ému qu'il lui devient compliqué de parler. Il ne sait s'empêcher de le regarder, de le détailler, de le découvrir dans son ensemble.
— Il lui ressemble tellement...
Katsuyuki pose alors une main ferme sur son épaule.
— Nous n'avons que quelques heures avant que la famille ne se ravise ou que les rumeurs s'envolent. Allons-y.
Le soleil décline derrière les collines, inondant la pièce d'une lumière chaude et dorée. Des poussières dansent dans l'air, comme en suspens, alors que le silence règne dans la maison du général. Un silence presque sacré, brisé seulement par le chant lointain d'un oiseau ou le craquement discret des planches sous les pas mesurés des serviteurs.
Voilà plusieurs jours qu'il n'y a que le médecin qui vient lui rendre visite, et même s'il ne l'avouera pas, Jisung en voudrait presque encore plus à Minho de ne pas venir le visiter même s'il ne lui est pas agréable du tout. Il reste immobile, assis près de la fenêtre, les yeux perdus au-delà du jardin endormi. La lumière caresse son visage émacié, dessine les cernes creusés sous ses yeux. Le thé devant lui a refroidi depuis longtemps. Il n'a pas la force de le porter à ses lèvres.
Il ferme un instant les paupières, tentant de calmer le tumulte sourd qui le ronge. Minho. Ce nom, ce souffle, ce poids dans sa poitrine. Il se déteste de penser à lui, de l'attendre presque, de l'espérer au détour d'un pas dans le couloir. Il se hait de lui en vouloir encore plus que nécessaire. Il n'a rien fait de mal, et pourtant...
Peut-être parce qu'il n'a rien fait du tout.
Un soupir échappe à ses lèvres, léger, brisé par la lassitude. Sa main amaigrie repose sur son ventre encore douloureux, là où la cicatrice tire dès qu'il bouge trop. Les serviteurs passent, silencieux, baissant les yeux pour ne pas troubler davantage ce qui s'apparente désormais à un deuil sans fin.
Le médecin repassera sans doute demain. Il posera ses questions d'une voix douce, regardera ses poignets maigres, notera ce qu'il doit sans jamais prononcer ce qui compte vraiment... quand la vie reviendra-t-elle dans ce regard éteint ?
Le soleil poursuit sa course, et bientôt la nuit viendra, avec elle le poids des heures vides et de l'attente inutile. Et Jisung reste là, figé, sans même savoir ce qu'il espère encore.
Un bruit, à peine un froissement, le fait sursauter. Il entend la porte coulisser, et des pas lents, chargés de prudence. Son cœur s'emballe. Il ne se retourne pas cependant.
— Jisung ?
C'est la voix du général. Douce... Trop douce. Porteuse de quelque chose. Il sent un souffle de panique monter en lui sans même savoir pourquoi. Ses doigts se crispent contre le bois de la fenêtre.
— Je ne t'en ai pas parlé avant. Je voulais être sûr...
Un silence est marqué avant qu'il ne reprenne plus bas, comme s'il voulait se confesser.
— Je l'ai retrouvé.
Jisung se fige alors et ses épaules se tente encore un peu plus.
Des pas. Un glissement soyeux de tissus. Un léger gazouilli d'enfant.
Non.
Non, ce n'est pas possible.
Il sent la chaleur du général se rapprocher. Son ombre le couvre un instant, avant qu'il n'entende distinctement un léger bruit mouillé, une succion, un soupir endormi, un souffle minuscule.
— Ton fils, Jisung.
Tout son être hurle d'un coup.
Son fils ?
Ce fils qu'on lui a arraché sans un cri, sans un regard, sans un souffle partagé ? Ce fils qui n'a jamais existé que dans ce ventre maintenant si cruellement vide ? Ce fils qu'il n'a pas vraiment attendu et qu'il aurait dû retenir encore davantage ?
