Beahan n'était pas à l'aise. Je ne l'avais jamais vu dans un tel état. Ses mains ne cessaient de bouger sur le volant, il s'énervait sans cesse contre les autres automobilistes, triturait un fil qui s'était détaché de la couture de son jean.

Je fis de mon mieux pour l'aider à se détendre mais rien ne semblait fonctionner. Il y avait plus que sa simple envie de poursuivre l'enquête. Quelque chose le mettait sur les nerfs. Je pouvais imaginer des dizaines de raisons qui pourraient le mettre dans cet état. Sauf que j'avais besoin de savoir laquelle était la bonne pour pouvoir agir.

Il se gara devant le poste de police de Mena. Il resta assis un long moment dans la voiture soudain silencieuse derrière le ronronnement discret du moteur. Soudain, je comprenais mieux pourquoi il était si réticent à leur céder ses recherches. Le poste de police était si petit avec ses auvents gris sombres qui tranchaient sur le blanc des murs que j'avais plus l'impression d'être arrêté devant un vendeur de Kebab qu'une station de police. De plus, si j'en croyais les ondes qui en sortaient, ce n'était pas l'endroit le plus rayonnant de la Terre. Soyons francs, cet endroit n'était pas génial.

Certes, il avait déjà posté son article sur son blog et je devinais qu'il avait déjà été lu plusieurs fois. Toutefois, s'il y avait une chose qui n'avait pas changé depuis ma période d'existence, c'était le pouvoir de la police à faire disparaître ce qu'elle ne voulait pas voir.

Pris d'une idée, je jouai avec le GPS de sa voiture. Utiliser la technologie était toujours compliqué parce qu'il y avait plus de chances pour que je détraque tout que je parvienne à faire ce que je voulais. Comme en réponse, l'écran se couvrit de neige et je dus patienter avant de parvenir à terminer le nom de ce que je cherchais.

Beahan fronça les sourcils en tapant comme un gorille sur le tableau de bord. Pourquoi les mortels tapaient-ils sur tout ce qui ne fonctionnait pas ? Pas étonnant que les relations internationales soient si compliquées quand le premier réflexe devant un problème était de taper dessus !

- Mais qu'est-ce que... ? Pourquoi est-ce que tu m'affiches ça ? Mais tu vas t'éteindre, fichu truc ?!

Il finit par cesser de lutter et son front heurta le volant. Il soupira longuement.

- Non. Je ne laisserai pas Rollings mettre ses sales pattes sur mon affaire, marmonna-t-il. C'est hors de question.

Je fis grésiller l'écran, ramenant son attention sur le GPS. Je pus lire l'hésitation sur ses traits. Il était tiraillé entre son envie de faire demi-tour et la promesse qu'il avait faite à sa meilleure amie.

- Et puis merde ! On verra bien !

Il enclencha sa vitesse et sortit du parking. Je me renfonçai dans mon siège, laissant l'écran du GPS se remettre d'aplomb. Je ne pus louper le haussement de sourcil de Beahan. Avait-il saisi que, oui, son GPS lui avait envoyé un signe ? J'en doutais. Il devait remettre ça sur le compte d'une étrange coïncidence. S'il y avait une chose que j'avais apprise de Declan Beahan depuis que je veillais sur lui, c'était que, peu importe que son amie d'enfance soit une sorcière, il fallait que le paranormal le frappe en pleine poire pour qu'il y croie.

Il était toujours nerveux mais moins que sur la route menant à Mena. Sur l'autoroute, il s'enfonça dans son siège, un coude appuyé contre la portière, fredonnant la musique qu'il avait mise en route. Pour un humain, il chantait plutôt bien. Comparé à un ange, sa voix ressemblait à une batterie de casseroles mais, de façon objective et remise dans un contexte de comparaison juste, il ne chantait pas si mal. C'était supportable.

