Chapitre 9
La sensation ne disparut pas durant les jours suivants. J'étais constamment sur les nerfs, sentant que quelque chose rôdait autour de la chambre. C'était patient. Ça guettait le moment où je perdrais ma vigilance. Sauf que je pouvais rester éveillé des semaines si je ne faisais rien. Certes, le manque de distraction était difficile à supporter mais la présence du danger à elle seule parvenait à me maintenir éveillé.
Beahan se réveilla durant l'après-midi du deuxième jour qu'il passa à l'hôpital. Ses parents ne savaient pas grand-chose sur l'enquête et ne semblaient pas s'en préoccuper plus que ça. Ils ne partageaient pas la passion de leur fils pour le crime, visiblement. Leurs discussions ne me furent d'aucune aide quant à l'avancée des recherches de la police.
Par contre, Ava Machin-Chose, toute sorcière qu'elle soit, était plus maligne. Elle avait apporté l'ordinateur de son meilleur ami avec elle dès qu'elle avait pu. Le seul soucis était de parvenir à faire parvenir à Beahan le nom de celui qui conduisait la voiture. J'aurais aimé pouvoir faire appel à l'aide de la sorcière. Je décidai contre. J'allais devoir le lui communiquer moi-même. C'était un pari risqué mais c'était sûrement le moins dangereux d'entre tous. Le pire qui pourrait arriver serait qu'il se pose des questions. Ce n'était pas comme s'il allait en déduire qu'il avait un ange perché sur l'épaule, pas vrai ? Même en traînant avec une sorcière, ça ne devrait pas arriver.
Je pris une profonde inspiration avant de poser la main sur le clavier dès que Beahan éloigna les siennes. Si sa peau touchait l'ordinateur en même temps que moi, il risquait de griller. J'avais déjà vu cela arriver et ce n'était pas joli.
Je parvins à contrôler la machine juste assez pour que le nom de Doran Ohver s'affiche sur l'écran quand Beahan s'y intéressa à nouveau. Il ne fallut que quelques secondes pour que ma prise se relâche et que l'écran se couvre de lignes vertes et noires.
- Qu'est-ce que... ?
Je retirai mes mains et l'ordinateur redémarra comme si de rien n'était si ce n'était que, sur le fond noir, le nom était toujours visible sous certains angles, comme une image brûlée sur la rétine malgré qu'elle ait disparu.
Je fus soulagé de voir que la première chose que Beahan fit dès qu'il put accéder à Internet fut de chercher Doran Ohver. Il fronça les sourcils en ne trouvant aucun résultat avec les mots qu'il avait inscrits. Il ouvrit l'un des trop nombreux réseaux sociaux qui existaient et tenta à nouveau. Cette fois, il eut plusieurs résultats. Toutefois, ce n'était pas des profils mais un article sur un cours d'estonien, des histoires de démons, des mises à jour en ce que je supposais être de l'estonien. Bizarrement, ça attira l'attention de mon protégé.
Il ouvrit plusieurs résultats et prit des notes à côté, sur un post-it digital qui continuait de me laisser perplexe. Je m'installai sur le bord du lit pour pouvoir réussir à lire ce qu'il écrivait.
Doran : démon de jeu vidéo Demon's Souls. Vieux Roi Doran. Le Denier Héro. Demi-dieu. Emprisonné par le Faux Roi. Possède une arme puissante : le Demonbrandt.
Ohver = « la victime » en estonien.
Vrai nom ou pseudonyme ?
Sans attendre, il se connecta au site A Season In Hell et y rechercha le nom de Doran Ohver. Je haussai un sourcil en voyant que le pseudonyme était littéralement DoranOhver1996. Ce n'était pas courant que quelqu'un utilise son nom sur ce genre de site. Cela voulait-il dire que Beahan avait touché quelque chose en se posant la question de savoir si c'était son vrai nom ?
Je n'avais pas songé que ça puisse être un pseudonyme. Pourquoi cette idée me serait-elle venue en sachant que c'était le nom écrit sur le rapport de la police ? Malgré tout, je ne pouvais que songer qu'il avait mis le doigt sur quelque chose. Après tout, si on mettait les deux parties bout à bout, entre le prénom venant d'un démon et le nom de famille signifiant « victime »... C'était assez surprenant. Voire plus. Je ne m'étais pas préparé à une chose pareille.
