Chapitre 31
Incheon – Automne 1878
Une volute délicate s'échappe de la tasse de thé fumant déposée sur le bureau de bois laqué. Le jour est pâle mais les couleurs automnales chatoyantes offertes par la végétation entourant le biseong* de Incheon permet de passer outre la grisaille. A genoux sur un coussin, devant la table, Tian ramasse quelques documents épars, qu'il a consulté précédemment. Son profil anguleux se découpe dans la lumière apportée par la lanterne qu'il a déposé là afin d'y voir plus clair. Ses longs cheveux noirs ramenés en une queue haute tombent dans son dos, savamment maîtrisés. Chaque geste est précis, méticuleux. Il prend le temps, lorsqu'il a terminé son rangement, de prendre une gorgée de ce thé noir ramené de Chine, avant de porter le regard sur son hôte.
Nam KyungIn. Conseiller. Un homme pragmatique, à la fidélité fluctuante entre sa nation et ses intérêts personnels. Et cela, le chinois l'a bien compris. L'homme s'agite, les mains sur les genoux. Il veut faire montre d'un flegme certain mais ne semble pas s'y tenir.
— La tension monte, en ce moment dans les rues de la ville. Et les bruits qui nous arrivent disent de même des villages voisins. Les rumeurs de mécontentement se propagent parmi les soldats comme une traînée de poudre. Certains envisageraient même un soulèvement contre la Cour.
Tian lâche un petit rire rauque tout en reposant délicatement la tasse sur la table face à lui. Il ne craint nullement un quelconque soulèvement, les coréens étant bien trop sages et obéissants.
— Les soldats coréens sont mal nourris. Mal payés. Leur colère est légitime. Toutefois... Sans meneur digne de ce nom, il n'y a rien à craindre.
Le conseiller face à lui vient à froncer les sourcils, cependant. Il n'est pas vraiment de l'avis du conseiller chinois.
— Vous sous-estimez les conséquences de ce qu'une petite étincelle lancée au cœur d'une forêt asséchée pourrait provoquer.
L'homme souhaite donc faire dans l'esprit ? Qu'à cela ne tienne. L'alpha sourit en coin et tourne doucement la tasse de porcelaine du bout du doigt. Haussant un sourcil et défiant son vis à vis du regard, il poursuit.
— Une étincelle peut peut-être allumer un feu... Toutefois il suffit d'une bonne pluie pour en venir à bout avant qu'il ne s'étende. Faites tomber la pluie, conseiller. Vous ne craindrez plus la moindre flammèche.
Le coréen observe les gestes nonchalant du conseiller présent, et son regard remonte pour plonger dans le sien. Il n'est pas dupe sur les paroles employées et sur leurs significations.
— Et quelle pluie proposez vous ? Que nous augmentions les soldes ? Cela pourrait calmer leurs ardeurs quelques temps.
Le ricanement qui lui répond en dit long sur cette proposition qu'il estime honorable par ailleurs.
— Augmenter les soldes serait céder à la faiblesse et à la facilité. Ayez un peu d'envergure, conseiller. Faites montre d'imagination. Ce n'est pas en se montrant faible que l'on gouverne un pays... Non... Divisez. Détournez leur attention. Offrez leur un ennemi à détester et à combattre. Autre que celui qu'ils prisent actuellement.
— Un ennemi ?
Le conseiller Nam fronce les sourcils. Dire qu'il est dubitatif serait un euphémisme, et il prend quelques instants pour penser à ce que lui dit le conseiller Shennong. Il finit par secouer doucement la tête.
— Ils n'ont déjà que trop de ressentiments à l'égard des factions chinoises...
Tian reprend une gorgée de thé avant de redéposer la tasse. Lentement, il se penche en avant, par dessus la table laquée de sombre et ornée de peintures délicates. Un sourire torve vient habiller son visage si sérieux, tandis que ses yeux s'assombrissent à l'idée, et sa voix se fait basse.
— Précisément monsieur Nam. Précisément. Imaginez que ces soldats s'en prennent aux alliés du pays, aux conseillers qui sont loyaux à la Chine... Cela forcera le roi à réagir. Pensez vous un seul instant que Sa Majesté prendrait parti pour ces roturiers mal dégrossis ? Bien sûr que non. Il renforcera la main-mise sur le royaume afin de protéger ses alliés, et ainsi la paix reviendra.
Un temps de silence emplit la pièce, Kyungin pesant le pour et le contre des paroles du conseiller. Son regard se porte sur la lanterne dont la lueur vacille et il désigne Tian du menton.
— Et si la colère continue de gronder malgré tout ? Si cela remonte même au Trône ?
