Chapitre 33
Même après l'avoir vue, assise dans son lit d'hôpital, mon protégé semblait sonné. Il ne paraissait pas y croire. Je devais admettre ne pas comprendre comment c'était possible. Ce n'était pas un simple coma. Ça venait d'un démon. Que ce soit Asmodeus ou Aleister Crowley ne changeait pas grand-chose. Si le second avait été humain, il n'en demeurait pas moins un puissant sorcier et je ne doutais pas que sa puissance devait être considérable pour qu'il soit ressuscité par Asmodeus.
Curieux, je patientai avec Beahan dans le couloir dans l'attente de la sortie des infirmières et du médecin. Ce dernier affirma n'avoir aucune explication quant à la soudaine rémission d'Ava. Il lui avait fait subir tous les examens possibles et aucun résultat ne lui apportait de réponse. Par chance, son interlocuteur savait que le coma de la sorcière n'avait rien de naturel aussi ne fut-il pas surpris.
Ava était toujours éveillée lorsque nous rentrâmes. Elle nous offrit un faible sourire. Elle avait maigri durant ses mois passés dans l'inconscience. Son visage avait pâli et s'était creusé. Ses cheveux avaient poussés, laissant apparaître une racine châtain foncé qui tranchait avec son blond aux reflets lavande.
- Enfin, fut tout ce que sut dire mon protégé.
Le sourire d'Ava se transforma en grimace. Beahan se projeta sur elle et la serra puissamment dans ses bras. Elle lui rendit son étreinte, tapotant son épaule. Dans son dos, elle me regarda droit dans les yeux, de la gratitude dans ses iris pâles. Elle n'eut pas à prononcer un mot pour que je sache ce qu'elle voulait me communiquer. Elle me remerciait d'avoir protégé son meilleur ami, de l'avoir gardé en vie.
- Le médecin m'a dit que ça faisait presque trois mois que je suis dans le coma. Tu dois avoir beaucoup de choses à me raconter, dit-elle une fois qu'il l'eut relâchée.
Son air se ferma et se durcit. Je doutais que la sorcière parvienne à deviner sa douleur et sa culpabilité. Elle ne pouvait pas imaginer ce qu'il s'était passé.
- Toi d'abord, répondit-il. Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Qu'est-ce qu'il t'est arrivé ?
Elle ferma les yeux et s'enfonça dans ses oreillers. La fatigue se lisait sur son visage. On aurait pu croire qu'elle serait reposée après avoir pour ainsi dire dormi pour presque trois mois. Au lieu de ça, c'était comme si elle avait lutté durant de très longues journées.
- Je ne me souviens pas très bien. Je sais ce que j'utilisais mon pendule dans l'espoir de trouver une adresse pour toi, pour t'aider dans ton enquête. Je me suis concentrée sur ce que ton ange m'a donné comme informations et...
Elle appuya une main frêle contre sa tempe.
- Après, ça devient flou. Je me souviens du pendule qui tourne au-dessus de la carte et puis... J'ai été assaillie par une foule d'images toutes plus horribles les unes que les autres. J'ai l'impression d'avoir passé des années à assister aux pires atrocités. Tout me paraissait si réel...
Ava secoua la tête, ses cheveux frottant contre l'oreiller, créant une épaisse masse de nœuds. La qualité de ses cheveux était bien différente de ce à quoi elle m'avait habitué. Ils paraissaient gras, effilochés, prêts à casser à chaque mouvement. La longue cascade soyeuse avait totalement disparu.
- Quelles images ?
- Des horreurs. Des gens torturés, réduits en pièces avant d'être remis en un seul morceau pour mieux recommencer. Des femmes, des hommes, des enfants... De la torture, des jeux cruels et effroyables... Je ne pouvais rien faire. Juste regarder. Ils... Parfois, ils... Ils les mangeaient. Leurs victimes. J'entends encore leurs dents racler les os, aspirer la moelle.
Un frisson glacé dévala mon échine. Mon protégé paraissait vert. Sa nausée était inscrite sur son visage. Seule son habitude à traiter avec des cas révoltants lui permit de garder le peu qu'il avait mangé de la journée dans l'estomac.
