Chapitre 19 - t2
Février est maintenant bien entamé. La lumière du soleil se reflète sur la neige qui tapisse le jardin de la maison d'éducation et filtre à travers les rideaux de lin épais, caressant le sol de touches dorées. Jisung est déjà éveillé depuis un moment. Allongé de côté, sur son futon, le nez sous les lourdes couvertures qui le recouvrent. Ses deux mains sont posées sur son ventre rond dans l'attente d'un mouvement. Il veut en profiter tant qu'il est un peu lui-même, avant qu'ils ne viennent lui injecter leur poison quotidien. Cette chose lui annihile tellement les sens, qu'il a la vilaine sensation de n'avoir pas su prendre le temps de réaliser que leur bébé allait bientôt voir le jour, à son grand dam. Il donnerait tout ce qu'il a pour repousser encore un peu le temps, pour repousser l'échéance.
— Tu comptes rester là toute la matinée ??
La voix enjouée de Ren qui surgit dans sa chambre comme une furie bienheureuse, détourne l'attention de l'oméga qui lève le nez en direction du panneau.
— Hmm... Peut-être.
Il sait néanmoins que ce n'est pas faisable et que s'il ne se hâte pas un peu, on viendra le mettre debout sans attendre. Avec une grimace, il se redresse donc lentement, en appui sur un coude, et ne refuse pas l'aide que lui propose son seul « ami » au sein de la demeure. Une fois le jeune homme debout, Ren dépose ses mains sur le ventre de Jisung.
— Il bouge bien ! Tu verras ! Un alpha. Je te le dis, je ne me trompe jamais.
Les infirmières arrivent alors, accompagnées du médecin. C'était à prévoir, jamais ils ne sont en retard. Voilà que la conscience du noiraud va de nouveau s'effilocher plus que de raison. C'est ainsi que commence chaque journée ici. Et s'il tente de lutter pour éviter cette maudite piqûre, il est rapidement maîtrisé pour qu'on puisse la lui faire en toute sécurité, aussi se contente-t-il d'attendre que cela se passe, résigné. Il reçoit donc son injection non sans grimacer à la pique douloureuse, et replace rapidement le tissu de son vêtement pour recouvrir son épaule. Eux sont ravis lorsque ses muscles se détendent et que ses membres deviennent cotonneux, que son esprit commence à s'évader et à se terrer quelque part dans un brouillard épais, qui l'empêche de lutter. Ils ont trouvé comment le faire prisonnier de sa propre tête.
— Ayé, t'as les pupilles aussi grandes que des pièces de cuivre.
Ren plaisante, essaye de dédramatiser la situation comme il le peut, même s'il est sincèrement désolé du traitement que son ami reçoit. Délicatement, il frotte une épaule au noiraud, en guise de réconfort, et lui attrapant le bras, il l'entraîne en direction du broc d'eau afin de l'aider à se nettoyer un peu et à le vêtir.
Lorsqu'il l'emmène avec lui pour le petit déjeuner, le japonais lui lance un fruit séché sans trop y penser, pendant que lui même en gobe un. Forcément, Jisung le rate et son compagnon rit de sa propre bêtise en se penchant pour ramasser le gâchis.
— Pardon, j'ai oublié.
L'oméga, lui, n'a toujours pas la tête à rire, qui plus est, son ventre se met à tirer particulièrement, avec la sensation constante qu'il est prêt à se fendre en deux. Son dos est douloureux, ses jambes sont pleines de fourmis et l'enfant s'est décidé à bouger sans cesse, comme s'il savait lui aussi que le temps est maintenant compté. Noiraud se contente de hocher la tête, lentement, comme pour effacer cette petite bêtise qui n'en est pas vraiment une. Ce faisant, une de ses mains se dépose sur son ventre durci, comme pour retenir encore un peu ce qui lui reste.
Comme chaque matin, les voilà à se promener dans les jardins intérieurs, toujours sous l'œil discret mais invariable des surveillants. Il fait encore froid, mais certains pruniers ont commencé à bourgeonner, comme un rappel cruel de ce que représente la saison.
Ren a son bras enroulé autour du sien, c'est ainsi qu'ils se baladent maintenant tous les deux. Oh, non pas que Jisung en ait réellement besoin, mais ce contact le rassure alors le japonais s'y soumet de bonne grâce. Ils parlent un peu parfois. Ils évoquent leurs rêves, leurs espoirs, même ceux auxquels il faut renoncer, comme celui de cette petite maison en bord de mer entouré d'un jardin fleuri.
