Chapitre 10 - t2
La nuit est tombée depuis longtemps, la pièce est plongée dans une obscurité douce, cotonneuse, seulement troublée par la lueur vacillante d'une lanterne oubliée dans le couloir. Le silence n'est pas complet. Il est fait de bruissements lointains, de soupirs étouffés, de pas feutrés d'un gardien qu'il veut sans doute discrets. La pluie tombe en corde au dehors, et le tonnerre résonne dans le lointain, et au milieu de tout cela, Jisung.
Il ne dort plus vraiment depuis des jours. Ou peut-être des semaines. Le temps n'a plus la même texture. Il coule comme de l'eau entre ses doigts, sans qu'il puisse jamais le retenir. Parfois, il croit entendre des voix, comme des échos au creux de son crâne. D'autres fois, il a l'impression d'être vide. Creux. Rien de plus qu'une enveloppe, un corps qui se traîne, et dont même les souvenirs commencent à s'effilocher.
Et pourtant, cette nuit-là, quelque chose change.
C'est en sursaut qu'il s'éveille. Ce n'est pas de la panique, ni une vision d'horreur. C'est... un frisson. Une onde. Quelque chose de si subtil que cela aurait pu passer pour un rêve. Encore. Encore cette sensation à la chaleur si douce et délicate.
Un murmure.
Un souffle.
Un prénom.
« Jisung... »
Son cœur s'arrête. Juste un instant. Suspendu. Rêve-t-il ?
Il se redresse, lentement. La chambre est vide. Pas un bruit. Pas un mouvement. Mais il y a cette impression... comme une vibration dans l'air. Une pulsation sourde, qui bat dans ses veines, dans son ventre, dans son poignet mordu.
Le lien.
Ce n'est pas possible. Ça ne peut pas être réel. Le châtain est mort. Mort ! Il lui faut se faire une raison, il n'est plus là, leur lien n'existe plus, la mort l'a rompu. Alors pourquoi... pourquoi ce frisson est-il si chaleureux ? Pourquoi cette voix ressemble-elle à la sienne ?
— Minho...?
Ce prénom qu'il murmure, comme si ce dernier pouvait répondre de nouveau, se manifester, qu'il soit sûr de ne pas perdre la raison. Mais au fond de lui, il veut croire. Il veut croire qu'il est là, qu'il est quelque part. Vivant.
Les cheveux en bataille, l'oméga se lève doucement, et en tenue de nuit, rejoint le panneau qu'il coulisse délicatement en évitant de faire trop de bruit. Le regard alerte, caché derrière les mèches qui lui tombent sur le visage, noiraud s'assure que personne n'arpente le couloir. A son tour de le parcourir discrètement.
Ses pas le mènent à la cour. Le bruissement de l'eau qui s'écoule dans la mare lui paraît plus fort qu'en journée et couvre suffisamment ses pas sur les graviers. La pluie est drue mais il s'en moque, il veut retrouver Minho. Il veut suivre ce lien qui le guide. Rapidement, Jisung est trempé, mais il parvient à atteindre la lourde porte de bois qui lui barre le chemin de la sortie.
Il tend la main. La paume glisse sur le bois humide, gonflé par la pluie. Le loquet résiste, grince faiblement, et sous ses doigts tremblants, Jisung sent son cœur s'accélérer. La sensation est si forte qu'elle en devient douloureuse. Le lien pulse, il brûle presque. C'est comme une fièvre douce dans sa poitrine. Il le sent dans sa gorge, dans ses doigts, jusque dans ses jambes qui menacent de céder. Il n'a pas rêvé. Ce n'est pas une illusion. Il en est sûr maintenant. Il en est convaincu.
— Minho... je viens... attends-moi...
Un hoquet lui échappe, à mi-chemin entre un rire et un sanglot. Ses dents claquent, non de froid mais de trop d'émotions, tout comme ses mains tremblent violemment sans qu'il puisse les contrôler. Il pousse de toutes ses forces. Rien. Il frappe, une fois, deux fois. Le bois vibre mais ne cède pas. Il grogne, recule d'un pas et se jette contre la porte avec l'élan du désespoir.
— Ouvrez-moi !
Sa voix se brise dans la nuit.
— Il est là ! Je le sens, je vous dis qu'il est là ! Il est vivant ! Je le sens encore !
Des pas précipités retentissent derrière lui. Il se retourne, les yeux fous, le visage ruisselant de pluie et de larmes mêlées. Une infirmière, celle qui fait les rondes la nuit, suivie de deux gardiens. Jisung se recroqueville contre la porte et tend ses mains devant lui.
— Ne m'approchez pas !
Les deux gardiens ne l'écoutent pas et doucement s'approchent de lui qui recule, trébuche dans les graviers détrempés. Lorsqu'ils sont trop proches, l'oméga crie. Griffe. Mord. Il hurle le prénom de Minho à s'en déchirer la gorge déjà peu sollicité depuis des semaines.