Le calme qui habite Tian est presque angoissant. Il semble tout calculer, tout prévoir, cela fait déglutir le coréen.
— C'est pour cela qu'il est crucial d'être prêt à écraser la révolte dès qu'elle éclatera. Et pour cela, nous devons maintenir la dépendance du royaume envers les ressources chinoises.
Les sourcils du conseiller Nam se rejoignent un peu plus dans le froncement effectué.
— Vous parlez de rendre totalement dépendant le pays... Un contrôle total de la Chine...
— J'appelle cela... De la stabilité, rétorque Tian, ses lèvres s'étirant en un sourire glacé.
Kyungin semble commencer à se résigner mais hésite malgré tout. La discussion le met mal à l'aise mais il sait toutefois où sont ses intérêts. Et dans le tableau dépeint ici, ils se trouvent du côté de ce grand pays qu'est la Chine. Mais un autre point l'inquiète. Une ombre à ce tableau si parfait en apparence.
— Le Japon. Et si le Japon en profite pour renforcer son influence ?
Au tour de Tian se secouer la tête en signe de négation et d'accompagner le mouvement d'une moue dubitative.
— Non. La Corée n'est pas encore prête pour une modernisation si brutale, que ne manquerait pas d'apporter le Japon. En travaillant avec nous, avec la Chine, vous gagnez du temps. Du temps pour fortifier le trône. Pour faire comprendre à votre roi que son avenir, et celui de votre peuple, dépend de notre "protection."
Le conseiller est muet un instant, avant de finalement hocher la tête.
— Vous paraissez avoir réponse à tout. C'est que vous avez sûrement dû étudier toutes les possibilités et chaque tenant et aboutissant.
Tian, prenant appui sur la table, finit par se lever. Il arrange ses larges manches d'un geste nonchalant, tout en répondant une dernière fois avant de prendre congé, appelé par d'autres affaires.
— Il faut avoir la vision si l'on veut perdurer. Nous nous reverrons demain matin pour échanger sur ce qu'il faudra... Conseiller à votre Roi. Il sera plus à même d'écouter un compatriote.
Le saluant d'un ploiement de buste, Tian s'en va donc. Il doit rejoindre le seonjeong** qu'on lui a attribué pour ces quelques jours à Incheon. Il s'y rend à cheval, tranquillement. Rien ne presse. La lumière du jour décroît rapidement, et c'est de nuit qu'il arrive à ce qui ressemble à une joli pagode bien entretenue. Le toit en paliers recouvert de tuiles sombres se découpe sur le ciel éclairé par la lune. Le temps se rafraîchissant drastiquement, les domestiques de la demeure ont déjà allumé les braseros qui éclairent chacune des pièces qui sera utile au cours de la soirée.
Descendant de sa monture, le chinois l'abandonne aux bons soins des palefreniers venus à sa rencontre dans la cour intérieure et petit à petit, il retire les couches de vêtements dont il s'est recouvert pour échapper au froid mordant de ce début de soirée.
— Monsieur, un homme est arrivé pour vous, il y a peu. Il vous attend.
— Il attendra encore un peu.
— Oui Monsieur.
En effet, Tian ménage ses entrées. Il compte bien se faire servir de quoi se restaurer un peu avant d'entamer la discussion qui les attend. Ce n'est que plus tard qu'il rejoint l'homme en question, et il ne s'abaisse pas à lui offrir un salut digne de ce nom lorsque son invité le fait à son égard. Le crépitement du brasero emplit la pièce d'une chaleur oppressante. Tian, s'installe dans un fauteuil en acajou recouvert de nombreux coussins ornés de broderies luxueuses, un verre de vin à la main. Il observe l'homme face à lui avec un mélange de mépris et de calcul. Cet homme, un marchand coréen aux habits riches mais froissés, semble mal à l'aise. Est-ce de l'avoir trop fait attendre ? A l'idée un sourire naît en coin, et il prend une gorgée de sa boisson. Lorsqu'il a terminé, il finit par prendre la parole, avec un ton froid, quasi désintéressé.
— Eh bien Monsieur Do... Les cargaisons sont-elles prêtes à être transférées ?
L'homme se penche de nouveau, ses mains se serrant l'une l'autre, signe de nervosité. Il bredouille et son état ne s'arrange pas lorsqu'il prend enfin la peine de répondre. Cela fait hausser le sourcil au chinois.
— Oui... Hm. Oui Monseigneur. Nous avons sécurisé une vingtaine d'oméga dans le Sud, et les familles ont dû coopérer.
D'une main distraite, l'alpha fait tourner l'alcool dans son verre, et il contemple ses ongles sur sa main libre devant lui.