L'arrivée d'une surveillante, pour leur signaler qu'un cours va commencer les interrompt et ils se dirigent donc jusqu'à la grande pièce chaleureuse qui les accueille pour une leçon de calligraphie. Ils s'installent donc à genoux, en silence, face à leurs papiers immaculés. L'encre tiède est disposée devant eux et les pinceaux sont alignés sur leurs supports avec une précision quasi militaire.
Jisung trempe lentement le bout de son pinceau. Son poignet tremble à peine mais c'est visible pour qui l'observe un peu trop. C'est comme si son corps ne lui appartenait plus, qu'il n'était pas tout à faire à lui. Son ventre pèse, tire. L'enfant bouge souvent maintenant, presque trop en fait.
Tenant sa posture droite, le noiraud trace chaque idéogramme avec un soin plus ou moins marqué. Le trait est hésitant et l'encre bave un peu, mais il continue, désireux de se distraire de ce qu'il ressent. Il veut penser à autre chose, et peu importe si ce n'est pas parfait. Entre la drogue injectée chaque matin, et la détresse qu'il ressent malgré lui, il doit faire montre d'une concentration hors norme pour réussir à faire ce à quoi il s'applique.
Lorsqu'il relève parfois le museau de sa feuille, c'est pour observer un peu autour de lui. Les femmes, comme les autres omégas sont plus ou moins concentrés, mais tous s'appliquent, que ce soit à réécrire de célèbres poèmes, ou à dessiner de belles esquisses. Oh, il se doute que ce n'est pas pour la noblesse de l'art. Non, il faut plaire. Il faut maîtriser pour plaire à leurs prochains maîtres. Être de parfaits objets que l'on pourra être fier de montrer...
— Le général Katsuyuki est amateur de vers anciens. Ce serait une attention délicate.
L'oméga sursaute presque à entendre ces mots au dessus de son épaule alors qu'il ne s'y est pas attendu. Il ne lève toutefois pas les yeux. Il écrit simplement, sans but ni destinataire. Il n'écrit que pour lui, quelques mots qu'il a su retenir et il les enchaîne les uns aux autres sans réel but. Il sait qu'il a été choisi par l'empereur, mais n'a aucune idée de celui à qui il sera offert en cadeau, cependant les sous entendus plus ou moins discrets se font de plus en plus récurrents.
L'après-midi, parfois, la musique se fait entendre au loin. Ce sont des sons étouffés, presque liquides. De la flûte. Un shamisen. Une voix grave qui récite Matsuo Bashō, comme le lui a expliqué Ren... Une ambiance faite pour bercer les omégas... ou les endormir.
Le japonais s'endort d'ailleurs souvent. Bras plié sur les yeux, comme un chat au soleil. Il sourit quand il se perd dans son sommeil. Jisung l'envie parfois. Quand est-ce qu'il a sourit pour la dernière fois ? Il a l'impression que cela fait tellement longtemps...
— Tu veux que je te récite un poème, Jisung ?
Et Le jeune se redresse en posant sa question, amusé, quand Jisung, grognon, répond toujours la même chose :
— Si tu veux mais j'y comprends rien...
Il n'est pas versé dans la poésie, et ne le sera probablement jamais. Comme il ne comprend pas qu'on leur impose des cours de broderie, ou de couture. Il est un homme, pas une femme. Il chasse, tire à l'arc, pourrait apprendre à se battre, mais non. Ici comme ailleurs, on enferme les gens de sa classe dans un cocon. Mais il écoute quand même Ren réciter des vers... Parce que même s'il ne les comprend pas, il sait que ces mots doivent avoir un impact.
Le soir venu, Ren apporte son futon dans la chambre du noiraud. Il s'est imposé comme son gardien, et c'est ainsi qu'il a proposé de le surveiller au cas où bébé veuille poindre le bout de son nez. Ne pas être seul est plutôt réconfortant pour le coréen même si penser est difficile quand on partage sa couche avec un homme bavard... Cela ne l'empêche pas, cependant, de sourire tendrement à l'ombre de Minho qui se tient chaque nuit dans l'ombre d'un coin, comme s'il était là pour surveiller le jeune homme. Pour s'assurer que tout va bien, même si c'est bien loin d'être le cas.
