Chapitre 40

D'un geste agacé, Jisung rejette cette mèche qui vient lui tomber devant les yeux. Voilà des heures qu'il arpente la forêt sous une chaleur écrasante malgré la protection des arbres. Les animaux se terrent et de fait, la chasse s'avère compliquée. Depuis le petit matin, il prend garde aux bruits qui l'entourent, il fait attention à chaque pas qu'il fait, guettant avec espoir l'apparition de gibier suffisamment conséquent pour qu'il puisse nourrir le camp des oméga dans lequel il est arrivé il y a plusieurs mois maintenant. Ses bras commencent à fatiguer, mais il se tient prêt à user de son arc au moindre mouvement. L'air est lourd qu'il en viendrait presque à espérer qu'un orage éclate, malgré sa crainte du tonnerre. Il sent la chaleur envahir son dos, le poids de l'humidité qui lui colle à la peau, comme si la forêt elle-même cherchait à l'étouffer, alors il cesse sa marche un instant, essaye de détendre ses épaules et son dos, avant de reprendre son avancée.

Un bruit, non loin. Une branche se brise sous un pied. L'adrénaline monte doucement, pulse dans les veines du noiraud qui se recroqueville, ses pas amortis par le tapis de feuilles mortes recouvrant le sol. L'oméga avance lentement, avec une détermination calme, son regard fouillant la forêt à la recherche de cette proie qui ne semble se douter de rien. Un mouvement entre les arbres attire son attention. La fourrure fauve de la biche se fond dans le paysage, mais Jisung la tient déjà, son arc bandé et la flèche prête à partir. Le bruit de la corde qui se détend résonne dans la forêt et la bête a déjà amorcé sa fuite, mais la flèche l'atteint dans un bruit sourd, et la proie chute lourdement au sol dans une envolée de feuilles et de terre.

Jisung réprime son exaltation, et s'approche à pas lents du festin qu'il va pouvoir offrir à tous ces gens qui se cachent, comme lui, dans un camp de fortune au milieu de la montagne. En arrivant devant le cadavre de l'animal, cependant, il fronce les sourcils et son cœur manque un battement. Une seconde flèche s'est abattue sur la proie, et à voir les ornements qui la décorent, ce n'est pas une flèche venant d'un chasseur comme lui. L'ouïe aux aguets, Jisung se redresse et observe autour de lui, sentant la panique le gagner. C'est à contre-cœur qu'il fait machine arrière, et retourne rapidement se cacher dans les fourrés non loin. Curieux, toutefois, il attend un peu, mais finit par serrer les dents à la vue de ces autres chasseurs. Des notables, des domestiques et des chiens. A l'idée qu'il puisse être remarqué, son cœur s'emballe dans sa poitrine. S'il est prit, ils apprendront probablement pour le camp. Avec une lenteur voulue, l'oméga tente de s'en aller. Il lui faut mettre le plus de distance possible entre lui et ces gens. Ce n'est que lorsqu'il estime s'être suffisamment éloigné, qu'il se met à courir. Il n'aura peut-être pas de festin à ramener, mais ses collets auront au moins pris quelques lapins.

***

- Jisung ! Te voilà !

Ce dernier lève le nez, et cesse là ses pensées. S'inquiéter de trop pour le camp ne servira à rien. Ils ont de nombreux guetteurs, aussi ils seront avisés bien assez tôt. La demoiselle qui l'accueille a un joli visage rond et des yeux pétillants. Oméga elle aussi, elle a été sauvée de la vente par Hyunjin. Elle ne l'a côtoyé que quelques heures, mais Jisung est persuadé qu'elle lui en sera éternellement reconnaissante, et qu'elle lui vouera un culte plus tard.

- Oui Sookja. Je n'ai rien eu malheureusement, sauf quelques bestioles dans les collets.

- Ca ne fait rien, on fera avec tu sais. Jungsoo a ramené un sanglier il y a quelques heures. Et Yeonhee et Byungho ont pris des poissons. On ne mourra pas de faim. Pas encore !

L'oméga hoche la tête avec un sourire aux dires de la jeune femme . Elle est toujours optimiste et cela fait du bien.

- Il aura été plus chanceux que moi.

Il préfère taire sa mésaventure. A quoi bon inquiéter les gens ? Sans doutes qu'il ne se passera rien du tout après tout. Ils ne faisaient que chasser et ils ne s'aventureront probablement pas beaucoup plus loin dans le bois. Les rumeurs courent et le font passer pour hantés. Au moins ils sont en sécurité ici, pour l'instant.

