Chapitre 4
Comme je l'avais deviné, Ava Machin-Chose avait une pièce dédiée à sa pratique. Elle était vaste et pleine de lumière, loin de ces parloirs étouffants et tamisés par des tentures et des foulards des diseuses de bonne aventure. Toutefois, elle possédait une boule de cristal et plusieurs jeux de tarots aux illustrations diverses. Sa collection de cristaux et autres pierres était impressionnante. Une forte odeur d'encens fleuri persistait dans la pièce sans être assez fort pour que je puisse le reconnaître.
La sorcière prit place dans un large fauteuil couvert de plaids aux couleurs polaires. Elle ramena ses jambes sous elle. Elle était bien trop calme pour la situation.
- Tu me vois, dis-je platement.
- Oui. Je t'ai appelé, après tout. Il est plutôt logique que je sois capable de te voir.
- Pas tellement. Tu es humaine bien que tu sois...
- Une sorcière ? Disons que j'ai beaucoup travaillé pour réussir à vous voir, toi et tes semblables. Mais ce n'est pas pour ça que tu es resté au lieu de le suivre.
- C'est vrai. Alors parle. Pourquoi as-tu demandé de l'aide pour lui ? Quel est son problème ?
- Tu l'as très bien entendu. Cette affaire sur laquelle il travaille. Elle va lui coûter la vie s'il ne s'arrête pas. Tu dois le convaincre de faire marche arrière.
- Je ne dois rien. Tu ne devrais même pas être au courant de mon existence.
Elle roula des yeux.
- Je te l'ai dit. J'ai travaillé pour réussir à communiquer avec les anges. Et avant que tu ne le dises, non, être une sorcière n'empêche pas de travailler avec les anges. Je ne crois pas en Dieu ni en aucune divinité quelle qu'elle soit mais j'ai toujours su qu'il existait des êtres pour nous guider sur nos chemins de vie. Je ne pensais pas que les anges avaient réellement des ailes, par contre.
Elle arracha une de mes plumes et je jurai.
- Non mais ça va pas ? beuglai-je. Tu veux que je te scalpe pour que tu vois ce que ça fait ?
Ses pupilles s'élargirent tant sa surprise était grande face à ma réaction. Les humains n'avaient vraiment aucun sens commun !
- Ce n'est qu'une plume, murmura-t-elle.
- Si je t'arrache un doigt avec les dents, ça ne sera qu'un doigt, aussi ?
- Je suis désolée. Je ne pensais pas que c'était aussi douloureux.
- C'est bien le problème de vous, les humains. Soit vous ne pensez pas, soit vous pensez trop. Ce qui amène au même résultat : on doit passer derrière vous.
- Autant pour le « les anges sont paix et amour », marmonna-t-elle.
- Nous le sommes. Globalement. Pas quand un idiot d'humain ahuri nous arrache des plumes !
Elle rangea la plume dans un container en verre. Je respirai profondément pour me calmer. Je pouvais la réduire en tas de cendres si l'envie m'en prenait. Ça ne serait pas bien vu mais bon sang, ça ferait du bien ! À cause de cette écervelée, je devais attendre qu'une plume repousse avant de pouvoir à nouveau voler. Ce qui voulait dire que j'étais cloué au sol pour un bon mois. Et sur la Terre, un mois, c'était long.
- Pourquoi me l'avoir arrachée ?
- Les plumes d'anges sont utiles. Notamment pour appeler l'ange en question. Je ne l'utiliserai que si j'en ai vraiment besoin et uniquement pour t'appeler si jamais Declan a besoin de toi et que tu n'es pas auprès de lui.
Comment pouvait-elle en savoir autant ? Et surtout, pourquoi n'avais-je pas été prévenu ? Jamais elle n'aurait dû savoir que son meilleur ami avait un ange sur l'épaule.
- Il ne doit pas savoir, assenai-je.
- Je ne comptais pas le lui dire. Il ne croit à rien si ce n'est à la nature la plus sombre de l'être humain. Il croit en ce que je fais s'il en voit les preuves. Il est très cartésien. Pas un seul instant il ne me croira si je lui dis que j'ai demandé un ange gardien pour lui.