Sur le site A Season In Hell, les vidéos de Doran Ohver (ou quelque soit son vrai nom) étaient encore disponibles. Il avait fait quelques rituels, certains qu'il avait en commun avec les autres ados inclus dans l'affaire. Rien ne me parut différent. C'était juste un gamin qui cherchait à s'amuser avec un jeu stupide.
Alors comment avait-il su pour Beahan ? Et pourquoi l'avait-il fait ? Ça n'avait pas de sens. Mais tout était lié à ces rituels. D'une manière ou d'une autre, faire ces jeux paranormaux, comme ils étaient appelés, avait un impact sur ces jeunes. Ce qui entraînait un certain nombre de questions.
Beahan continua ses recherches sans trouver plus sur ce Doran Ohver. Trouver la véritable identité de ce gamin était étonnamment compliqué. L'inverse n'avait pas semblé demander autant d'efforts. Même cette Megan qui l'aidait ne parvenait pas à rattacher l'alias de Doran Ohver à quiconque.
J'étais aussi frustré que Beahan face à l'impasse dans laquelle nous nous retrouvions. J'aurais songé que ce gamin serait un moyen d'en apprendre plus sur ce qu'il se passait réellement. J'avais pris tellement de risques pour en arriver là, sans le moindre indice supplémentaire. J'en étais arrivé au-delà de la frustration.
Je relevai la tête lorsque la porte s'ouvrit. La sorcière entra, sa queue de cheval se balançant dans son dos. C'était étrange de la voir avec une telle coiffure. Son visage paraissait à la fois plus étiré et plus plein que lorsqu'elle laissait ses cheveux libres. Elle semblait plus strict en dépit du reste de son apparence. Cet air sévère disparut lorsqu'elle sourit en voyant son meilleur ami réveillé. Elle ne m'adressa la moindre attention et j'en fus soulagé. Elle n'était pas toujours franchement discrète et mon petit éclat avec l'ordinateur était suffisant pour aujourd'hui. J'avais eu plus d'une fois la preuve que Beahan était loin d'être un idiot.
- Tu as trouvé quelque chose ? questionna la sorcière en s'installant à côté du blessé dans le lit.
- On peut dire ça. Il s'est passé un truc bizarre avec mon ordinateur.
Aussitôt, les yeux bleus de la jeune sorcière glissèrent vers moi. Ça ne dura qu'une fraction de seconde que Beahan, par chance, manqua. Il fixait son écran avec les sourcils froncés. Se pouvait-il qu'il ait deviné quelque chose ?
- Quoi ?
- Il a déraillé et ces mots-là sont apparu sur l'écran.
Du menton, il lui désigna le post-il virtuel.
- Doran Ohver ?
Il hocha la tête.
- J'ai cru qu'il allait me cramer entre les pattes mais après quelques secondes, c'est revenu à la normale. Je sais pas ce qui s'est passé mais j'ai obtenu ce truc-là. Tu sais le pire ?
- Quoi ?
- C'est le pseudonyme d'un gamin sur A Season In Hell. Je ne sais pas d'où ça sort ni pourquoi lui.
- Il y a plus que ça, pas vrai ?
Il la regarda, comme blasé de son intuition. Il soupira et s'affaissa contre les oreillers. Sa fatigue était évidente sur son visage.
- Ça fait plusieurs semaines que j'ai l'impression de ne jamais être seul. Comme s'il y avait toujours quelqu'un dans la pièce. C'est bizarre mais j'ai constamment ce sentiment que je ne suis jamais vraiment seul.
- Et cette présence... Comment te fait-elle te sentir ?
Je haussai un sourcil face à son acceptation directe de ce que lui disait Beahan. Si elle ne me voyait pas, cela aurait-il changé quoi que ce soit ? J'en doutais. Ça n'avait pas tant à avoir avec moi qu'avec le fait qu'elle en savait plus que lui. Elle savait qu'il y avait plus que ce que les mortels pouvaient voir. En étant sorcière, elle avait conscience qu'il y avait plus au monde qui l'entourait que ce qui l'entourait.
Beahan ne répondit pas aussitôt. Il réfléchit quelques secondes, me laissant douter de ce que ma présence lui infligeait. S'il hésitait, ça ne pouvait pas être positif.
- Je... Je ne suis pas sûr...