Après avoir donné ses lapins à la jeune femme, et s'être débarrassé de son matériel, le noiraud frotte distraitement ses vêtements, et n'y tenant plus se rend à la rivière coulant non loin. Quelques lavandières y font le linge, aussi se met-il plus en amont, afin de pouvoir profiter de quelques instants en solitaire même s'il a passé la journée seul. Ôtant son hanbok et la chemise qu'il porte dessous, ses souliers, il s'aventure dans l'eau qui lui arrache un soupir bien heureux. Fatigué de la journée, l'oméga se laisse alors tomber assis, et en appui sur ses bras posés derrière lui, il rejette la tête en arrière afin de regarder le ciel qui s'embrase avec le soleil qui commence à se coucher.

L'eau fraîche l'apaise. Il voudrait y rester immergé jusqu'à disparaître, se fondre dans le courant et s'effacer de tout. Changeant de posture, ses doigts se crispent sur son poignet et trahissent l'agitation sourde qui l'étouffe depuis des mois. Il voudrait arracher cette marque, cette preuve indélébile qui pulse sous sa peau comme un rappel constant de ce qu'il a perdu. Il n'a pas le droit d'y penser.

Un bruit brutal fend l'air. Une voix, plusieurs même. Lointaines, mais assez proches pour l'arracher à son refuge.

Jisung relève alors la tête, son regard cherchant instinctivement l'origine du tumulte. Puis il comprend. Un convoi. Voilà longtemps qu'ils n'en ont plus reçu de nouveaux, un autre camp ayant été bâti de l'autre côté de la ville. Son cœur se serre. Déjà, il entend les bruits précipités du camp qui s'éveille, les exclamations, les appels paniqués, les ordres échangés avec urgence.

Le noiraud sort de l'eau d'un geste vif, le souffle court, le sang battant fort contre ses tempes. Il s'habille à la hâte, ses doigts tremblants peinant à nouer les pans de son hanbok correctement. Il ne réfléchit pas. Il bouge. Il suit l'appel instinctif qui le pousse à revenir vers le camp, même si une autre partie de lui hurle de ne surtout pas s'en approcher.

Parce qu'il sait.

Parce qu'il sent.

Minho est là.

Il n'a pas besoin de le voir pour en être certain. Son corps le sait avant même que ses yeux ne le confirment.

Quand il franchit la dernière rangée d'arbres, il s'arrête net.

Au centre du camp, les nouveaux venus se pressent, exténués, sales, le regard creux et apeuré. Certains tiennent à peine debout. Une femme, recroquevillée sur elle-même, étreint un enfant dont le regard est vide. Un garçon aux joues creusées vacille sur ses jambes, et Yeonhee se précipite pour l'empêcher de s'effondrer. C'est toujours la même scène, chaque fois, et pourtant Jisung a l'impression qu'un étau serre son torse un peu plus fort à chaque nouveau convoi.

Mais cette fois, ce n'est pas eux qui lui coupent le souffle.

C'est lui.

Minho.

Droit, impassible, son regard acéré embrassant la scène avec cette maîtrise froide et inébranlable qui le définit. Même vêtu de vêtements simples, même marqué par la fatigue, il a cette présence indomptable qui semble forcer l'univers à graviter autour de lui. Il parle avec Jungsoo, son ton bas mais ferme, imposant son autorité sans jamais hausser la voix.

Jisung devrait partir.

Il le sait.

Mais il n'y arrive pas.

Il est cloué sur place, pris entre cet instinct de fuite qui hurle en lui et cette attraction dévorante qui lui serre la gorge.

Puis Minho lève la tête.

Leurs regards se croisent.

C'est un choc, comme un coup en pleine poitrine.

Jisung a l'impression qu'il va vaciller et sans doutes le fait-il.

Il n'a pas vu Minho depuis des mois. Il a évité les convois, évité les moments où il risquait de le croiser. Mais maintenant, son alpha est là. Juste là. Et il le regarde comme si le temps s'était figé. Comme si rien n'avait changé. Comme s'il était encore sien.

Jisung recule.

Minho avance.

Son cœur tambourine dans sa poitrine, ses poumons se vident d'un coup. Il veut partir. Il doit partir.

Mais Minho est plus rapide.