Ce qui me perturbait, c'était la chanson en elle-même. J'avais appris à faire attention à tous les signes possibles. La plupart n'arrivaient pas à aboutissement mais certains, les plus mauvais, arrivaient parfois à traverser le champ de mon influence pour survenir. Et une chanson appelée Car Crash ne me mettait pas à l'aise tandis qu'il fonçait sur l'autoroute au milieu de centaines d'autres voitures. Pour n'importe qui, c'était dérisoire. Pas pour moi. Surtout pas quand ça se conjuguait avec un sentiment de malaise dans le creux de mon estomac.

Je me redressai et regardai autour de nous. Il n'y avait aucun danger immédiat mais je ne m'y fiais pas. Nous étions guettés. Je n'avais expérimenté cette sensation qu'une fois durant mon entraînement et ça avait mal tourné. Mon référent avait failli perdre une aile, son protégé avait fini à l'hôpital et l'assaillant avait disparu. Certes, tout le monde était en vie mais ça n'avait pas été considéré comme une victoire aux yeux d'Ariel. D'ailleurs, il m'avait attribué à un autre gardien pour finir ma formation sur le terrain. Ce n'était pas un événement que j'allais pouvoir oublier.

Je vis Beahan se redresser et agripper son volant à deux mains en regardant dans son rétroviseur. Sa nervosité avait remonté d'un cran.

- Mais qu'est-ce qu'il fout ?

Je me retournai pour voir ce qu'il regardait avec tant d'inquiétude. Je compris en quelques secondes. Une voiture rouge fonçait droit sur nous. Son conducteur devait avoir le pied au plancher pour aller si vite. J'avais encore du mal à croire que les véhicules aient évolué au point d'aller à une telle vitesse.

Toujours était-il que cette voiture allait nous rentrer dedans si elle ne se déportait pas sur l'autre voie. Je sentis la voiture accélérer sous moi. Beahan avait le visage fermé et concentré tandis qu'il appuyait sur l'accélérateur, faisant monter l'aiguille sur le compteur. Lui aussi avait compris que l'autre nous fonçait dessus. Au moins ne paniquait-il pas. C'était déjà un avantage.

Toutefois, l'impact était inévitable. L'autre avait eu le temps d'accélérer depuis longtemps et, malgré tous ses efforts, la voiture de Beahan n'était plus toute jeune.

Mon esprit se mit à calculer à toute vitesse tandis que je jaugeais le rapprochement de l'autre véhicule. J'avais toujours été doué pour évaluer une situation presque mathématiquement. Je pouvais deviner que nous ne pourrions pas éviter l'autre voiture. Il fallait réussir à réduire l'impact si je voulais réussir à le sauver. Sans quoi, quoi que je fasse, même moi, je ne pourrais pas le sauver.

Je calculai le moment parfait pour tirer sur le volant et forcer Beahan et partir vers la voie d'à côté, entre deux automobilistes. La voiture rouge nous percuta à l'arrière. Le choc fut violent et je ne pus que refermer mes ailes autour de Declan pour le protéger tandis que la voiture faisait des tonneaux. Elle ne s'arrêta qu'après avoir percuté les barrières de sécurité, être passé au-dessus d'un fossé et avoir déraciné un jeune arbre.

Sonné, je luttai pour me dégager de la tôle froissée. J'avais perdu plus de plumes que je ne pouvais en compter et la douleur était aveuglante. Je me hissai sur mes bras pour reculer et pouvoir regarder si Beahan s'en était sorti. J'avais tellement d'os brisés que j'eus l'impression que tout mon corps se disloquait.

La toux de Beahan me soulagea. Il était encore en vie. Son visage était couvert de sang, des coupures marquant sa chair. Sa souffrance se mêlait à la mienne, puissante. Lui aussi devait avoir plusieurs os brisés. Tout ce qui comptait était qu'il était toujours en vie.

Dehors, des cris résonnaient. Plusieurs personnes aidèrent à sortir Beahan de la voiture défoncée. Il poussa un cri de douleur. C'était horrible de le sentir souffrir autant sans pouvoir faire quoi que ce soit. Je savais que ça allait être ainsi mais je n'avais pas songé que ça serait si... viscéral.