— Et dans quelles conditions sont-ils ? Ils doivent être en parfait état. Aucune traces de mauvais traitements quels qu'ils soient. Les acheteurs chinois payent pour des produits de qualité. Pas des rebus marqués de vos œuvres.
Le marchand, à ces mots, essuie une goutte de sueur qui lui glisse le long du front.
— Oui... Oui bien sûr Monseigneur. Nous en prenons grand soin. Il y a... Hmm. Nous nous sommes montrés très vigilants. Bien sûr... Mais.. Il y a eu une complication...
Tian lève alors le regard sur l'homme, posant le verre devant lui, l'air glacial.
— Complication... ?
Do blêmit mais tente malgré tout de garder une certaine contenance qu'il est bien loin de ressentir.
— Hm... Une oméga qui a tenté de s'enfuir... Ça... Ça a créé une émeute au village, les soldats ont dû intervenir... Mais... Mais l'incident est réglé !
Tian ne répond rien. Pas dans l'immédiat. Son regard se promène sur le marchand, le jaugeant, et il fronce les sourcils, contrarié et s'avance un peu en direction de son hôte.
— Ce genre d'incident... Attire les regards et l'attention. Et nous ne pouvons nous permettre d'être découvert. N'est-ce pas Monsieur Do ?
Les deux mains en avant, qui s'agitent, le marchand tente tant bien que mal de rassurer son patron.
— Oui bien sûr Monseigneur ! Mais ne vous en faites pas, tout a été nettoyé ! Personne ne saura !
Les yeux fins du chinois se plissent, tandis qu'il se renfonce dans le dossier de son siège.
— J'espère pour vous que tout cela est vrai. Si le Conseil ou, pire, le Roi, venait à entendre parler de cette affaire, votre tête serait la première à tomber. Et croyez bien que je me ferai un malin plaisir de m'en charger en personne.
Un silence pesant s'abat sur la pièce. Tian reprit d'une voix plus douce, mais non moins venimeuse...
— Les navires partiront dans une semaine. Je veux que les Omegas soient transportés à Gyeongseong d'ici là. Aucun retard ne sera toléré.
— Bien sûr, monseigneur.
Tian se lève, dominant l'homme de toute sa hauteur, et lui lance un regard perçant tout en se penchant sur lui.
— N'oubliez pas, monsieur Do, vous ne servez qu'un rouage de ma machine. Si ce rouage venait à grincer... je le remplacerais sans hésitation.
L'homme, tremblant, s'incline profondément avant de quitter la pièce. Il a compris que l'entretien prend maintenant fin et ne demande pas son reste.
Tian reste un instant immobile, fixe les flammes dans le brasero.
— Les Omegas ne sont qu'un moyen, murmure-t-il pour lui-même. Mais un moyen si lucratif...
Son sourire revient, plus froid que jamais, tandis qu'il sort un carnet de cuir noir pour y consigner des détails, après avoir pris place à une table basse. Son pinceau s'agite dans de mouvements réguliers, une danse délicate. Les engrenages de son plan continueront de tourner, avec ou sans des hommes comme ce marchand. Il prend également le temps de préparer un courrier à destination de Monsieur Han afin de lui rapporter les échanges du jour. Tous, les échanges.
Séoul.
Cela fait plusieurs jours que Tian n'est pas revenu à la demeure de la capitale. Ses affaires maintenant en ordre, il distille quelques demandes aux domestiques qui courent partout autour de lui maintenant qu'il est de retour. La cour fourmille et lui ne les voit qu'à peine. Avec un mouvement soigné, il retire l'écharpe qu'il a enroulé autour de son cou pour se protéger du temps capricieux et il entre enfin dans la maison qui lui appartient.
S'il n'y fait pas attention à son entrée, quelques instants plus tard, le voilà qui redresse la tête. Quelque chose flotte dans l'air. Quelque chose qui n'y était nullement auparavant. S'il fronce les sourcils, un sourire prend vite place sur son visage. Il prend son temps malgré le sentiment qui s'empare de lui. Il n'y a guère d'urgences. Il prend même le temps de s'entretenir avec l'intendant, avant de gravir les marches de la demeure. Le parfum est entêtant. Suivant cette traînée invisible qui l'attire, il se fige devant une porte close. Cela vient de là. Son sourire s'élargit tandis qu'il se saisit de la clanche avant de l'abaisser pour pénétrer la pièce.
* annexe administrative du palais royal.
** maison administrative pouvant être fournie aux officiers du gouvernement.
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Faut bien le développer un peu krkr
Alors vous vous y attendiez?
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