Chapitre 15 - t2
Minho se tient immobile devant le miroir, tirant doucement sur le col léger de son kimono bleu nuit. Dehors, les feuilles commencent à jaunir aux extrémités des branches, et les cigales, qui ont saturé l'air pendant des semaines, se font plus rares. Une ombre se reflète derrière lui : l'homme de l'ambassade, toujours présent, toujours silencieux. Un sourcil se hausse et l'alpha ne peut retenir une question.
— Vous veillez à ce que je respire aussi ?
Il inspire longuement. On l'attend pour le conduire au poste qu'il s'est vu confier.
Chaque matin, on lui répète les rituels, les gestes : comment se courber, comment s'adresser aux anciens, comment s'asseoir au sol sans paraître impoli. Les coutumes japonaises ne sont pas bien différentes des coréennes, mais ces gens sont d'une rigidité affolantes. Aussi, il répète tout, mécaniquement. Mais dans son cœur, Jisung flotte, toujours, comme une douleur sourde qu'il cache sous les couches de tissu.
Le châtain ajuste à nouveau et plus nerveusement le col de son kimono. Le tissu raide et lourd lui parait étranger, comme une couche d'apparat qui tend à l'étouffer. Goro, précis, toujours impeccable met fin au silence qui a envahi les lieux.
— Vous êtes prêt, Minho-san ? Nous avons une journée chargée. Je vais vous présenter votre nouveau poste.
Sans un mot, ce dernier hoche la tête. Lorsqu'ils arrivent à destination, il suit l'homme à travers les couloirs du bâtiment administratif. Les murs, d'un bois clair soigneusement entretenu, dégagent une atmosphère froide, presque clinique, mais les fresques qui y sont peintes transportent les sens en des pays majestueux.
— Vous allez occuper un poste qui vous place directement sous l'autorité du ministère des Affaires étrangères.
Goro explique à voix basse le futur de l'alpha, tout en marchant.
— Votre rôle sera de faire le lien avec les autres représentants coréens intégrés à l'administration japonaise, d'assurer une image d'harmonie.
Minho serre les dents. Une vitrine. Voilà ce qu'il allait devenir.
— Vous devrez apprendre les codes, les subtilités, savoir à qui sourire, à qui faire des courbettes, et à qui ne jamais tourner le dos. C'est ce que l'on vous enseigne depuis quelques temps maintenant. Il va désormais falloir mettre tout cela en pratique. Nous ne tolérons pas la moindre faute à ce niveau de la hiérarchie. Le fonctionnaire tourne légèrement la tête vers lui.
— Vous avez de la chance, Monsieur Lee. Ils vous voient comme... prometteur.
Ils arrivent devant une grande porte coulissante. L'homme frappe doucement au panneau, puis le fait glisser.
À l'intérieur, trois hommes attendent, assis autour d'une table basse. Ils se lèvent en voyant entrer Minho. Le plus âgé s'incline légèrement.
— Minho-san, nous avons entendu parler de vos talents. Nous espérons que vous saurez les mettre au service du nouvel ordre.
Le châtain s'incline avec raideur à son tour, chaque geste pesant plus que de raison. Son accompagnateur prend ensuite la parole, presque trop calmement
— Voici vos collègues directs : le secrétaire Fukuda, chargé des relations diplomatiques, le conseiller Matsui, expert des affaires économiques, et monsieur Kuroda, responsable des projets culturels. Vous aurez à collaborer avec eux quotidiennement.
Les hommes échangent des politesses, mais l'alpha sent le poids de la curiosité et de la méfiance derrière chaque regard, chaque sourire figé. C'est un jeu d'apparences, un théâtre bien rôdé. Quand ils ressortent, Goro reprit d'un ton plus bas plus tantôt.
— Ne vous trompez pas d'alliés. Et ne cherchez pas à jouer contre eux. ...