- Je ne veux plus y penser, Declan, supplia Ava. Je ne peux pas...
Mon protégé ne répondit pas mais lui prit la main et la pressa dans les siennes.
Je relevai la tête en sentant l'énergie familière de Suriel approcher. Quelques secondes plus tard, il pénétrait dans la chambre. Je luttai pour ne pas me crisper lorsqu'il me saisit par l'épaule, un énorme sourire sur les lèvres. Dans son dos, ses ailes frétillaient d'excitation, créant un mouvement de vague dans ses cheveux noirs.
Il ne paraissait pas avoir changé. Il était toujours celui que j'avais connu dès mon premier voyage sur Terre. Malgré tout, je ne pouvais qu'être sur mes gardes. Son énergie était suffocante.
- Elle s'est réveillée ! s'exclama-t-il. N'est-ce pas un miracle ?
- Je suppose.
Suriel me poussa, son sourire sur les lèvres.
- Tu n'imagines pas la chance qu'elle a, d'avoir su se réveiller ! Pourquoi n'es-tu pas plus joyeux ? Tu devrais te réjouir pour ta charge ! Tu sais combien tes propres émotions peuvent influer sur lui ! Et il aurait bien besoin d'un peu de joie !
- Je préfère ne pas me mêler de ses émotions. Surtout qu'elles jouent sur son instinct et qu'il possède un très bon instinct. Au vu de la situation, je préfère qu'il demeure sur ses gardes. Ça me permettra de le garder en vie. Après tout, c'est pour cela que je suis ici.
- Tu fais un très bon travail, Rahel. Mais même toi, tu dois pouvoir te réjouir des miracles qui croisent ta route.
- Tu dis ça parce que tu es un Vertu. Pour moi, ce miracle n'est qu'un maigre répit. Il ne durera pas. Oui, je suis heureux que ma charge retrouve son amie sauve. Mais elle était aux mains des démons...
L'éternuement sonore de Suriel résonna dans toute la pièce, faisant sursauter Ava. Heureusement, le PLS était trop occupé à me jeter un regard noir pour s'occuper des deux mortels.
- ... et je doute qu'ils oublient qu'ils l'avaient. J'ignore pourquoi ils l'ont relâchée. Ce dont je suis sûr, c'est que ça va servir leurs plans. De quelle manière, je ne sais pas encore. Mais ils sont en train de jouer avec nous et je dois trouver comment protéger ma charge. Alors non. Je n'influerai pas sur les émotions de ma charge en sachant que ça le déconcentrerait et que son instinct serait étouffé par son besoin de célébrer l'instinct. Il aura le temps de célébrer lorsque les démons (j'attendis patiemment que l'écho de son éternuement disparaisse pour poursuivre) seront retournés dans leur trou.
Suriel ne répondit pas immédiatement. Il regarda dans le vide, dans la direction générale de Beahan et Ava qui discutaient calmement.
- Je comprends mieux pourquoi c'est toi qu'ils ont choisi pour cette mission. Tu as beau être novice, tu connais la survie. C'est ce dont il a besoin.
- Plus que jamais.
Le regard vert du Vertu revint sur moi et m'épingla sur place. J'eus l'impression qu'il m'analysait, me décortiquait. Mal à l'aise, je me reculai. Sa main retomba le long de son flanc. Ses iris se durcirent l'espace d'une seconde. C'était plus que suffisant pour que je comprenne.
Aidé de mes ailes, je traversai la pièce pour me planter entre le lit d'hôpital et Suriel. Je tirai mon épée céleste de son fourreau et la brandis. Son éclat força Suriel à plisser les yeux. Sa grimace ne m'échappa pas. Ça ne faisait que confirmer ce que je pensais.
Les traits du Vertu fondirent sur son visage. Ils se transformèrent en un visage tout en creux, d'une pâleur cadavérique, aux orbites vides si ce n'était pour un feu noir qui se mouvait furieusement.