- Qu'il te croit ou non, si tu essaies de le lui faire savoir d'une manière ou d'une autre, je te réduis en cendres.
Et je ne serais même pas puni, eus-je envie d'ajouter.
Pour protéger le secret de notre existence, j'avais tous les droits. D'ailleurs, j'aurais dû la faire disparaître dès que Beahan avait eu le dos tourné. Toutefois, elle pouvait m'être utile. De plus, il était évident qu'elle était en contact avec les Cieux depuis longtemps. Si elle n'en était pas morte, le fait que je m'en débarrasse serait vu comme un excès de zèle qui ne ferait une tache sur mon dossier.
- Sinon, en quoi consiste son enquête, concrètement ?
- Pour le peu que j'en sais, une femme l'a contacté par mail. Il tient un blog depuis le lycée sur des affaires criminelles non-résolues. Ça a toujours été sa passion. Il adore refaire l'enquête depuis le début. Il a aidé à en résoudre quelques-unes, d'ailleurs. Il a un instinct certain pour savoir quand il y a quelque chose. Et il est certain que, cette fois, il y a quelque chose. Même les policiers n'arrivent pas à relier les divers crimes mais Declan est sûr qu'ils sont reliés.
- Quels crimes ?
- Plusieurs jeunes ont commis divers crimes. Je ne me souviens plus exactement quoi mais deux d'entre eux se sont suicidés et les autres vont sûrement finir en prison ou en hôpital psychiatrique. Pour les détails, il faudra que tu cherches dans ses notes. Je ne pourrais pas t'en donner plus. Toujours est-il que la mère de l'un des jeunes lui a envoyé un mail pour lui demander de l'aider, de s'intéresser au cas de son fils. Elle est sûr que son fils n'est pas responsable. Il refuse de parler à qui que ce soit de ce qu'il a fait ou de pourquoi. Declan a trouvé les cas similaires tout seul après s'être penché sur l'histoire de ce gamin. C'est l'un de ses procédés. Il regarde s'il n'y a pas des affaires similaires et il a trouvé toutes les autres. Ouvertement, elles ne se ressemblent pas mais il a trouvé quelques points de concordance alors il s'intéresse à toutes.
Je demeurai silencieux. Elle ne me donnait pas d'informations réellement utiles. Tout tournait autour de cette affaire sur laquelle Beahan travaillait. Il fallait que j'en apprenne plus.
- Lorsqu'il commence une nouvelle enquête, j'ai pris l'habitude de faire un tirage à trois cartes pour voir si tout va bien se passer. D'ordinaire, le résultat est plutôt positif. Cette fois, les trois cartes étaient négatives. C'est la première fois que j'ai tiré la Maison-Dieu. Cette histoire va se terminer en un véritable désastre. Ça va très mal se passer et il refuse de m'écouter. Alors je t'en prie, veille sur lui.
Je ne répondis pas. Quelque chose se passait avec Declan. Je pouvais entendre le changement de son rythme cardiaque.
- Où est-il parti ? Tu as l'adresse ?
Je fis de mon mieux pour paraître détaché.
- 323 Duvel Street à Springfield, dans le Missouri.
- Merci.
Je partis sans attendre. Elle ne chercha pas à m'interrompre. Je montai dans la première voiture que je croisai qui allait dans la bonne direction. Je détestais devoir surfer de véhicule en véhicule. Je préférais en utiliser un pour me donner de l'élan et planer. Dommage pour moi, cette idiote m'avait arraché une plume et sans celle-ci, je n'avais plus l'équilibre nécessaire pour voler. Si je tentais le coup, j'étais certain de m'étaler le nez dans le goudron.
Beahan n'était pas allé assez loin pour que je ne parvienne pas à le rattraper. Il s'était calmé, je ne percevais plus ses battements de cœur. Fausse alerte. Malgré tout, je pris place dans le siège passager et me résignai à quatre heures de route. Il n'avait pas mis de musique cette fois mais des enregistrements d'interrogatoire. Comment se les était-il procurés ? Aucune idée. Mais c'était bien pour moi puisque ça me donnerait une vague idée de l'un des crimes sur lesquels il enquêtait.