— Tu crois qu'il va arriver cette nuit ??
Ren... Il le distrait à nouveau.
— Non...
Mais ce soir-là, il n'en est pas si sûr. Un poids s'est installé dans son bassin au courant de cette journée. Une sensation chaude, profonde, trop présente. Et l'enfant ne cesse de bouger.
Trop.
Comme à la recherche de la sortie. Et pour le calmer, l'oméga passe ses mains sur son ventre rond qui se déforme à chaque mouvement sous l'épiderme.
Le lendemain, dans le petit jardin intérieur, le ciel est bas, blanc. Le vent, absent. Le silence, étrange. Ren dessine dans le sable avec un bâton, que ce soit des spirales, des cercles, des caractères qu'il invente. Puis il s'arrête et se tourne vers lui.
— Tu crois qu'ils vont nous coiffer différemment pour la cérémonie ?
Jisung, les mains sous son ventre, quelque part sous les pruniers de la cour, se contente de répondre sans pour autant tourner la tête vers lui.
— Tu veux dire nous pomponner comme des poupées ? Sûrement...
Ren hausse les épaules.
— J'ai envie de me sentir beau et désirable. Est-ce qu'on pourra choisir tu crois ? Et comment on sera vêtu ? J'ai tellement hâte.
Jisung détourne les yeux. Il sent une contraction. Pas forte, mais nette. Son souffle se coupe un instant. Il porte une main à son ventre, comme pour l'apaiser. Comme pour dire à l'enfant qu'il a encore le temps, qu'il est bien là où il est.
L'oméga japonais n'en rate rien et se lève d'un bond, avant de se rapprocher, l'air inquiet.
— Tu fais une de ces têtes... Tu veux t'asseoir ?
Il pose sa main sur l'avant-bras de Jisung, doucement. Ce dernier recule à peine, puis hoche la tête. Aidé par son gardien autoproclamé, ils s'assoient sur la pierre plate près du prunier où le noiraud se trouvait jusque lors. L'enfant bouge encore. De plus en plus bas. Il sent une pression dans les hanches. Des signaux. Son corps lui crie que le travail démarre. Mais il ne peut pas.
Pas ici.
Pas maintenant.
Pas alors qu'on le lui volera à peine le nez au dehors.
— Messieurs. Il est l'heure.
Madame Song. Toujours calme. Toujours à point nommé.
Jisung se lève avec difficultés. Il plie à peine sous la douleur, désireux de n'en rien montrer à personne. Ren lui tend la main. Un geste simple que l'oméga hésite à saisir, mais il s'y accroche finalement. Puis il rentre, les jambes raides, la respiration courte.
Dans son ventre, le compte à rebours a commencé.
Quand l'oméga revient à son dortoir, il ferme doucement le panneau derrière lui et soupire en grimaçant, plié en deux dans l'espoir de soulager le tiraillement qui le travaille depuis le matin. Mais c'est peine perdue semble-t-il. A l'intérieur de lui, tout vibre, tout crie, même s'il s'est efforcé d'avoir le pas égal, de garder un visage neutre, les lèvres closes afin de ne pas trahir son état. La première vraie contraction a surgit lorsqu'il se trouvait dans la cour, un peu plus tôt. Une longue onde de chaleur et de serrement qui lui a coupé le souffle au point qu'il a dû s'accroupir et feindre d'admirer le pare-terre qui s'étalait devant lui. Une autre avait suivie, un peu plus forte encore, plus basse dans son ventre jusqu'à se répercuter dans ses reins, mais il s'est relevé et a poursuivi ce qu'il faisait comme si rien ne se passait.
Pour tenter de se distraire de la douleur qui revient régulièrement, noiraud se force à avaler quelques bouchées de riz, essayant de ne pas trembler en levant ses baguettes, mais son vêtement est collé à lui, tout son corps trempé sous sa tunique. A chaque nouvelle onde, il retient son souffle, attendant qu'elle passe et il se recroqueville sur lui-même quand ça devient intenable. Pourtant il ne peut pas signaler que le travail a commencé. Il ne peut pas parce qu'ils vont le lui enlever à peine le bébé aura vu le jour.
