Chapitre 18 - t2
L'odeur d'humidité s'infiltre dans les pierres, dans sa peau, jusque dans ses os. Jisung ne sait plus vraiment depuis combien de temps il est enfermé dans cette pièce nue, à peine plus large qu'un placard à balais. Les murs transpirent le froid, les ombres s'étirent sur le sol comme des bêtes rampantes. Il grelotte malgré les couches de couvertures qu'on lui a lancées sans délicatesse quand ils l'ont jeté dans ce trou, à l'extérieur de la jolie demeure.
Le sol est de terre battue. Une natte effilochée, trempée d'urine séchée et d'amertume, lui sert de lit. On a refermé la porte en bois épais derrière lui comme on cloue un couvercle de cercueil. Pas de lumière, à peine un rai au niveau du sol, par où on glisse une gamelle de riz collant qu'il ne touche presque pas, parfois un peu d'eau, rarement autre chose.
Il ne comprend plus très bien le temps. La drogue qu'on continue de lui injecter chaque matin circule encore dans ses veines, lente, visqueuse, distillant des visions brisées, le médecin, sa voix calme et faussement compatissante, qui lui annonce qu'on lui ôtera son enfant quand il sera là. L'enfant. Son enfant. Le leur.
Jisung a hurlé. Il ne se souvient plus très bien de ce qu'il a fait ensuite... du sang, un bruit sourd, une chute peut-être. Et puis les mains, trop nombreuses, trop fortes, l'ont emporté loin de la chambre, jusqu'à ce trou froid. Ses mains abîmées sont douloureuses, personne n'y a prêté attention encore. Mais cette douleur tend à le tenir un peu en surface, aussi plie-t-il se doigts lorsqu'il se sent un peu trop partir, s'enfoncer dans cette brume qui ne demande qu'a l'avaler.
Recroquevillé dans un angle de la petite pièce sombre, les yeux clos et la tête posée contre ses genoux, et les mains tenant serrées les couvertures contre son ventre, il pense à Minho. Pas comme on pense à un souvenir. Non. Comme à un instinct vital. Un feu. Une chaleur douce, enfouie quelque part. Même perdu dans des abysses trop sombres pour son esprit, il commence à sentir cette poigne glacée qui l'habite s'atténuer Plus le temps passe, même de manière floue, il sent son cœur se réchauffer. Pourquoi ? Ce noyau dispense sa chaleur douce de manière progressive, telle une vague dans ses veines, elle le réchauffe et apaise les tremblements qui le prennent, comme si son compagnon se tenait là, tout prêt de lui. Et Jisung soupire, son souffle saccadé et il se laisse happer par l'opium qui coule dans son sang.
Le grincement d'un pas sur le bois de l'extérieur le fait sursauter. Il se traîne jusqu'à la porte, accrochée par une simple barre transversale et une chaîne. Par l'interstice en bas, il aperçoit une silhouette.
— Jisung ?
Ren. Son accent léger, discret. Le noiraud eut un hoquet de surprise. Il ne sait plus si c'est un rêve ou non.
— T'es là ?
Il ne répond pas. Il n'arrive plus à articuler. Sa langue lui semble étrangère, et il se contente de laisser sa tête s'appuyer contre le bois brut du mur.
— Je... je t'ai apporté un peu de pain. C'est pas grand-chose, mais c'est mieux que rien. Il faut que tu manges.
Une main glisse le morceau sous la porte. Puis un silence.
— Je suis désolé. J'ai essayé de parler au médecin. Il a dit que tu étais dangereux. Mais moi, je sais que t'es juste... en train de tomber.
Jisung ferme les yeux. Un murmure s'échappe de ses lèvres sèches.
— Ils veulent me le prendre.
— Quoi ?
Mais l'oméga ne répond plus, pas plus qu'il ne se saisit du quignon rapporté. Se mouvoir lui coûte et l'épuise. Il n'est pas en capacité de faire quoi que ce soit.
Ce n'est qu'après plusieurs jours que les gardiens, accompagnés d'un médecin viennent le chercher. Devant la lumière trop vive qui entre par la porte et qui l'éblouie, le jeune homme porte une main devant ses yeux pour s'en protéger. Il ne proteste pas lorsqu'ils s'approchent et le saisissent. Le médecin lui injecte son produit quotidien, et les deux gardes l'aident à tenir debout pour sortir de ce trou à rat. Amené aux infirmières, l'oméga se trouve lavé à grandes eaux, rasé de frais et bien vêtu, tel un objet de qualité que l'on va remettre en vitrine.