Si j'étais logique, ce devait être l'interrogatoire du tout premier cas. L'un de ceux où l'auteur s'était suicidé. Ce qui amenait la question du quand s'était-il suicidé parce qu'il avait l'air bien vivant sur cet enregistrement.
Qui était Jessica pour toi ? Une amie ? Une petite-amie ?
Personne ! Je ne la connaissais pas ! Je la croisais à Starbucks le matin et elle avait l'air... Je sais pas, facile. Il fallait que j'en finisse, vous comprenez ? Il fallait que je termine pour rester en vie !
Que tu termines quoi ?
Je ne peux pas le dire. Je n'ai pas le droit. Si je parle... Il tuera ma famille. Il me tuera. Je peux pas.
Tu sais ce que tu risques pour avoir fait ça à Jessica ? Tu sais que tu vas finir en prison ?
Oui...
Et ça ne te fait rien ?
Je serais encore en vie quand j'en sortirais. Mes parents et ma petite sœur aussi.
Parce que ta vie vaut plus que celle de cette pauvre fille ? Regarde les photos et ose me dire que cette fille méritait de mourir pour que tu restes en vie ! Pourquoi l'as-tu poussée devant ce train, Patrick ?!
JE N'AVAIS PAS LE CHOIX ! IL NE ME L'A PAS LAISSE !
Qui est « il », Patrick ?!
Je vous ai dit que je n'ai pas le droit d'en parler ! Je veux un avocat ! Laissez-moi tranquille ! Je veux mon avocat !
Très bien. Mais dis-toi bien qu'on ne pourra plus rien pour toi une fois qu'on sera sortis de cette salle. Tu es sûr de toi ?
Oui. Je préfère encore aller en prison que de lui faire face.
Il était évident que le gamin pleurait. Il était effondré. La peur, la résignation... Tout se mélangeait. Ce gamin avait vécu quelque chose d'horrible. Fichue empathie angélique qui m'obligeait à compatir.
Nonobstant, je doutais que ce « il » ne doit qu'une façade derrière laquelle ce gamin se cachait. Il était évident que cette tactique ne fonctionnait pas. Si c'était un bouclier, pourquoi s'y accrochait-il ? Parce que c'était vrai ?
Beahan tendit la main vers un dossier plutôt maigre et le posa sur ses genoux. Dessus, en marqueur, était inscrit Patrick Neetud. Il n'avait pas obtenu beaucoup d'informations sur son cas. Il s'arrêta à un feu rouge et fouilla le dossier pour en sortir une page. Je me penchai pour lire par-dessus son bras. Il frissonna et regarda autour de lui, ressentant soudain ma présence.
Patrick s'était suicidé avant même l'arrivée de son avocat, pendu dans sa cellule. Selon le rapport du légiste, il s'était débattu. Il n'extrapolait pas et il était impossible de savoir s'il avait lutté contre quelqu'un ou s'il avait regretté son geste une fois qu'il avait été trop tard. Du travail bâclé. J'étais prêt à parier que ce médecin s'était convaincu que le gamin était coupable et que peu importait les détails.
Mon protégé profita des dernières secondes au feu rouge pour poser un papier sur le volant. Il redémarra en le gardant plaqué entre sa main et le volant tandis qu'il redémarrait. Il avait barbouillé la page de notes plus ou moins serrées et lisibles.
- Ça n'a aucun sens, murmura Beahan. Pourquoi se suicider avant même d'avoir vu son avocat ? Et s'il s'est débattu, il a dû faire du bruit. Pourquoi personne n'a été voir ?
Parce qu'ils s'en moquaient. Ce gamin avait beau être terrifié, ils l'avaient d'ores et déjà jugé coupable et qu'ils se moquaient bien de ce qui lui arrivait dans sa cellule.
- C'est ça ! Il faut que je sache si...
Visiblement, il venait de penser à quelque chose. Il se gara sur le bas-côté le temps de fouiller dans ses papiers. Par dépit, il jeta le dossier sur le siège passager – merci pour moi – et sortit son téléphone. Il composa un numéro et glissa l'appareil entre son oreille et son épaule. Il se réengagea sur la route sans attendre.