- Tu comptais fuir encore longtemps ?

Sa voix claque dans l'air, calme mais tranchante et l'oméga s'immobilise.

Autour d'eux, le camp n'existe plus. Plus rien ne compte, sauf cet espace trop étroit qui les sépare encore. Il sent la colère dans la posture de Minho. Pas une colère brute, explosive. Non, c'est pire que ça. C'est un orage silencieux, un abîme insondable prêt à l'engloutir.

Minho s'avance encore, et cette fois, Jisung panique vraiment.

- Ne t'approche pas.

Sa voix est éraillée lorsqu'il murmure. Minho s'arrête. Pas parce qu'il obéit. Mais parce qu'il le jauge, l'évalue, comme un prédateur patient qui sait que sa proie n'a nulle part où aller.

- Pourquoi ?

Jisung serre les poings. Pourquoi ?

Parce qu'il ne le mérite pas. Parce qu'il est souillé. Parce que Minho ne devrait pas perdre son temps avec lui, pas après tout ce qu'il a fait, pas après Tian, pas après ce qu'il aurait pu devenir.

Il rouvre la bouche pour répondre mais aucun son ne sort. Son visage se tord en une grimace douloureuse avant qu'il ne détourne le regard et tourne les talons pour s'enfuir.

Et cette fois, Minho ne le laisse pas partir.

Jisung court.

Il ne réfléchit pas et se jette dans la forêt comme un animal traqué, les branches fouettant son visage, l'air brûlant ses poumons. Ses jambes flanchent, ses vêtements s'accrochent aux ronces, mais il ne ralentit pas. S'il s'arrête, il est fini. S'il s'arrête, il devra affronter ce qu'il fuit depuis trop longtemps. Mais Minho est plus rapide. Minho l'a toujours été.

Un bras puissant s'enroule autour de sa taille, et avant qu'il ne puisse lutter, il est plaqué contre un arbre dans un hoquet surpris. L'écorce râpe sa peau à travers son hanbok, mais il s'en fiche, parce que l'air lui manque, parce que Minho est là, si proche, trop proche.

- Lâche-moi.

Sa voix tremble. Il la déteste.

Minho ne bouge pas. Son souffle est court, mais son regard est tranchant comme une lame.

- Fuir encore, Jisung ? Vraiment ?

Il ne dit pas son prénom souvent. Pas comme ça. Pas avec cette douleur sourde sous la colère.

Jisung détourne la tête, mais une main ferme et chaude agrippe son menton et l'oblige à affronter ses yeux. Ces yeux brûlants, qu'il a évités pendant des mois.

- Regarde-moi.

Le noiraud serre les dents, tous ses muscles sont tendus, comme sur le point de rompre.

- Pourquoi ?

- Parce que je suis là. Parce que tu es là. Et que je ne te laisserai pas disparaître.

Un rire amer lui échappe. Minho ne sait pas ce qu'il dit. Il n'en a aucune idée...

- Tu devrais.

L'alpha se fige. Ses sourcils se froncent et il serre légèrement plus ses doigts sur la machoire de son oméga.

- Pourquoi ?

Jisung tremble sous son emprise, mais ce n'est pas la force physique qui l'écrase. C'est Minho lui-même. C'est cette présence, ce poids invisible qui l'ancre alors qu'il voudrait s'effacer.

- Parce que je ne suis plus...

Sa voix s'étrangle, Minho attend. Il attend qu'il finisse sa phrase, qu'il crache enfin ce qui lui brûle les entrailles. Mais il n'y a pas de mots assez forts pour dire à Minho qu'il n'est plus celui qu'il connaissait. Alors il fait ce qu'il sait faire de mieux : Il frappe.

Ses poings s'abattent contre Minho. Pas pour lui faire mal, mais pour le repousser. Pour l'éloigner. Pour le forcer à comprendre qu'il n'y a plus rien à sauver mais Minho ne recule pas.

Il encaisse.

Jisung frappe encore. Plus fort. Ses gestes deviennent désordonnés, désespérés.

Jusqu'à ce que Minho attrape ses poignets et les plaque contre l'arbre.

- Laisse-moi partir...

Jisung veut s'en aller, il est prêt à supplier pour cela.

- Non.

C'est un murmure. Mais c'est la chose la plus inébranlable que Minho ait jamais dite.

Jisung ferme les yeux, il a besoin de résister à ce regard si pénétrant que lui dédie son alpha. Il ne sait le regarder sans ressentir cette culpabilité qui l'étrangle.