Minho inspire profondément. Tout leur futur va se jouer dans les temps à venir, et il va devoir faire montre de patience... Sûrement beaucoup plus que ce qu'il possède déjà en réserve.
Le fonctionnaire s'arrête au milieu du couloir, le fixant droit dans les yeux.
— Je vous le redis une dernière fois : jouez bien votre rôle. Sinon, Jisung ne restera pas longtemps en maison d'éducation.
Le châtain sent sa gorge se nouer, mais il hoche la tête, un mince sourire crispé aux lèvres.
— Très bien. Allons-y.
De la patience et une incroyable dose de duplicité.
***
Dans le bureau aux boiseries impeccables, Minho garde les yeux rivés sur un dossier ouvert devant lui, bien qu'il n'en lise pas une seule ligne.. Son esprit est ailleurs, très loin d'ici, à se rappeler le toucher délicat et la fragrance poudrée de son oméga. Toutefois il se redresse et se force à raffermir son expression quand la porte coulisse dans un frottement agréable.
— Monsieur Lee ?
Le ministre Saito entre, mains croisées derrière le dos. Le ministre des affaires étrangères «Gaimu-kyo» pour qui officie le châtain en tant que conseiller aux affaires coréennes, referme le panneau derrière lui et se met à observer son nouvel employé. De son regard perçant, presque amusé, il n'en rate pas une miette et finit par secouer doucement la tête.
— Toujours aussi sérieux, à ce que je vois. On me dit que vous travaillez tard tous les soirs... à quoi pensez-vous donc ? La Corée vous manque, peut-être ?
Minho se lève avec calme, avant de s'incliner respectueusement.
— Non, Saito-sama. Je songe aux opportunités pour le Japon dans la péninsule. Il faut bien anticiper.
Le ministre esquisse un sourire en coin.
— Vous êtes bien jeune pour porter autant de responsabilités. Et pourtant, vous refusez toujours nos invitations aux réceptions. Vous pourriez facilement vous faire remarquer... et avancer plus vite. N'êtes vous donc pas intéressé ?
— Je préfère travailler dans l'ombre, Monsieur. Les résultats comptent plus que l'apparence.
La voix de l'alpha est froide et détachée, mais confiante. Saito s'approche, le jaugeant. Son odeur musquée et terreuse envahit l'espace entre eux, et le châtain retient une grimace.
— Vous vous êtes beaucoup renseigné, récemment, sur les maisons d'éducation pour Omégas... Étonnant pour un conseiller diplomatique, non ? Que cherchez-vous à comprendre, exactement ?
Une fraction de seconde, le cœur de Minho fait un sursaut, mais il reste impassible.
— Il faut tout connaître des failles de nos sociétés, même celles qui semblent insignifiantes. Les trafics, les filières discrètes, les lieux où transitent les êtres vulnérables... Là où certains ne voient que des histoires privées, moi je vois des leviers stratégiques.
Le ministre hausse un sourcil, avant de sourire finement.
— Vous avez l'esprit aiguisé, Minho-san. Je vois pourquoi on vous a recommandé. Très bien. Continuez ainsi... mais souvenez-vous que vous servez les intérêts japonais, pas vos souvenirs de Corée.
Le ministre referme doucement le dossier sur le bureau qui lui fait face, joignant ses mains devant lui. Il relève les yeux vers son conseiller avec un sourire satisfait.
— Vous savez, Monsieur Lee... ces maisons d'éducation pour Omégas ont très mauvaise réputation auprès des étrangers. Mais ici, au Japon, elles sont considérées comme un honneur. Un privilège.
Minho incline légèrement la tête. Il masque difficilement la tension qui lui raidit alors les épaules mais écoute posément.
Saito continue, d'un ton totalement détendu, comme si tout cela n'était rien.
— Ce ne sont pas des maisons de plaisir, comme certains l'imaginent. Ce sont des lieux d'instruction. On y forme les meilleurs, les plus nobles femmes et Omégas, issus de grandes familles coréennes, chinoises, japonaises... Des lieux de raffinement, de préparation à la vie qu'ils doivent embrasser. Ils en sortent honorés, plus épanouis, et prêts à servir leurs lignées en suivant la plus digne des étiquettes.