- Allô, Megan ? C'est Declan. J'aurais besoin d'un service. [...] Non, non, rien de ce genre. Juste une info. [...] Tu saurais me dire s'il y avait quelqu'un d'autre en cellule au moment où Patrick Neetud s'est pendu ?
Il y eut une longue pause. Soit cette Megan cherchait à refuser, soit elle cherchait l'information. Après ce qui me parut affreusement long, j'eus ma réponse. Beahan se gara une seconde fois et retourna une feuille, déboucha un crayon avec ses dents et émit un bruit bizarre avant de noter trois noms. Il reboucha son crayon.
- Merci, Megan, t'es la meilleure. [...] Oui, je lui demanderais pour toi.
Il raccrocha et jeta son téléphone avec le reste de ses affaires sur le siège passager. J'allais finir par m'installer sur la banquette arrière, s'il continuait.
Il continua sa route en réfléchissant silencieusement. J'ignorais ce qu'il se passait dans son crâne mais ça fourmillait. Je pouvais le voir à ses mouvements de tête, à la ligne serrée de ses lèvres et au jeu de ses doigts sur le volant. Il était plutôt aisé à lire. Vu dans quoi je m'embarquais, c'était une bonne chose. Je n'aurais pas à diviser mon attention entre la situation et le sujet. Un coup d'œil serait suffisant pour le lire et savoir ce qu'il pensait, comment il réagissait.
Le reste du trajet fut d'un calme peu calme. Certes, la voiture était silencieuse mais je pouvais sentir la nervosité et la préoccupation de Beahan à côté de moi. Il se préparait à son entrevue avec le père de Patrick et ses nerfs en prenaient un coup. Il pouvait bénéficier d'un petit signe mais tout ce que je pouvais lui envoyer, il ne saurait pas le reconnaître. Plusieurs fois ces messages s'étaient déclenchés par ma seule présence et il n'avait réagi à aucun d'entre eux.
Il finit par se garer devant une large maison. Si je jugeais les Neetud par leur maison, j'étais prêt à parier mes plumes qu'ils étaient riches à n'en plus savoir quoi faire. Ce qui, forcément, amenait l'idée que les gosses de riches faisaient ce qu'ils voulaient quand ils voulaient et expliquerait en quelque sorte l'attitude du légiste et des policiers. Cependant, ça n'allait pas avec ce que j'avais entendu de Patrick. Il n'avait pas parlé comme un fils riche qui se retrouvait pris dans un système qu'il pensait posséder grâce à l'argent de papa.
Non, Patrick Neetud avait vécu quelque chose qui l'avait secoué jusqu'aux tréfonds de son être. Et ce meurtre était une conséquence de ce qui lui était arrivé. Encore fallait-il savoir ce qui avait déclenché toute cette situation.
Le père de Patrick, Charles, était somme toute plutôt normal. Les cheveux poivre et sel, des yeux sombres, rasé de près, un après-rasage qui empestait, un costume qui devait coûter plus que toute la garde-robe de mon petit protégé réunie.
- C'est pour quoi ?
- Je voudrais vous poser quelques questions à propos de Patrick, répondit prudemment Beahan.
- Pourquoi ?
- Parce que je crois que l'affaire de votre fils s'inscrit dans une lignée avec quatre autres cas. Non, je ne suis pas de la police. J'enquête indépendamment.
Un éclat passa dans les yeux de Charles Neetud et son attitude changea subtilement. Beahan ne parut pas le remarquer. Ce qui était quelque peu normal. Depuis que j'avais été choisi pour être un gardien, j'avais été entraîné pour remarquer les choses les plus infimes des comportements mortels. Ça avait sûrement été la partie la plus aisée de l'entraînement.
- Entrez.
Beahan ne put retenir un sourire de gratitude. Première petite victoire.
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NdlA : Joyeuses Pâques, les amis ! Je sais que ce n'est pas du chocolat mais un nouveau chapitre, c'est un peu pareil, non ?
J'espère qu'il vous a plu ! Que pensez-vous qu'il se soit passé ? Quelles sont vos premières théories ? Lâchez-vous en commentaire !
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