Un nouveau médecin est présent, jeune mais difficile à cerner, froid comme une lame. Ji le regarde à peine et sourit lorsque ce dernier l'ausculte. L'homme ne le craint pas même si Daisuke a subit son courroux et semble être absent. Si seulement il n'était pas incapable de conserver un semblant d'énergie... Le docteur ne lui parle jamais coréen, seulement japonais aussi le noiraud ne le comprend pas, mais devant l'air neutre de l'homme, il semble que le bébé soit sauf malgré les conditions passées ces derniers jours. Et le jeune se focalise sur la sensation de chaleur qu'il ressent au fond de lui, vibrante et chaleureuse. Parce que c'est ce qui le rapproche le plus de Minho. Son Minho.
L'oméga maintenant docile et à peine lui-même est renvoyé suivre les cours dispensés. Parce qu'il faut le dresser, il faut le contrôler et qu'il soit aisément manipulable. Alors même si se tenir droit est difficile, même si la réflexion est pénible, et la concentration absente, on lui inculque le bon comportement que femmes et omégas doivent tenir. Et lui tente de tenir, il essaye de survivre et de se battre contre tout cela malgré son état désastreux et sa volonté prisonnière d'une cage chimique qu'on ne manque pas de rétrécir chaque jour qui passe jusqu'à ce qu'il ait l'impression d'être totalement écrasé par tout ce qui l'entoure. Chaque jour ressemble au précédent, rien ne change à part la chaleur en son sein qui a disparue de nouveau, comme si elle n'avait jamais existé. Ce jour durant lequel il l'a senti s'atténuer doucement, il a pleuré en tentant vainement de la retenir, mais il s'est de nouveau senti glacé comme si tout n'avait été qu'un rêve.
***
Le froid est revenu de plus belle, tranchant, malgré les brasiers installés dans les couloirs. Ils sont maintenant en Février et le mois s'annonce glacial. Le bois craque sous les pas, et l'air sent la laque et les encens lourds. Souvent, dans un état second, l'oméga observe la neige tomber sur les jardins, écoutant seulement d'une oreille les palabres de Ren qui s'évertue à essayer de lui changer les idées et sa ténacité est vraiment une chose admirable, d'autant qu'il n'a que peu de réponses.
— J'ai entendu parler les professeurs tout à l'heure, il semble que sa Majesté va venir ! Jisung, tu te rends compte ?? C'est notre consécration ! Il vient parfois dans les maisons pour choisir quelques élus. T'imagines si on termine au palais ?? Olala les cuisines qu'ils doivent avoir... Je pourrais peut-être chipper autre chose que quelques fruits ou quelques biscuits. Tu crois qu'ils ont beaucoup de viande ?? Oh sûrement... Eh Ji, tu m'écoutes ??
Ce dernier se détourne des flocons qui couvrent les arbres et observe son ami sans trop savoir quoi répondre. Il n'a pas entendu, du moins à son impression. Les mains posées sur son ventre maintenant tendu sous les étoffes de la tenue qu'on lui impose, il tente de se tenir éveillé malgré la langueur qui l'envahie. Petit à petit il s'habitue à ce qu'on lui donne chaque jour, aussi les médecins ont revu les doses à la hausse. L'oméga paraît ainsi toujours déphasé. Et il l'est.
Jisung ne comprend donc pas tout de suite.
— Oh... L'empereur...
— Ouiii ! L'empereur ! Tu imagines?? Un alpha, il paraît qu'il est beau. Et qu'il a un parfum qu'on oublie pas.
***
Un matin de mi-février, on vient lever l'oméga. Il grimace et peine à supporter son ventre douloureux, chaque mouvement lui arrachant un soupir. Les femmes de la maison le lavent, peignent ses cheveux maintenant beaucoup plus longs, pour les nouer haut sur sa tête. Enveloppé de soie pâle, qu'il peine à garder sur ses épaules amaigries. Chaque élève de la maison se tient à genoux devant les alignements de colonnes de bois sculptées dans la cour intérieure et Jisung ne fait pas exception. On l'y dépose après avoir piqué une nouvelle fois son épaule malgré ses maigres protestations, avec une dose un peu plus forte que l'accoutumée. Sa tête tourne et il peine à se maintenir éveillé, mais il lui faut lutter, parce qu'il ne compte pas retourner à l'isolement. Pas alors qu'il va bientôt arriver à terme.