Minho serre discrètement les poings sous la table à laquelle il s'est replacé assis. Il parvient à conserver une neutralité dans sa voix, au point que même lui s'en épate.
— Bien entendu, Saito-sama. J'ai beaucoup de respect pour les traditions japonaises.
— Je savais que vous comprendriez. Vous savez, s'il vous faut des contacts, je peux vous en recommander certains. Il faut bien choisir ses interlocuteurs, Minho-san. Ces établissements n'ouvrent pas leurs portes à n'importe qui. Et si vous désirez vous procurer quelqu'un en sortant, je suggère que vous vous fassiez bien voir par notre Empereur. Son Altesse en offre à ses officiers assez régulièrement. Du premier choix, à n'en pas douter. Venez donc à la prochaine réception qui sera organisée. Je vous présenterai des personnes intéressantes.
Minho esquisse un sourire poli malgré la nausée qui le prend.
— Je vous suis reconnaissant, Saito-sama. Je saurai m'en souvenir.
À l'intérieur, il sent sa gorge se nouer. Jisung. Noble, magnifique, droit... réduit à être façonné comme un objet dans l'une de ces « maisons d'honneur », comme ils disent. Quelle hypocrisie. Quelle violence douce. Il inspire profondément, les yeux baissés, maîtrisant son souffle.
Ce ne sont peut-être pas des maisons de plaisir... Mais c'est bien pire encore...
Le châtain s'incline une nouvelle fois afin de saluer son supérieur, maîtrisant chaque muscle de son visage. Mais à l'intérieur, son âme gronde. Quand le ministre quitte enfin la pièce, Minho s'affale presque au fond de son siège. Ses mains passent distraitement sur son visage alors qu'il pousse un soupir à fendre l'âme. Sa gorge est si nouée qu'il peine à déglutir.
« Jisung... Je sais que tu es quelque part, dans l'une de ces maisons. Mais laquelle ? Et combien de temps te reste-t-il avant qu'on t'arrache ce qu'il te reste... »
Il se redresse lentement et passe une main nerveuse dans ses cheveux. Depuis leur exil, tout est devenu plus dangereux. Ils ont fui ensemble, pensant trouver refuge, et voilà qu'il a suffi d'un faux pas pour que Jisung soit arraché à lui, envoyé dans une de ces sinistres maisons d'éducation pour Omégas. Au Japon, ces établissements sont légaux, protégés par l'État, et quasi invisibles. Même en grattant les archives, en interrogeant des contacts, Minho n'a pas encore pu remonter jusqu'à lui. Il pourrait être n'importe où, déjà offert comme déjà mort et il ne le saura pas avant bien longtemps. Les paupières closes, il tente de lui parler, de faire jouer leur lien si fort.
— Tiens bon... Juste encore un peu plus longtemps... Je t'en supplie tiens bon...
Il fait tout ce qu'il est possible de faire avec ses moyens, mais il se sent si impuissant... Il laisse tomber sa tête contre le dossier de sa chaise, fermant les yeux un instant. Ses journée ne sont que mascarade, ses nuits un enfer. Mais il n'a pas le droit de faiblir. Pour Jisung, il avancera encore et encore, jusqu'à parvenir à le retrouver et à le sortir de là où ils l'ont enfermé. Il sourira aux ministres, rédigera leurs rapports, murmurera les bonnes paroles... jusqu'à trouver l'endroit exact, jusqu'à ouvrir la bonne porte. Et ce jour-là, il jure qu'il arrachera le noiraud à cette prison, même s'il doit tout brûler derrière lui.