- Pourquoi... ? Pourquoi tu fais ça... ?

Il déteste à quel point sa voix tremble. L'air est lourd. Chargé d'une tension brûlante, étouffante.

Jisung lutte encore, mais c'est dérisoire. Minho ne recule pas. Il ne l'a jamais fait, et sa chaleur englobe l'oméga qui sent les larmes monter à ses yeux qui se voilent. Le parfum de son alpha fait vibrer chaque fibre de son être, être qui ne demande qu'à se fondre contre son âme sœur. Mais l'esprit du noiraud lutte. Et c'est douloureux.

Le silence entre eux est terrifiant. Pire qu'un hurlement. Pire qu'une confrontation ouverte.

Pourquoi Minho est là ?
Pourquoi il ne l'a pas laissé fuir ?
Pourquoi il ne le rejette pas ?
Pourquoi il s'accroche encore, après tout ce qui a été brisé ?

Minho ne répond pas. Pas tout de suite. Il le fixe. De ce regard brûlant, insoutenable, qui semble tout voir, tout comprendre. Qui le met à nu alors qu'il passe son temps à fuir. Jisung ouvre la bouche, comme pour dire quelque chose. Il veut parler, il veut crier son désespoir et son malheur, hurler sa douleur et s'en débarrasser.

Mais rien.

Un trou noir avale les mots avant qu'ils ne franchissent ses lèvres. Sa gorge se serre à en étouffer. L'air ne passe plus et son cœur tambourine violemment, trop fort, trop vite.

Il recule. Il se débat. Encore. Il tente d'arracher ses poignets de l'emprise de Minho, et la scène a un arrière goût de déjà vu désagréable, qui lui arrache des frissons qu'il sent remonter tout au long de son échine. Cela ne fait que l'inciter à forcer davantage.

Mais Minho ne le lâche pas.

- Jisung.

Sa voix.

Ce ton grave, cette douceur inflexible, cette foutue patience qui menace de le faire exploser.

Jisung secoue la tête, violemment. Non. Non. Non. Il ne veut pas entendre son prénom comme ça. Il ne veut pas de cette chaleur qui lui serre la poitrine alors qu'il crève de froid depuis des mois.

Minho attend. Il attend qu'il parle.

Mais il ne peut pas.

Il entrouvre les lèvres, encore.

Et cette fois, un son en sort. Un souffle. Une ébauche de phrase.

- Je...

Il s'étrangle. Les mots restent coincés dans sa gorge. Il a l'impression qu'ils vont le déchirer s'il essaie de les forcer à sortir.

Son regard se voile. Ses doigts tremblent.

Il ne peut pas.

Alors il se tait.

Il baisse la tête, sa poitrine se soulève trop vite, sa respiration se fait erratique.

Minho serre doucement ses poignets. Juste assez pour ancrer sa présence. Pour lui rappeler qu'il est là. Qu'il ne bougera pas. Jisung ferme les yeux, incapable de supporter plus longtemps ce regard qui le voit trop.

- Je peux pas... Minho... Je... Je peux pas...

Sa tirade s'achève avec un sanglot. Et l'un en appelle un torrent d'autres. Les épaules de l'oméga s'affaissent et s'agitent alors que ses pleurs finissent par redoubler. Tout ce qu'il a su retenir depuis le début, tous ses déboires, tout son chagrin, tout vient percuter violemment les remparts qu'il a bâti pour tenir. Il ne sait plus contenir ce qui vient. Minho le comprend, et il relâche les poignets de son compagnon afin de venir lui offrir une étreinte.

Jisung a profité de voir ses bras relâchés pour perdre ses doigts dans ses cheveux, les portant à son visage, comme pour se cacher, cacher cette honte qui le dévore. Les bras de l'alpha s'enroulent autour de lui, et cette fois le noiraud s'autorise à se laisser aller. Il ne sait plus s'arrêter, mais il est épuisé de lutter. Epuisé de se montrer vaillant et fort alors que rien ne va, et qu'il est enfin dans les bras de son amour, à succomber à sa chaleur, à sa douceur, dans une étreinte réconfortante, à hurler cette souffrance qui l'étouffe.


__

J'espère qu'il n'y a pas trop de fautes, j'ai essayé de guetter, mais avec des fontaines à la place des yeux, c'est un peu compliqué. *mouche*

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