— LÂCHEZ-MOI ! IL M'ATTEND !
Ils le plaquent au sol, le visage dans la boue, les coudes enfoncés dans le dos. Il se tord, gémit, s'agrippe à la terre. Sa chemise de nuit blanche, maculée de sang et de pluie, colle à sa peau.
— Je le sens... je le sens encore... pourquoi vous ne comprenez pas ?
L'infirmière intervient alors, maintenant qu'il ne peut plus remuer. Elle caresse sa chevelure trempée, désireuse de le calmer, qu'il évacue la détresse dans laquelle il paraît être en train de se noyer. C'est avec un coréen plus que moyen qu'elle s'adresse à lui. Il n'y a pas d'autre choix, tant qu'il n'a pas participer aux cours pour apprendre sa nouvelle langue.
— On t'entend, on te comprend. Mais ton alpha est mort. Il est mort et il ne reviendra pas. Tu ne devrais pas te faire souffrir comme ça, si inutilement. Jisung, ta place est ici maintenant.
— Non, non il est là, il est là je le sens...
— Ce que tu sens, c'est un faux espoir que ton esprit fabrique de toute pièce pour ne pas que tu t'écroules.
— Non. Non... Je sais qu'il est là... Je sais...
La voix du noiraud n'est plus qu'un souffle, rauque, étranglée par l'angoisse. Il ne se débat plus vraiment. Son corps, souillé de boue et de pluie, tremble dans les bras des gardiens, mais ses forces l'abandonnent. Ses mains sont encore tendues vers la porte close, comme si elle allait s'ouvrir soudain, comme si Minho allait apparaître là, dans la lumière, le prendre contre lui et tout effacer.
Mais rien ne vient.
L'infirmière soupire doucement, puis fait un geste discret. Ils le relèvent. Pas brutalement. Il n'en a plus la force. Ses jambes se dérobent, alors on le soutient sous les bras, on le soulève presque. Il ne lutte plus. Il marmonne. Encore et encore.
— Je le sens... je le sens encore...
Ses pieds nus traînent sur les dalles du couloir tandis qu'il essaye de suivre le rythme imposé par les gardiens qui l'entraînent. L'eau coule de ses vêtements, formant une traînée de gouttes derrière lui. L'odeur de la terre et du sang les suit, entêtante, acide, et prend le pas sur son parfum si poudré et doux habituellement.
Ils l'emmènent jusqu'à la salle de soins, non loin de son dortoir. L'endroit est faiblement éclairé, presque silencieux, à peine animé par le cliquetis des bassines qu'on remplit d'eau tiède. Ils ne veulent pas le jeter dans son lit dans cet état. Il faut le nettoyer. Effacer la boue, le sang, l'étrangeté de la scène. Rétablir l'ordre. Cacher l'écart.
L'un des hommes le tient toujours, pendant que l'infirmière commence à dénouer la ceinture de son vêtement de nuit. L'oméga frissonne au contact de ses doigts, mais ne proteste pas. Son regard est vide, fixé droit devant lui. Il ne cligne presque plus des yeux. L'infirmière s'adresse aux deux hommes qui les accompagnent ici, en japonais et il ne comprend pas ce qu'ils disent.
— Il faut lui retirer ses vêtements, on ne peut pas le laisser comme ça.
— On va devoir le faire à deux. Il est tout crispé.
Ils le manipulent alors sans brutalité, mais avec cette distance qu'on réserve aux objets brisés. Ils le déshabillent, lavent lentement ses bras, ses jambes, ses cheveux, son visage fatigué. L'eau devient trouble. Elle sent le froid, le fer et la nuit. Et de nouveau l'infirmière caresse sa sombre tignasse dans un geste qui se veut rassurant et apaisant mais qui ne fait que lui provoquer un frisson de malaise. Dans un coréen maladroit, elle essaye de le convaincre qu'il n'a rien à craindre.
— Tu es en sécurité ici, tu n'as plus besoin de crier. C'est terminé.
Jisung ferme les yeux.
Dans sa poitrine, pourtant, ce n'est pas terminé. Il le sent. Le lien pulse encore, obstinément. Il est faible, lointain, presque noyé sous la douleur... mais il est là.
Minho n'est pas mort. Il ne peut pas l'être.
Lorsqu'on le rhabille de propre, qu'on l'enveloppe dans un vêtement de nuit de fin coton et qu'on noue la ceinture à sa taille fine, ses lèvres remuent encore.
— Je vais le retrouver...
l'infirmière et les deux gardiens ne l'écoutent plus. Ils pensent que le pauvre radote. Ils le ramènent dans sa chambre, le déposent sur son futon, bordent les draps autour de lui comme à un enfant fiévreux.