- Tu sais que je ne te jugerais pas. Au contraire, je serais bien la dernière à émettre le moindre jugement. Tu me connais, non ?
Beahan l'observa pendant quelques secondes avant de relâcher un long soupir.
- J'ai l'impression d'être dingue mais je crois que... cette présence... Je crois que c'est grâce à elle que je suis toujours vivant. Comme si ça m'avait protégé.
- C'est une bonne chose, dans ce cas, répondit la sorcière.
- Je suppose. Mais je n'aime pas savoir qu'il y a toujours... quelque chose dans les environs.
- Si c'est là pour te protéger, en quoi est-ce négatif ? Au contraire, tu devrais être ravi de savoir qu'il y a quelqu'un pour te protéger quoi qu'il arrive.
- Je ne suis pas comme toi, Ava. Je ne suis pas à l'aise en sachant qu'il y a... quelque chose... peu importe ce que c'est, que je ne peux pas voir. Même si c'est une présence positive, je... Je ne sais pas. Je ne suis pas à l'aise. Surtout si c'est pour manquer de griller mon ordinateur.
Je roulai des yeux tandis que la sorcière laissait échapper un rire. Elle appuya sa tête contre l'épaule de Beahan et s'intéressa à l'écran sans y paraître.
- Tu sais ce que je pense de ton pessimisme, dit-elle posément. Tu devrais t'ouvrir à la possibilité que des choses positives puissent arriver. La vie a de bons côtés et si cette entité t'a sauvé la vie, je suis d'avis que tu peux la compter parmi ces bons côtés.
- Ça reste quelque chose que je ne peux pas voir et qui est toujours là. Si, au moins, tu me disais ce que c'est. Parce que je ne suis pas idiot, Ava. Je sais que tu sais ce que c'est. Je suis étonné que tu ne me dises pas ce que tu sais, par contre.
- Je n'ai pas le droit. C'est la règle. Ça serait dangereux pour nous trois si quelqu'un sait que je peux le voir.
- Le ?
- C'est la seule chose que tu as retenue ? Je te dis que si ça se sait, on serait tous en danger et toi, tu ne retiens que le pronom que j'ai utilisé !
- Déformation professionnelle, fut la seule réponse de Beahan, impénitent. Et pourquoi serions-nous en danger ? Je ne vois pas en quoi c'est un tel soucis que je sache ce qui suit le moindre de mes pas.
- Au contraire. Rien que parce que je sais, c'est un risque. Si quiconque apprend que je suis au courant, tu te retrouverais sans protection puisqu'il serait renvoyé et je serais probablement tuée. Alors arrête de fouiller de ce côté. Concentre-toi sur ton enquête pour en finir au plus tôt. Et accepte l'aide qui t'est apportée avec gratitude au lieu d'en être soupçonneux. D'accord ?
Beahan poussa un soupir à fendre le cœur avant de céder. Je savais que ça ne serait pas facile de le faire lâcher l'affaire. Je commençais à comprendre comment il fonctionnait. Même l'avertissement de sa meilleure amie ne saurait étouffer sa curiosité. Il serait, avec de la chance, plus discret mais il n'allait pas lâcher le morceau.
- Si tu me parlais un peu plus de ce DoranOhver1996 ? reprit la sorcière.
Sa tentative de changement de sujet n'était pas délicate du tout. Elle était tout le contraire. Beahan choisit de faire comme si de rien n'était et céda.
- Je ne comprends pas pourquoi il m'a donné ce nom. Parce que ça vient de lui, pas vrai ?
La sorcière ne répondit pas. Elle ne cilla même pas. Elle l'ignorait totalement. Beahan grommela ce qui ressemblait à une insulte.
- Si c'était le véritable nom de ce gamin, je l'aurais trouvé sur Facebook ou Twitter ou ailleurs. Le seul résultat, c'est celui-là, sur le site. Ailleurs, je me coltine des cours d'estonien ou des astuces de jeux vidéos. Même Megan n'a rien su trouver sur ce gamin. C'est comme s'il n'existait pas. Pourtant, il est bien sur les vidéos. Il me faudrait l'accès à un logiciel de reconnaissance faciale. Ou la participation de la police.
- La police pense que le nom de ce gamin est bel et bien Doran Ohver, pestai-je. Pourquoi participeraient-ils ?
La tension dans le visage de la sorcière me laissa savoir qu'elle avait entendu. Elle garda le silence un instant.