Finalement, il s'allonge sur son futon le temps que Ren le rejoigne comme chaque soir, les mains portées à son ventre rond. Il a encore le temps. Il en veut encore, il en a besoin. Parce que ce qu'il porte, c'est tout ce qui lui reste de son alpha. Son souffle s'accélère sans qu'il le veuille, et il presse un coin de la couverture contre sa bouche pour ne pas haleter à voix haute. Il remercie silencieusement le sort qui a voulu qu'ils ne soient pas dans un dortoir commun.
Tout son être est tendu. Il ne sait même pas ce qu'il est censé sentir. Il n'a jamais demandé, jamais osé. On lui a vaguement expliqué qu'il ne fallait pas s'inquiéter, que le corps sait ce qu'il y a à faire et que ses instincts prendront le relais. Que l'enfant descendrait, que ça finirait par s'ouvrir. Mais là... il ne sent rien. Rien qui s'ouvre. Rien qui descend. Juste un ventre qui se durcit comme du bois, et une brûlure sourde dans les reins.
Il ferme les yeux, tente de se convaincre que cela ira, que son corps saura faire, mais au fond, une peur s'immisce en lui, il doute et un mauvais pressentiment le saisit. Jisung fait semblant de dormir lorsque son compagnon arrive, peu désireux de répondre à des questions ou d'écouter parler. Il n'en a pas la force et toute sa concentration est portée sur une seule chose : le fait de ne pas se trahir.
Le dortoir s'éveille dans la pénombre froide de l'aube. Une lumière gris-bleu s'infiltre entre les cloisons de papier. On entend les premiers remous dans les couloirs, les pas lents des surveillantes, le bruit lointain de la pompe à eau qu'on actionne dans la cour.
Le noiraud n'a pas dormi.
Son visage est si cireux qu'il en est presque transparent. Ses lèvres sont fendillées, et ses yeux fixent le vide avec une intensité trouble. Il a passé la nuit à compter les secondes entre chaque contraction, retenant ses gémissements jusqu'à mordre l'intérieur de sa joue. Le tissu de sa couverture est froissé, humidifié par la sueur et la salive mêlée.
Son ventre tire, durcit, écrase ses organes. Il n'a jamais imaginé la douleur de cette manière : pas une douleur nette, localisée, mais un effondrement progressif de tout. Le bas de son dos hurle. Ses jambes tremblent même sans bouger. À chaque mouvement, même infime, une nouvelle vague monte, le terrassant littéralement. Mais le jeune homme est têtu. Il s'obstine. Levé avec les autres, il a fait mine de rien auprès de Ren, cachant son visage, et il tente tant bien que mal de nouer sa ceinture, mais ses doigts glissent sur le tissu qui tombe au sol. Plus tard, il fait tomber le bol d'eau en voulant passer son visage sous l'eau. L'oméga japonais le regarde alors un peu surpris, mais ramasse derrière lui sans une once d'héésitation.
— Tu vas bien ?
Jisung hoche la tête, trop vite. C'est un hochement sec et irréaliste.
— T'as pas fermé l'œil. Je t'ai entendu respirer toute la nuit.
Ren l'observe avec un mélange d'inquiétude contenue et de douceur. Il ne s'approche pas trop, mais ne détourne pas non plus les yeux. Il connaît maintenant suffisamment le noiraud pour savoir que quelque chose cloche mais ce dernier lui marmonne, en japonais, sans même lever les yeux vers lui.
— Je suis juste... fatigué.
Il tient debout, mais tangue presque. La douleur le glace et pourtant il en transpire, chaque pas semble éveiller un orage intérieur qu'il n'arrive pas à contrôler. Pour tenter de se reprendre, l'oméga s'asseoit mais le mouvement provoque une nouvelle contraction qui lui résonne jusqu'au creux des reins et il ne sait retenir un hoquet de douleur. Cela ne tombe pas dans l'oreille d'un sourd, et Ren est déjà agenouillé devant lui pour s'assurer de sa santé. Son regard est inquiet, et il dépose ses deux mains sur les genoux de Jisung.
— Ji, C'est le bébé ?
Ce dernier ouvre la bouche pour répondre, mais rien ne sort. Il voudrait dire non. Il voudrait hurler non. Mais un autre spasme lui coupe le souffle. Cette fois, il sent une pression plus profonde, comme si quelque chose s'enfonçait au creux de ses hanches. Il a le réflexe de plaquer la main sur son bas-ventre, ce qui le trahit tout bonnement.