Ses mains tremblent. Sa tête, aussi. Son ventre, arrondi, pèse lourd sur son équilibre, mais une infirmière se tient dans son dos, et de la pointe du pied au bas de son dos, le rappelle à l'ordre s'il vient à s'avachir un peu trop. Il est glacé. Si les gérants de la maison d'éducation ont pensé à leur bien être en déposant des coussins pour leurs genoux, le froid est mordant et les femmes et les omégas se retrouvent vite les lèvres bleues. Pourtant il ne faut faire montre d'aucune faiblesse. Ils doivent montrer qu'ils acceptent leur sort et en sont bienheureux.
Le ciel est voilé en ce début de matinée. Il ne neige plus, mais la bise s'engouffre dans le couloir offert. Afin de ne pas se laisser aller au sommeil qui l'étreint, Jisung lève le nez et chercher Ren, qu'il retrouve non loin de lui. Ce dernier est superbe, aussi lisse qu'une statue et il fixe droit devant lui avec un sourire
Soudain le silence, et la lourde porte de bois grince sur ses gonds. Des murmures se font entendre, des roucoulements de femmes qui se cachent derrière des éventails. Si le réflexe premier de l'oméga est de porter le regard sur cette délégation, il baisse vite le nez, dépourvu d'intérêt, et peut-être qu'on l'oubliera. Qui voudrait d'un oméga engrossé de toutes façons ?
Au devant de tout le monde, une haute silhouette se détache. Un jeune homme vêtu d'un habit de brocart noir profond piqué d'or s'avance. Son visage est d'un arrondi parfait, ses traits sont fins mais son teint est d'une pâleur étrange. Il ne sourit pas, mais son aura est écrasante, Jisung peut la sentir malgré lui. Ainsi il est l'Empereur de ce pays ? Derrière lui, une poignée de courtisans et de scribes. Tout est soigneusement observé, noté, anticipé.
Il fait le tour des femmes et des omégas présentés comme on observe des objets anciens. Ou comme on participe à une foire à bestiaux. Il lève le menton de l'un, palpe la nuque d'un autre, écarte un tissu ici, s'arrête sur la courbe d'une mâchoire là. Parfois un signe est fait à l'encontre d'un homme qui le suit directement, et ce dernier note le nom de la personne désignée. Cette dernière affiche ensuite un air si plein de gratitude que c'en est presque écœurant.
Lorsque l'empereur arrive au niveau de Ren, il cesse de marcher, là encore. Il se permet de relever le menton de l'oméga, de l'inspecter et de jauger avant que finalement sa voix se fasse entendre. Douce mais assurée.
— Celui-ci.
Celui qui doit être l'un de ses ministres hoche la tête et écrit vivement dans ses livres. A demi conscient, le noiraud trouve tout de même le moyen de se dire que son ami doit être aux anges... L'oméga qui se tient entre eux deux ne paraît pas intéresser sa Majesté, qui s'arrête au niveau de Jisung. Sûrement la rondeur de son ventre ou sa posture douteuse... Il a bien du mal à tenir droit sans vaciller et son air hagard n'a rien d'attirant. Mais ses yeux... Ses iris aux couleurs si étonnantes, ces iris qu'il maudit depuis bien trop longtemps... Cet œil noir, si sombre, qui tranche avec son jumeau aux reflets dorés et vert... L'empereur s'approche et s'accroupit devant lui, sans rompre le contact visuel. Le noiraud ne bouge pas, préférant de loin se faire oublier, et peut-être que s'il ne lève pas le nez, ce sera le cas. C'est sans compter sur l'homme choisissant ses précieux présents. Un doigt sous son menton lui fait lever le museau, et il ne sait empêcher son regard brumeux de se poser dans celui du monarque.
— Celui-là aussi.
Un silence tendu s'installe et les infirmières, les gardiens s'observent durant un instant avant que le directeur de la maison ne s'éclaircisse la gorge avant de s'avancer..
— Votre Majesté... celui-ci est instable. Il est sous traitement régulier. Il a agressé un médecin il y a quelques mois et ce dernier n'est pas encore tout à fait remis... Et... Il a été engrossé avant son arrivée ici... Même s'il est à terme, il n'est vraiment pas prêt...
L'empereur ne détourne pas les yeux de sa cible, dévorant ses yeux vairons qui se détournent. Il sourit.
— Il sera guéri quand je le voudrai guéri. Et il aura accouché. Je sais exactement à qui l'offrir. Un cadeau comme ça... ne se refuse pas. Faites ce qu'il faut.
Il se relève, laisse ses doigts glisser sur l'épaule de Jisung avant de s'éloigner comme si rien ne s'était passé. Déjà, l'homme qui suit note son nom sans le livre qu'il tient et autour, les murmures recommencent, ainsi que les petits regards en coin.