Ses lèvres tremblent. Il ne bouge pas. Il voudrait regarder. Il voudrait tellement regarder. Voir ses traits, voir s'il a ses yeux, s'il a la bouche de Minho ou la sienne. S'il a ses joues... Il voudrait, il en crève d'envie... et pourtant... Pourtant se retourner lui paraît au dessus de ses forces. Son souffle se saccade alors qu'il cherche un moyen d'éviter la confrontation qu'il redoute tant.
— Regarde-le, Jisung...
Minho... C'est lui qui l'incite d'un souffle, derrière le soldat.. Sa voix est tendue, pleine d'espoir brisé, d'amour désespéré.
— Il est là. Il est à nous. Il est avec nous.
À nous.
Ces mots le frappent comme un coup.
À nous.
Et lui ? Il a tout perdu. Il a cru mourir mille fois. Il a vécu l'absence, le deuil, la solitude des nuits vides. Et on voudrait qu'il tende les bras vers cet enfant ? Cet enfant qu'il ne connaît pas, qui n'est qu'un inconnu, un rappel cruel de tout ce qu'il avait enduré ? Cet enfant qui l'a blessé plus que jamais alors qu'il pensait sentir Minho ?
Ses yeux se remplissent de larmes, et il secoue la tête, les dents serrées, le regard fixé au sol en se levant vivement et en s'écartant le plus que le lui permet la pièce.
— Non...
Sa voix est rauque, étranglée par le poids des souvenirs, par la douleur des mois de silence.
— Je... je peux pas...
Le châtain s'avance d'un pas, le cœur battant.
— Jisung, regarde-le, je t'en prie... Il te ressemble... Il te ressemble tellement...
Mais noiraud recule, d'instinct, comme un animal blessé. Ses jambes manquent de le trahir, mais il tient debout. Son dos heurte enfin la cloison et il ferme les yeux un instant, les mains venant les cacher, espérant que le monde disparaisse. C'est dans un gémissement douloureux qu'il répond à Minho, qu'il répond au général.
— Arrêtez... Ne me forcez pas... Ne me forcez pas... S'il vous plait...
Katsuyuki, immobile, berce doucement le nourrisson qui remue dans son sommeil. Sa compassion transparait dans chaque geste, mais il sait qu'il ne peut rien faire de plus.
L'alpha, lui, tend les mains dans le vide, vers l'oméga, sans oser l'approcher davantage. Ses yeux le supplient.
— Il a besoin de toi... On a besoin de toi mon coeur...
— Non. »
Un sanglot s'étrangle dans la gorge de Jisung.
— C'est trop tard. C'est trop tard pour moi...
Finalement, il prend ses jambes à son cou, fuyant la pièce comme on fuit un incendie. Il a beau ne pas avoir retrouver sa force, il a beau être encore convalescent, il se hâte pour sortir, il doit sortir et respirer, il doit fuir.
Minho reste là, les bras ballants, figé dans sa douleur. Il sent ses forces le quitter, et il tombe à genoux, les poings serrés sur le sol, incapable d'empêcher les larmes de rouler sur ses joues.
Le général s'approche doucement et posa une main réconfortante sur son épaule. Sa voix est grave, mais tendre alors qu'il cherche à réconforter l'alpha.
— Il faut lui laisser du temps. Il a traversé l'enfer. Il faut qu'il réapprenne le chemin vers la lumière.
Le châtain hoche faiblement la tête, incapable de répondre, le regard perdu sur le nourrisson qui dort toujours, paisible, sans savoir qu'il est au cœur d'un tel tracas.
Dans la chambre voisine, Jisung, lui, s'effondre contre la porte close, les mains sur son visage, le corps secoué de sanglots silencieux. Il aurait voulu être plus fort. Il aurait voulu pouvoir l'aimer tout de suite. Mais il en est tout bonnement incapable.
Et ce constat le brise malheureusement un peu plus encore.
____
Ca va le faire!
C't'en bonne voie.
Non?
On va dire qu'il reste une dizaine de chapitres :p (environ)
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