Ren se lève d'un bond.
— Attends ici. Je vais chercher une surveillante.
— Non !
Sa voix s'élève avec ce qui lui reste de force et il agrippe la manche de son ami, le souffle rauque, tremblant.
— Je t'en prie... pas encore. Pas maintenant. Je peux encore attendre.
Le japonais le regarde, détaille son visage blême, la sueur sur ses tempes, la manière dont il serre les dents pour ne pas pleurer. Avec douceur, il s'agenouille à nouveau devant lui.
— Tu saignes ?
Jisung secoue la tête. Il a vérifié. Rien encore. Et une fois n'est pas coutume, il supplie alors le jeune homme de lui accorder du temps.
— Alors donne-moi juste une heure, Juste une.
Ren ne répond pas. Il reste immobile quelques secondes à jauger le pour et le contre, les yeux dans ceux de son ami. Finalement, il hoche la tête lentement.
— Mais si je vois que tu vas mal, j'y vais. Même si tu me hurles dessus.
Le noiraud baisse les yeux, incapable de répondre. Il sait que cette heure sera sans doute la dernière qu'il pourra passer avec ce cadeau que lui a laissé Minho.
Il a tenu.
Une heure. Puis deux. Peut-être trois. Il ne sait pas vraiment. Le temps a perdu toute cohérence, avalé par la douleur.
Il se tient assis contre le mur, loin des autres femmes et omégas, dans un angle à demi ombragé du jardin. Il fait mine d'écrire. Des caractères fins, irréguliers, glissent sur le papier, mais la plume tremble au rythme de ses mains. L'encre s'étale par à-coups. À chaque contraction, la ligne se brise, sa main tremble, et il doit attendre que la douleur redescende pour continuer.
Il ne veut pas qu'on le voit gémir et serrer les dents.
Ren reste à proximité, feignant d'être occupé. Il ne dit rien, mais ses regards reviennent sans cesse vers le noiraud qui lui paraît bien trop têtu. Il voit les sursauts, les dents serrées, les traits crispés. Il voit la sueur qui colle les mèches sombres à ses tempes. Il voit aussi le ventre tendu, trop haut, trop rond, comme s'il allait éclater.
La cloche du midi sonne.
Les autres se lèvent, prennent leurs bols, se dirigent vers la salle commune, mais Jisung, lui,, ne bouge pas. Il reste recroquevillé dans son coin de jardin, les bras croisés autour de son ventre après avoir délaissé son matériel d'écriture. Et là, sous les yeux de Ren, il laisse échapper un petit cri étranglé, involontaire, comme s'il s'était brûlé.
— Ça suffit.
Ren se lève d'un bond, et avant même que le noiraud ne puisse ouvrir la bouche pour protester, il est déjà parti.
Jisung essaye de se redresser. Il veut le suivre, le retenir, mais une autre contraction le frappe en plein ventre, violente, monstrueuse. Cette fois, il sent son corps pousser de lui-même. Il ne sait pas retenir le hurlement qui lui arrache a gorge, animal.
Quelques secondes plus tard, deux surveillantes entrent en courant. L'une d'elles crie à quelqu'un d'aller chercher les médecins. L'oméga est maintenant à genoux au sol, agrippé à son propre kimono, haletant.
— Il est à terme ! Il aurait dû signaler les contractions !
La plus vieille semble furieuse et ne compte pas le ménager. Ren, lui, essaye de minimiser les choses.
— Peut-être qu'il ne savait pas...
Mais les surveillantes ne l'écoutent déjà plus.
— Préparez la pièce du fond. Avertissez le docteur Kuroda. Vite.
Kuroda, le remplaçant de Daisuke. L'autre se penche sur Jisung.
— Est-ce que tu perds les eaux ? Tu sens quelque chose qui pousse ?
Il veut répondre, mais sa gorge est trop sèche. Tout ce qu'il parvient à dire, ce ne sont que quelques mots qui lui font peur.
— Ça ne marche pas...
Il serait bien incapable de dire ce qui ne fonctionne pas, mais son corps refuse de s'ouvrir, et de faire le travail qu'il est censé faire d'instinct. Il a l'impression d'être enfermé dans un étau de fer.