- J'aurais dû t'arracher les ailes quand j'en ai eu l'occasion, saloperie d'emplumé, cracha-t-il.
- Tu peux toujours essayer, répliquai-je.
Le démon se projeta vers moi et je lançai mon arme vers lui. Il esquiva en se baissant. Sa flexibilité était ahurissante. Il s'était plié en deux comme un morceau de papier pour éviter ma lame. Je dus réagir rapidement lorsqu'il en profita pour tenter de me faire tomber. Je parvins à entailler son épaule et je n'étais même pas certain de comment j'avais fait.
Pour être honnête, je perdis le fil de mes mouvements. Mon corps réagissait en fonction de celui du démon. C'était entièrement instinctif. Je savais me battre même si je n'avais jamais vraiment lutté à l'épée avant l'épisode au Texas. D'instinct, mon corps savait ce qu'il devait faire pour me garder en vie.
Ma lame fendit l'air, frappant le démon au bras. La chair se décomposa tout autour de la blessure au point que le membre tomba dans un bruit mou et humide. Il hurla de rage et fondit droit sur moi. Il esquiva mon attaque mais je parvins à l'atteindre au revers. Ma lame s'enfonça dans son flanc qui commença directement à moisir et à tomber en lambeaux de chairs purulents.
Il fallait que j'en termine rapidement. Je sentais mon énergie se vider. Chaque seconde où j'utilisai cette arme, je perdis de la force et j'en manquais déjà un peu trop à mon goût. J'aurais dû profiter du repos de mon protégé pour dormir un peu aussi. J'aurais dû prévoir que les démons n'allaient pas nous laisser tranquilles.
Ses longs ongles, griffes acérées et effilées, s'enfoncèrent dans mon dos et raclèrent la chair entre mes ailes. Je hurlai et tombai en avant. Mes genoux heurtèrent le linoléum, mon épée s'échappa de ma main lorsque je tentai de ne pas m'écraser face contre terre. La douleur était aveuglante. Malgré tout, je me traînai à terre pour tenter de récupérer mon arme.
Dès que mes doigts effleurèrent la garde de l'épée, je roulai sur le dos et l'envoyai du mouvement le plus souple que je pus vers le démon.
La lame s'enfonça dans son oreille comme dans du beurre et sa tête explosa comme un fruit trop mûr, aspergeant les draps d'Ava qui hurla de surprise.
Je fermai les yeux et appuyai un bras en travers de mon visage. La douleur dans mon dos était lancinante mais insuffisante pour me faire bouger. J'étais épuisé. Je n'avais qu'une envie : dormir.
- Oh, Seigneur ! Rahel ? Rahel ! Est-ce que ça va ?
Je me forçai à rouvrir les yeux pour faire face à Ava, droite dans son lit sous le regard perdu de son meilleur ami, alarmée et terrorisée.
- Je...
Je renonçai à mentir. Non, ça n'allait pas. J'étais couvert de chair en décomposition, je perdais tout mon sang, j'étais épuisé et la souffrance était assommante. Non, ça n'allait pas. Pas du tout.
- Rahel ! Qu'est-ce que je peux faire ? Dis-moi quoi faire !
Sa panique me donnait mal à la tête. Je tentai de répondre mais je n'en avais plus la force. Ne pouvait-elle pas me donner un moment pour rassembler ce qui restait de mes forces ? J'avais juste besoin d'un moment. Un court moment pour lutter contre tout ce qui m'assaillait. Ensuite, je pourrais reprendre le court de ma vie.
Sauf que mon intuition me disait que ça ne serait pas aussi facile. La flaque poisseuse qui s'étirait autour de moi ne m'aidait pas à croire le contraire.
Je tirai de ma poche les sceaux et je les tendis à Ava. Elle dut se débattre avec les tubes plantés dans ses bras pour réussir à les prendre. Je manquai l'élargissement des pupilles de mon protégé lorsqu'il vit les disques d'or gravés de sorts enochiens apparaître dans la main de son amie.
- Quatre coins... soufflai-je. Dans les... quatre coins... Protection...