Je fermai les yeux et me concentrai sur Uzziel pour qu'il m'envoie quelqu'un me soigner. Ce ne fut qu'une question de minutes avant qu'un ange ne débarque et travaille sa magie sur moi. J'avais souvent eu affaire à des anges qui travaillaient sous l'égide de l'archange Uzziel. Ils étaient silencieux, faisaient leur œuvre à une vitesse qui ne cessait de me laisser coi. Ils restaient entre eux. Ce qui était compréhensible puisqu'ils avaient un nouveau patient toutes les dix secondes. À croire que plus haut ils étaient dans l'organigramme, plus bizarres ils devenaient.

Pas que je rencontre des anges hors de mon Chœur à part pour me remettre en état. Chaque Chœur faisait ce qu'il avait à faire de son côté sans se mélanger aux autres à part pour les Vertus qui, grossièrement, faisaient le lien entre nous, les anges, qui étions le plus près des mortels, et Dieu. Mais franchement, à mes yeux, ils étaient surtout là pour nous remettre en état. En tout cas, ceux qui étaient dans le bas de la hiérarchie des Vertus.

Sans un mot, mon médecin du jour repartit aussi vite qu'il était arrivé, dans un éclat de lumière. Ça ne m'étonnait plus que les humains les voyaient comme ceux qui amenaient les miracles. Ils manquaient vraiment de discrétion.

Je m'extirpai de la voiture, veillant à ne pas abîmer mes ailes sur la tôle déchiquetée. Je trouvai mon protégé ficelé à une civière, entouré des premiers secours.

- Il n'aurait jamais dû survivre à un tel crash, remarqua le pompier. Alors on va tout faire pour le garder en vie !

Il commença à donner des ordres aux trois personnes autour de lui. Je m'ébouriffai les plumes. Personne ne saurait que c'était grâce à moi qu'il avait survécu.

Voyant qu'il était entre de bonnes mains, je gagnai la voiture rouge qui fumait. Des pompiers tentaient de désincarcérer le conducteur qui était inconscient. Prudemment, je me hissai sur le capot plié comme un accordéon pour jeter un coup d'œil par le pare-brise explosé.

Ce n'était qu'un gamin. À peine assez âgé pour avoir son permis. Je ne sentais plus aucune lumière émaner de lui. Il était mort à l'impact, sans aucun doute. Déjà Beahan avait à peine survécu en dépit de ma protection, ce pauvre gamin n'avait eu aucune chance.

Je tentai de m'approcher au maximum pour voir si je pouvais découvrir un détail qui m'en dirait plus sur ce qui l'avait poussé à faire ça. Il ne pouvait pas avoir choisi de foncer sur Beahan au hasard. C'était délibéré. Avait-il quelque chose à voir avec l'enquête ? Peut-être était-il derrière ce site, A Season In Hell. Il devait y avoir un lien, le timing était trop suspect pour que ça ne soit pas le cas.

À moins qu'il soit dans le même état que les autres ados. Ce qui impliquerait que ces gosses étaient poussés par quelqu'un à commettre ces meurtres. Quelqu'un qui savait que Beahan enquêtait sur lui et avait remonté sa trace.

Je ne pus que songer à la sorcière. Elle avait eu raison. Sans moi, Declan Beahan serait bel et bien mort à cause de son enquête. Ses fichues cartes n'avaient pas menti. C'était dur à accepter. Je me consolai en me disant que, du fait, je n'étais pas inutile. J'avais sauvé la vie de mon protégé. Je ne pouvais nier que c'était gratifiant.

Cependant, mon travail n'était pas terminé. Au contraire, il commençait seulement. Quelqu'un voulait tuer mon protégé et je n'avais aucun doute sur la raison. Ce qui signifiait que, jusqu'au moment où la police aurait trouvé qui était derrière toute cette histoire, j'allais devoir rester auprès de Beahan.

Et merde.

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