Les femmes s'échangent un regard rapide, puis l'une d'elles prend la décision.
— C'est un cas compliqué. Il faut l'amener à la clinique. Qu'ils l'examinent.
L'atmosphère dans la pièce est étouffante malgré le froid de l'extérieur. Le médecin Kuroda arrive finalement sans se presser, accompagné de deux infirmières. Un accouchement prend bien souvent un temps considérable alors il n'y a pas lieu de courir. L'oméga a été reconduit à la chambre qu'il occupe de manière à ce qu'il y soit confortable. Jisung s'est tourné de côté afin de trouver la position qui lui paraît la plus confortable en son état, mais rien n'y fait. Pendant que les jeunes femmes s'occupent de lui, l'homme le salue et tente de plaisanter, mais l'oméga ne comprend toujours pas bien le japonais aussi tout tombe à plat, et quand bien même, il n'a nullement envie de s'amuser de la situation dans laquelle il se trouve. Ils vont lui prendre ce trésor qu'il va mettre au monde, ils vont lui prendre tout ce qui lui reste de son alpha, comment pourrait-il être enjoué à l'idée d'être délivré ?
Le médecin pose son stéthoscope sur le ventre du noiraud qui a vu sa tunique remontée rapidement. L'alpha fronce les sourcils. Le rythme irrégulier du cœur du bébé, la tension sourde dans les muscles de Jisung, tout indique que le corps lutte — et perd. Avec des gestes ni brusques, ni doux, très protocolaires, l'homme de soin tâte les muscles, les jambes de l'oméga.
— Le canal de naissance s'est ouvert ?
L'une des infirmières secoue négativement la tête.
— A peine.
— Les contractions... elles sont là, mais le col ne s'ouvre pas. Depuis combien de temps ?
Le docteur murmure, la voix basse, hésitante. Il échange un regard inquiet avec Ren, qui se tient toujours près de son ami, silencieux, impuissant.
— Au minimum hier...
— C'est plus compliqué que prévu. Depuis hier ça aurait déjà dû s'ouvrir un minimum.
Puis il relève les yeux vers le noiraud qui est en parti ailleurs et dont le visage se crispe à chaque nouvelle douleur.
— Votre corps ne réagit pas normalement. Il est affaibli, et l'enfant ne passera pas.
— Est-ce que vous pensez que c'est à cause des drogues qu'on lui donne chaque matin, docteur ?
Ce dernier observe un instant la jeune femme qui cherche à comprendre.
— Probablement. Et le cœur bat déjà vite, si on attend trop longtemps, on risque de perdre les deux.
Un silence lourd s'installe. Jisung tente encore tant bien que mal de dissimuler les contractions qui se font plus fréquentes, plus violentes, mais la sueur perle sur son front et ilpeine à contenir les cri étranglés qui ne demandent qu'à sortir alors que l'homme de science paraît hésiter sur la conduite à tenir.
— Il faut faire une césarienne...
L'annonce du médecin tombe comme une sentence dans la chambre. Cette décision n'est pas anodine. Jisung n'a aucune idée de ce dont il parle, mais il est ballotté entre deux pensées terribles : qu'on le libère de cette douleur, qu'on fasse sortir ce bébé de son ventre, et qu'on le laisse tranquille, qu'on ne l'approche pas et qu'on le laisse avec son enfant. Il ferme les yeux, serrant les dents contre la douleur qui le déchire en poussant un cri étouffé. Il veut dire non, mais ses forces s'évaporent. Il veut repousser le moment où on lui arrachera son bébé, mais son corps trahit cette volonté. Son corps l'abandonne et il se sent presque partir à la contraction qui vient de le saisir.
Le médecin poursuit, s'adressant à Ren.
— Sortez.
Inquiet sur le devenir de son ami, le jeune homme lui serre la main une dernière fois en guise de soutien. Doucement, le japonais referme le panneau derrière lui et le cri de Jisung le fige au milieu du couloir. Pourquoi diable le créateur a donné aux hommes la possibilité de procréer ?? Les femmes s'en sortaient déjà très bien sans qu'on ait besoin de leur imposer ça à eux également...