Jisung, lui, ne bouge pas, il n'a pas compris leur conversation, ou si peu. Il a toutefois compris qu'il avait été désigné. Et que ce n'est jamais bon, d'être désigné. Dans son ventre, l'enfant se met à bouger, et lui ferme les paupières avant de placer ses mains devant lui. Bientôt. Bientôt ils le lui prendront et il n'aura pas été en mesure de faire quoi que ce soit pour l'empêcher.
***
Ren a mis du parfum. L'odeur de la fleur de prunier flotte autour de lui alors qu'il accoure dans le couloir, les manches relevées, les joues roses malgré le froid. Ses pas résonnent joyeusement dans la galerie de bois sombre. Quand il aperçoit le noiraud, assis contre le mur, une couverture sur les genoux, il s'arrête net. Un sourire triomphant fend son visage.
— Jisung ! Tu as vu ? Nous deux ! On a été choisis !
Ce dernier tourne lentement la tête, ses yeux cernés et flous. Il a les jambes lourdes, le ventre gonflé, le souffle court. Il n'a pas très bien compris ce quil s'est passé. Tout ce qu'il sait, c'est qu'on l'a lavé deux fois aujourd'hui, qu'on lui a apporté de l'eau chaude sans qu'il la demande, et qu'on l'a encore piqué, un peu plus tôt, "pour éviter toute crise". Sait-on jamais qu'il saute à la gorge de l'empereur s'il vient à le croiser au détour d'un couloir.
Ren s'accroupit devant lui, plein d'entrain.
— Tu te rends compte ? C'est pour la cérémonie du printemps ! Moi je pensais qu'ils prendraient Mei ou Lian. Elles sont plus classiques... mais toi et moi... il a dit qu'il savait à qui t'offrir. C'est sûrement quelqu'un d'important, tu crois pas ?
Il sourit de toutes ses dents, son regard pétille. Il vit dans un rêve depuis le matin. Pour lui, il s'agit de la consécration à sa présence en ces lieux. Le coréen, lui, cligne des yeux et pose une main sur son ventre qui semble se mouvoir sous son geste.
— Il... il va me prendre... même avec ça ?
Ren hoche la tête, comme si ce n'était qu'un détail.
— Ils ont dit que tu accoucherais avant. Et puis ensuite, tu seras remis. Ils vont s'occuper de toi, t'as pas vu ? On t'a donné du bain sucré ce matin. Ils vont te faire beau. Et après... ce sera la grande vie. On dit qu'on part à la capitale. On va aller au palais !
Jisung le fixe, sans comprendre. Une douleur monte crescendo dans sa poitrine. Il tente de se lever, mais retombe contre le mur, le souffle coupé. Ren, inquiet soudain, l'observe et cherche à le rattraper.
— Tu pleures ?
— Non. C'est... c'est l'enfant. Il bouge.
L'oméga japonais se penche, fasciné et pose la main contre le tissu tendu.
— Woooow... Il est fort, hein ? Tu crois que c'est un alpha ?
Jisung détourne la tête pour regarder ailleurs. Les larmes coulent sans bruit. Pas de tristesse. Pas de joie. Juste un trop-plein. Trop d'émotions retenues. Trop de temps.
— Ca n'a pas d'importance...
Au fond du couloir, une domestique passe, tenant une boîte de bois laqué. On devine des serviettes, du linge blanc, des ciseaux... Derrière elle, un médecin discute avec une autre femme.
— Il faut déclencher s'il ne sort pas dans les deux semaines. L'empereur le veut propre à être livré au début du mois prochain.
— Pensez-vous qu'il survivra ?
— S'il ne résiste pas, c'est qu'il ne méritait pas d'être gardé.
Le jeune entend les paroles, mais après un regard au noiraud, il retient une grimace et préfère faire comme si de rien était.
— On va s'en sortir. C'est peut-être ça, la chance qu'on attendait depuis le début. On va vivre comme des princesses et passer une vie oisive et pleine de plaisirs !
Jisung ne répond plus. Dans sa tête, une voix répéte, encore et encore, en boucle : « Tu es seul. Il est mort. Il ne viendra pas. » Mais au fond de lui, très faiblement, une chaleur étrange. Instable. Lointaine. Comme un battement trop ténu pour être réel, qu'il efface d'un mouvement de tête. Il est mort. Il ne reviendra pas.
Le bain sucré est une pratique traditionnelle de purification des corps, de rééquilibrage des énergies,
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