Elle hocha fébrilement la tête avant de se tourner vers Beahan qui avait cessé de poser des questions.
- Mets ça dans chaque coin de la chambre. Vite !
Mon protégé bégaya avant de se lever, manquant de faire tomber sa chaise au passage, et obtempéra. Mes paupières tombèrent dès que je sentis l'énergie des sceaux couvrir la pièce. Avec de la chance, ça serait suffisamment.
Meriel.
La prière m'avait échappée. Je n'étais toujours pas certain de lui faire confiance. Pourtant, c'était lui que mon subconscient appelait.
Je sentais ma conscience m'échapper peu à peu. Je luttai contre la somnolence. Si je me laissai aller, j'allais perdre connaissance et ça n'était rien de bon. Saurais-je me réveiller ? Meriel avait-il seulement entendu ma prière ?
- Oui, je l'ai entendue, espèce d'imbécile heureux ! Comment réussis-tu à toujours te fourrer dans de telles situations ? Mets-toi sur le ventre que je tente de t'arranger un peu.
Je rouvris les yeux, la surprise m'en donnant la force. Meriel se tenait au-dessus de moi, un peu trop lumineux à mon goût. Il se pencha et tira sur mon épaule pour me forcer à rouler sur le ventre. Je grinçai des dents, étouffant un gémissement de douleur. Je n'aurais pas dû en attendre moins de la part de Meriel.
Il s'agenouilla à côté de moi, ignorant mon sang qui imbibait son pantalon. Ses mains étaient agréablement froides contre ma peau. Son énergie rayonnait et pulsait contre ma blessure.
Je dus perdre connaissance sous l'afflux d'algie qui secoua mon corps lorsqu'il commença à me soigner. Ce fut lui qui me força à reprendre connaissance. Je sentis sa présence tirer la mienne vers la surface.
J'étais toujours dans la chambre, sonné, engourdi. Meriel était assis à côté de moi, de la sueur sur le front, un voile de fatigue sur les yeux. Son rayonnement s'était terni.
- Je t'ai rafistolé au mieux de mes capacités, souffla-t-il. Je ne peux plus rien faire. Je dois remonter et aller dormir. Je suis épuisé. Tu devrais faire pareil. Remballe ton épée et ton protégé et va dormir.
- Merci.
Il releva la tête, surpris. Il roula des yeux et se hissa sur ses jambes. Il tituba et ma main jaillit pour le soutenir. Il retira ses doigts comme s'il s'était brûlé et se laissa happer par l'escalier sans un regard en arrière. Je ne le connaissais malheureusement pas assez pour réussir à m'expliquer son attitude.
Je fis bouger mes ailes et mes épaules, testant mon dos. C'était toujours douloureux. Si j'en jugeais par la sensation d'humidité, je saignais encore. Je ne vidais plus de mon sang, toutefois.
- Ça va mieux ? me demanda Ava.
Elle m'observa longuement, peu convaincue malgré mon hochement de tête.
- Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
- Honnêtement ? Je n'en suis pas certain moi-même, admis-je. Tout ce que je sais, c'est qu'il faut que je dorme. Si je dois encore faire face à un démon, je n'y survivrais pas.
- Alors rentrez. La maison est toujours protégée ?
J'opinai silencieusement. Elle se tourna vers son ami et lui expliqua vaguement qu'il fallait qu'il rentre à la maison, que ça sera plus sûr pour lui comme pour moi. Elle n'avait pas entièrement tort. Je doutais simplement que des bougies et des herbes puissent lutter contre des démons.
Beahan lui fit promettre de tout lui raconter par téléphone. Ce fut la seule condition qu'il accepta pour retourner chez lui. Je récupérai mes sceaux et me traînai derrière lui jusqu'au taxi. Résister au bercement de la voiture fut une torture. Je me pressai de placer les sceaux avant de m'effondrer dans le lit et de me faire avaler par le sommeil.
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NdlA : Et encore du grabuge ! Pauvre Rahel ! Je lui en fais voi de toutes les couleurs !
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