L'opération est menée dans une ambiance glaciale, entre le souffle court des aides, le cliquetis des instruments froids et les murmures précipités. La douleur brûlante de l'incision est une déchirure nouvelle, encore plus violente que les contractions. Il n'a pas été prévenu, mais le sentiment d'être totalement déchiré lui restera en mémoire, pour sûr. Puis, le noir.
Jisung se réveille dans une pièce obscure, le corps lourd, l'estomac retourné. Chaque mouvement fait éclater une douleur sourde dans son ventre. Son souffle est faible, entrecoupé de toux étouffées qui lui donne l'impression de mourir à chaque spasme. La drogue qu'on lui a injecté pour tenir le coup lui retourne l'esprit, hallucinations, tremblements, cauchemars entrelacés avec la réalité. Des ombres se meuvent dans la pièce, il les voit passer malgré la pénombre. Il est gelé. Il grelotte. Ses dents claquent. Rapidement il replonge dans un sommeil loin d'être réparateur.
Les jours suivants, la fièvre monte de plus en plus. Le chirurgien revient régulièrement, son visage grave. L'infection menace, le corps de Jisung refuse de guérir rapidement. La douleur à la plaie, les vertiges, les nausées, tout conspire contre lui.
Il se surprenait à murmurer des mots sans sens, les ombres dansent, encore et toujours autour de lui. Sa dépendance aux drogues, mêlée à la souffrance physique, ouvre la porte à des visions terrifiantes. Pourtant Ren reste là, auprès de lui. Souvent il lui parle, lui raconte les derniers potins.
Les jours s'étirent comme une torture lente. Chaque matin, Jisung ouvre les yeux sur un monde trouble, où les contours se brouillent entre douleur lancinante et sombres illusions. Son corps rejette la vie avec une férocité silencieuse, la plaie à son ventre pulse, brûle, et chaque mouvement, même le plus léger, semble le déchirer de l'intérieur. Il voudrait crier, hurler contre cette impuissance qui l'enchaîne à un lit froid, mais aucun son ne passe ses lèvres fatiguées. Le jeune oméga japonais s'occupe de lui avec une douceur infinie, un gardien silencieux dont la présence est à la fois un baume et un rappel cruel de sa faiblesse.
Les drogues, d'abord une échappatoire, deviennent un poison lent. Le médecin a prescrit des opiacés pour calmer la douleur insoutenable, mais ils creusent un gouffre de plus en plus large dans son esprit. Parfois, Jisung sombre dans des rêves flous où la silhouette de son bébé se perd dans un brouillard épais, insaisissable.
Il ne peut pas pleurer, pas vraiment. Pas quand tout ce qu'il veut, c'est sentir ce bébé contre lui, entendre son souffle, sentir son cœur battre contre sa poitrine. Mais il n'y a rien. Rien que le vide froid de la chambre et la solitude écrasante.
Ce n'est que bien des jours après que l'oméga finit par ouvrir les yeux pour de bon. La fièvre est tombée, ses muscles endoloris crient leur peine, mais tout semble revenu à peu près dans l'ordre.
— Oh t'es là !
La voix de Ren lui parvient un peu trop forte. Avec une petite grimace, l'oméga se tourne en direction de sa provenance et le sourire réjoui qu'il voit s'afficher sur le visage de son ami le réconforte un peu.
— Oui...
Sa voix est rauque et fatiguée, mais au moins il a su parler. Machinalement, une de ses mains se pose sur son ventre encore rond, mais il ne ressent qu'un vide poignant. Oh c'est vrai... Il est né... Oubliant alors les courbatures qui le rongent, la douleur brûlante à son ventre, Jisung tente de se redresser et son regard se perd tout autour de lui dans la chambre.
— Ren, il est où... ? Où est... Le bébé ? Où est le bébé Ren ?
Ce dernier perd alors sa mine enjouée et se renfrogne en se tassant sur lui même.
— Il a été adopté... Ils sont venus le chercher le lendemain...
Le regard de Jisung se fixe alors sur lui, horrifié.
Ils n'avaient pas menti. Il ne l'a même pas vu. Il ne l'a pas entendu. Il ne saura jamais s'il lui ressemble, ou s'il est le portrait de Minho. Ils lui ont arraché tout ce qui lui restait de sa vie.
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Fiouuuuu laborieux. Désolée j'ai l'impression que c'est tout pourri :'D Le prochain sera mieux.On peut pas être parfait à tous les coups! Ahahahaha
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