— Dors, Jisung. Repose-toi. Tu verras, demain, tout ira mieux.
La porte se referme. Le loquet se tourne. Le silence revient. Et le noiraud ouvre les yeux.
Dans cette obscurité presque totale, il murmure une dernière fois...
— Je ne suis pas fou... tu es là, je le sais.
Les jours suivants ne sont qu'un désordre de minutes étirées, de secondes trop longues, de battements de cœur détraqués. Et Jisung parle. Il parle comme s'il allait se noyer s'il se disait rien. Comme s'il avait peur que le silence enterre ce qu'il savait. Ce qu'il sent, là au plus profond de son cœur et de son âme.
Le lien.
Il n'a jamais été aussi certain de quelque chose de toute sa vie. Ce n'est pas une intuition. Pas un rêve. C'était lui. Minho. Son odeur revient parfois, si fugace qu'il n'ose même pas respirer de peur de perdre cette senteur d'immortelles. Il est là, quelque part. Et il l'appelle, il en est sûr.
— Il est vivant, Ren. Il m'appelle, je t'assure. Je l'ai entendu. Pas avec mes oreilles, pas comme on entend une voix. Mais c'est plus fort que ça. C'est dans la peau. Dans le ventre. C'est un fil, tu comprends ?
Ren, au début, se contente d'écouter. Jisung lui a prêté oreille un nombre incalculable de fois, alors il se doit de lui rendre la pareille. Il hoche doucement la tête. Par respect. Par habitude. Il sait à quel point la douleur peut prendre des formes étranges. Alors il écoute. Il laisse le noiraud parler. C'est déjà un miracle de l'entendre. Mais il ne répond pas.
— Il me cherche, je le sens. Il pense à moi. Il m'appelle.
Puis l'oméga recommence. Inlassablement. Encore et encore. Il ne veut pas être le seul convaincu, il veut qu'on le croit, qu'on valide son impression qu'il est pourtant seul à ressentir.
À chaque repas, il observe les fenêtres. Il écoute les bruits du dehors. Il s'arrête net, les yeux dilatés chaque fois qu'une brise lui caresse le cou. Il pose la main sur son poignet — là où Minho l'a marqué, une éternité plus tôt. Le lien vibre encore sous sa peau. Toujours. Il est là. Présent.
Vivant.
— Regarde, Ren, sens-le... s'il te plaît. Tu ne sens rien ? Tu es oméga aussi, tu devrais comprendre.
— Jisung...
— Je ne suis pas fou. Je ne suis pas fou.
Sa voix s'élève parfois dans la cours. Au milieu des autres. Les conversations s'arrêtent. Les yeux se tournent vers lui, certains pleins de pitié, d'autres d'angoisse. On murmure à son passage. On dit qu'il a finalement craqué. Que la vie sans son alpha l'a rendu fou.
Mais il s'en fiche. Lui il sait.
Il n'a jamais été aussi vivant.
Chaque nuit, il se relève. Il écoute. Il gratte la porte coulissante. Il tente de l'ouvrir. Il appelle, parfois à mi-voix, parfois dans un hurlement désespéré :
— Minho... dis-moi où tu es...
Et chaque matin, ses yeux rougis fixent ceux de Ren.
— Je l'ai presque entendu, cette fois. J'en suis sûr. Ce n'est plus très loin. Je vais le retrouver.
L'oméga japonais finit par s'asseoir en face de lui, une main posée sur la table, comme pour l'ancrer. Il s'inquiète de celui qu'il peut dorénavant appeler son ami. Il s'inquiète de le voir s'enfoncer ainsi dans quelque chose qui le dépasse. Dans une illusion.
— Jisung, tu n'as pas dormi depuis quand ? Tu... tu vas mal. Tu perds du poids. Tu trembles tout le temps. Et tu... tu parles seul, des fois.
— Non. Non je ne parle pas seul, jamais... Je lui parle, à lui, à Minho.
— Mais il n'est pas là.
Les sourcils du jeune homme se haussent lorsqu'une moue peinée vient le saisir. Voir quelqu'un si détruit est un crève-cœur.
— Pas encore.
— Et s'il ne venait jamais ?
Le regard du noiraud devient si dur tout à coup que Ren n'ose plus rien dire. Il se tait et baisse le museau, dépité du comportement de son compagnon. Mais son inquiétude ne cesse de croître. Au point qu'il se décide à en parler à demi-mot aux infirmiers, aux surveillants. Il espére qu'on puisse lui venir en aide, à ce garçon devenu une plaie ouverte.
Et Jisung, lui, continue de se consumer.
Parfois il refuse tout nettement de manger. D'autres fois, il court jusqu'à la porte d'entrée, voulant s'en aller, courir après un fantôme que son esprit fabrique faute d'un désespoir trop vif.