***
Le bureau était lourd d'une chaleur presque étouffante, même si le matin venait à peine de commencer. Minho se lève de son siège, massant distraitement sa nuque endolorie avant d'aller ouvrir le panneau donnant sur la cour arborée. Son regard se perd un instant sur les feuilles fauves des érables. Déjà deux mois qu'ils sont arrivés, et presque autant qu'il a perdu Jisung... Le temps passe si vite et si lentement à la fois... Et il n'a toujours pas avancé, ne sait toujours pas où trouver son oméga. Sur son bureau, des piles de rapports concernant la situation coréenne s'amoncellent... lettres officielles, transcriptions de conversations, résumés des rumeurs qui courent.
Il a demandé une pause, prétextant un mal de tête. Le ministre, absorbé par une réunion à huis clos, ne s'en est pas soucié. Personne ne fait attention quand Minho sort, pour son plus grand soulagement. Il n'est pas du tout désireux de bavarder comme si de rien était ce matin.
Dans les couloirs du ministère, il prend soin de garder son allure calme, posée, presque ennuyée. À qui demanderait où il allait, il dira simplement qu'il a à faire une course chez l'imprimeur. Des documents à récupérer. Rien d'urgent.
Personne ne s'étonne qu'un conseiller circule librement. Mais l'alpha sait que ses moindres gestes sont épiés. Les tensions sont trop fortes, la méfiance trop installée. Il sort donc sans précipitation, salue distraitement le portier, et descend à pied vers le quartier où se trouve le bureau du télégraphe.
La rue bourdonne doucement de l'agitation habituelle. Les marchands ouvrent leurs échoppes, les fonctionnaires pressés se hâtent à rejoindre leurs offices, des dames élégantes sortent de voiture. Le châtain se fond dans la foule, veillant toujours à jeter un regard discret derrière lui. Pas d'ombre suspecte. Pas de silhouette persistante. Le bureau du télégraphe est étroit, à peine une pièce, mais il sait qu'ici ses chances d'échapper à la surveillance sont les meilleures. Il s'approche du comptoir, pose quelques pièces qu'il a à sa disposition, et écrit le message qu'il désire faire envoyer.
« À : Bang Chan,
Cher ami,
J'espère que tout va bien chez toi. Peux-tu me donner des nouvelles de Hyunjin, Binnie, Yongbok et Jeongin ? Où pourrais-je leur écrire, et est-ce possible de leur transmettre quelques mots ?
Ici, les choses se passent selon les attentes. Je poursuis mes fonctions avec sérieux et m'efforce de respecter les responsabilités confiées. Pas de problème majeur à signaler.
Merci de me tenir informé dès que tu le pourras. »
Il relit le message par deux fois. Il n'y voit rien de compromettant. Aucun mot qui pourrait l'accuser de collusion, aucune critique contre le Japon, rien qui pourrait lui valoir un interrogatoire s'il était pris. Minho remet le papier à l'homme, paye, et sort. Il ne reprend pas immédiatement le chemin du ministère, au lieu de cela, il fait un large détour par le quartier commerçant, où il s'arrête un instant à une vitrine d'imprimeur, faisant mine d'attendre des épreuves. Puis, seulement après, il prend le chemin du retour. Lorsqu'il passe à nouveau les lourdes portes du ministère, il affiche un air contrarié, comme si la corvée dont il revient était particulièrement ennuyeuse. Dans son bureau, il s'installe à nouveau à son pupitre, feignant de relire les dossiers du matin, et son regard est attiré par un billet qui n'était pas là avant qu'il s'absente.
« Monsieur Lee, vous êtes convié aux prochaines festivités de l'empereur dans une quinzaine de jours. J'espère que vous repenserez à notre conversation et que vous me ferez l'honneur de votre présence.
Gaimu-kyo. »
Quinze jours... Presque la veille de ce maudit mariage qu'on lui impose... Il passe une main au long de son visage dans un geste empli de dépit. Venir au Japon a décidément été la pire décision de leurs vies... Et le temps ne joue vraiment pas en leur faveur...
— ET MERDE !
___
Aller Min! Tu vas le retrouver!
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