- Je doute que la police puisse t'aider, énonça-t-elle précautionneusement.
- Pourquoi tu dis ça ?
- L'intuition.
Il haussa un sourcil mais eut l'intelligence de garder sa remarque pour lui. Il prenait le truc. Au fond, si nous demeurions prudents, je pourrais communiquer avec Beahan pour le guider dans son enquête.
Je secouai la tête. Non. J'avais déjà pris assez de risques comme ça. Si Ariel apprenait la moitié de ce que j'avais fait aujourd'hui, il allait m'éjecter en bas de l'échelle avec les cupidons. Je refusais de passer les prochains siècles à m'occuper de mômes ailés qui adoraient balancer des flèches de tous les côtés. Si j'en arrivais là, je préférais encore chuter définitivement.
Je me redressai en voyant la porte s'ouvrir. Derrière l'infirmière qui vint voir Beahan entra un ange que je connaissais bien. Suriel. Il était connu de tous les anges gardiens puisqu'il était l'un des plus importants dans son Chœur. Il se tenait deux échelons sous Uzziel, l'archange qui gérait les Vertus. Il était le Protecteur des Lieux de Soins. J'ignorais comment il faisait pour veiller sur tous les hôpitaux, cliniques et autres cabinets du monde entier. C'était un prodige dont seuls les hauts placés devaient être capables.
- Rahel ! s'exclama l'ange avec un large sourire. Ça fait un moment que je ne t'ai pas vu passer par l'un de mes hôpitaux !
Il m'enveloppa dans une étreinte puissante, le rayonnement vert de ses ailes devenant aveuglant de si près. Bien qu'il soit haut sur l'échelle, Suriel s'en moquait. Il était amical avec tout le monde. Il était un modèle pour nombre de mes semblables. Il était la représentation parfaite de ce que les Vertus étaient. Cette chaleur, cette inspiration, cette force qui lui était inhérente était communicative. Sa présence rendait toute situation plus aisée à gérer. Il m'avait énormément aidé quand j'étais arrivé aux Cieux. J'étais prêt à parier mes ailes qu'il y était pour beaucoup dans mon assignation aux anges gardiens.
Si je m'étais uniquement basé sur le physique, je ne lui aurais pas donné une telle personnalité. Avec ses cheveux mi-longs noirs, ses traits acérés, ses larges épaules et ses yeux vert pomme, il ne donnait pas l'impression d'être aussi joyeux qu'un cupidon et aussi chaleureux que les anges des mois de printemps. Et pourtant....
- J'aurais préféré ne pas avoir à y revenir mais que veux-tu, je ne choisis pas ce qui se passe, répondis-je.
- J'ai sélectionné les meilleurs chirurgiens pour ton protégé. C'était méchant ce qu'il avait aux côtes.
Il se pencha sur moi et se cacha derrière sa main.
- J'ai peut-être un peu aidé la guérison de certaines blessures.
Il me fit un clin d'œil et je me sentis sourire. C'était plus fort que moi. La présence de Suriel était si radieuse que je ne pouvais y résister.
- En tout cas, tu as fait du bon travail. Sabriel m'a parlé du rapport que lui a fait l'ange qui s'est occupé de toi après l'accident et même lui était impressionné. Et je peux t'assurer qu'il est blasé depuis déjà quelques millénaires.
- Je n'ai fait que mon travail, répondis-je, ne sachant pas bien que dire d'autre.
- Toujours aussi modeste ! En tout cas, je suis heureux de voir que tu lui es aussi dévoué. Cette mission n'aurait pas dû revenir à un novice mais puisque c'est à toi que Ariel l'a confié, je suis certain que tout se passera bien.
J'ouvris la bouche pour lui demander de quoi il parlait mais il avait déjà pivoté sur ses talons. Il agita la main par-dessus ses énormes ailes avec un large sourire.
- Je te laisse ! J'ai des tonnes de boulot ! À la revoyure !
Je l'observai quitter la chambre avec l'infirmière. Que voulait-il dire par « cette mission n'aurait pas dû revenir à un novice » ? Entre le dossier vide et cette remarque faussement bénigne, je ne savais plus que penser.
Je croisai le regard d'Ava et j'y lus autant de questions que je ressentais d'incertitude.
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NdlA : Tant de questions, les amis, tant de questions... ! Saurez-vous en deviner les réponses ?
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