On tente de le calmer, encore. Gentiment, en se montrant compréhensif et chaleureux. Mais rien n'y fait. Il vit les nerfs à fleur de peau, brûlant d'un amour qu'on pense bel et bien mort.
Finalement, en désespoir de cause, les médecins de la maison sont sollicités. Il leur revient de décider ce qu'il faut faire de cet oméga à l'esprit malade. Auprès de l'une des gardiennes, il a arpenté les lieux, a observé et a écouté. Maintenant de retour dans un bureau simple, la discussion est nette.
— Il n'a toujours pas suivi les cours ?
L'infirmière secoue la tête doucement.
— Il n'était pas prêt jusque là. On pensait que ça allait en s'améliorant mais... Il a vrillé.
L'homme lit le dossier de l'oméga tout en écoutant la femme.
— Il ne dort plus. Même s'il ne quitte plus la chambre toutes les nuits, on l'entend s'agiter constamment. Il devient presque dangereux pour les autres pensionnaires parfois tant il veut qu'on le croit...
Le médecin hoche la tête tout en griffonnant quelques lignes dans les papiers devant lui.
— Il a besoin de repos. Son esprit est malade. Il se fait des illusions pour survivre. Il faut le calmer, sinon il va se blesser lui-même. Ou les autres. Et il va falloir programmer une visite, il est temps pour lui de participer.
Jisung ne s'occupe pas de ce qui ne le regarde pas. Il a peine avalé une poignée de riz au courant de la journée, mais ce n'est pas cela qui le préoccupe. Est-ce qu'il va de nouveau entendre Minho ? Est-ce qu'il va de nouveau le voir, le sentir ? Il est en vie. Il est vivant. Sa chaleur est toujours là, elle l'englobe, elle l'étreint. Il lui faut réussir à s'échapper de cette demeure. S'il reste prisonnier ici jamais il ne pourra retrouver son alpha.
Mais le sort en a décidé autrement.
Alors que tout devient calme quand est venue l'heure du coucher, on gfrappe doucement au panneau qui le sépare du couloir et la porte se coulisse avec douceur. Deux infirmiers franchissent le seuil de sa chambre, souriant, désireux de se montrer courtois et chaleureux mais l'un d'eux tient une seringue qu'il termine de préparer. Ils avancent vers lui, le pas calme mais déterminé.
Aussitôt que le noiraud aperçoit la seringue, son cœur saute, manque un battement.
D'un bond il se redresse, trébuche à moitié en voulant s'éloigner de son futon, jusqu'à se plaquer contre le mur, les yeux écarquillés de terreur.
— Non... non, attendez... s'il vous plaît... je sais qu'il est là ! Il est tout près ! Je vous jure... Faites pas ça, me le prenez pas... Pas lui, pas encore...
Mais ses supplications restent sans écho malgré l'éclair fugace de compassion qu'il peut lire dans les visages qui le surplombent. Comprennent-ils seulement ce qu'il demandent ?
Alors il lutte.
Comme un animal acculé, il tente de se faufiler, de s'enfuir, mais il est rapidement attraper, alors l'oméga griffe, mord, hurle, s'accroche aux draps, à leurs bras, à tout ce qu'il peut et se débat. Les larmes jaillissent sans retenue, chaudes, incontrôlables et déchirantes. Il pleure comme un enfant à qui on arrache le seul espoir qu'il lui reste. Et c'est bien le cas à ses yeux. Il pleure la perte de son fantôme, la perte de son illusion. Il pleure la nouvelle perte de Minho alors qu'il n'a toujours pas pleuré sa mort.
Il se débat toujours mais rien n'y fait, ils ont beau être bêtas, ils sont plus fort à deux. L'aiguille perce sa peau et une brûlure lui envahit le bras. Aussitôt, la réalité chancelle. Les contours se brouillent. Le sol vacille sous ses pieds. Le monde devient lointain, cotonneux, comme étouffé sous un voile humide dans lequel il se perd. Dans un semblant de réalité, le museau relevé, il aperçoit Ren à la porte de sa chambre, qui le regarde d'un air désolé et inquiet.
— J'ai besoin de lui... Me prenez pas Minho... Me le... Prenez pas... Pas encore...
Sa voix s'éteint doucement, dans un souffle. Quand ses paupières se ferment, le silence retombe.
Épais.
Définitif.
Comme une nuit sans rêve.
Il est reposé sur son futon, bordé, et quand les infirmiers s'en vont, son ami vient à lui et s'allonge à ses côtés. Délicatement, il attrape la main glacée de Jisung et la serre dans la sienne, bien plus chaude.
— T'inquiète pas... Il sera toujours là...
____
*Mouche*
*Esponge*
Sonspo par Kleenex sa maman.
*mouche à nouveau*
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