Chapitre 5: The Wolf in the Trap (le loup pris au piège)
Résumé:
Javert fait un nouvel effort pour simplifier les choses. Il échoue de façon spectaculaire.
"Le seuil du temple de la sagesse est la connaissance de notre propre ignorance ."
-Benjamin Franklin
***
Henri Joseph Gisquet était à un peu plus d'un mois de l'âge respectable de quarante ans, et déjà il s'était embarqué dans un certain nombre de scandales politiques, dont la plupart, on peut le dire, n'étaient pas entièrement de sa faute. Il avait un air sérieux, des yeux sombres et solennels, un visage plein et des lèvres fines encadrées de rides de rire. Ses cheveux grisonnants étaient légèrement ondulés, de sorte que sa frange s'enroulait sur un côté de son front. Ses favoris s'étendaient le long de sa mâchoire ; son menton et le reste de son visage étaient rasés de près. Suite à un accident de chasse il y a plusieurs années, son bras gauche avait été amputé juste en dessous du poignet, et il portait la manche de sa chemise fermée de ce côté.
Il avait un air maussade et préoccupé aujourd'hui, peut-être en partie à cause du décès récent de son patron, M. Périer, qui avait été victime de l'épidémie de choléra trois semaines auparavant. Il y avait aussi le fait que la révolte avait été réprimée il n'y a pas un jour entier, et il y avait sûrement des rapports interminables de vols, de dommages matériels, d'altercations et d'arrestations qui filtraient maintenant, sans parler de tout le cauchemar bureaucratique des suites que Gisquet aurait à gérer personnellement. Javert ne lui enviait pas son poste.
Gisquet n'avait pas détourné son attention de sa paperasse lorsque Javert était entré, et Javert ne s'attendait pas à ce qu'il le fasse. Il se tenait devant le bureau de l'homme, à quelque distance, sous l'aspect d'une digne humilité, les mains croisées derrière le dos, la posture et l'expression purement militaires.
"Monsieur le Préfet," dit-il, "je dois vous demander quelque chose."
"Oh ?" Il y avait de l'étourderie dans son ton.
"Je vous demande de me démettre de mes fonctions avec effet immédiat."
L'attitude du Préfet se transforma brusquement en quelque chose de grave et il leva les yeux de sa paperasse. "Quoi ?"
"Vous devez me renvoyer, monsieur. J'ai commis un délit. J'ai offensé la loi."
"Offensé la..." Les sourcils de Gisquet se froncèrent. Sa voix se tut. " Pardieu , Javert, qu'avez-vous fait ?"
"Rien", répondit Javert, aussi grave que lui. "Je n'ai rien fait. C'est ma damnation, je n'ai rien fait quand j'aurais dû faire quelque chose."
"Qu'est-ce que vous n'avez pas fait ?"
"Tenir le serment que j'ai fait quand on m'a permis d'occuper ce poste."
"Vous parlez par énigmes ; dites-moi clairement ce que vous voulez dire."
Javert inclina son front vers lui avec honte. "Je me trouve dans l'incapacité d'accomplir une tâche que je sais être réclamée par la loi. Elle doit être faite ; je ne peux pas la faire."
"Quelle est cette tâche ? Et pourquoi vous répugne-t-elle tant ?"
"Appréhender quelqu'un qui a enfreint la loi : voilà la tâche. Quant à savoir pourquoi je ne peux pas l'accomplir... je ne sais pas si je peux l'exprimer correctement." Il tâtonna un instant l'ourlet de la manche de son manteau, perdu dans ses pensées. Il secoua la tête. "Cela n'a pas d'importance ; je dois être congédié."
Gisquet l'étudia. "Cette personne est-elle de votre famille ?"
"Non."
"Un ami, alors ?"
Sa tête s'affaissa un peu. "Non."
"Alors pourquoi pensez-vous ne pas pouvoir l'appréhender ?"
Javert fixait les lattes du plancher, les yeux se rétrécissant comme pour l'aider à trouver les mots les plus appropriés.
"Le devoir", dit-il finalement.
"Un devoir supérieur au vôtre de faire respecter la loi ?"
Un froncement se dessina aux coins des lèvres de Javert. "Mon incertitude sur cette question est la raison pour laquelle je dois être renvoyé, Monsieur le Préfet. Une telle indécision ne peut être tolérée dans les rangs de la police."
L'homme s'assit sur sa chaise, prenant une profonde inspiration et se mordant la lèvre. "Peut-être, oui. Mais, dites-moi, qu'est-ce qui provoque ce bouleversement dans votre jugement ? Cela ne vous ressemble pas, inspecteur. Vous n'êtes pas proche de cette personne, dites-vous ? ".
Javert se contenta de secouer à nouveau la tête, lentement.
"Quel est donc le fond du problème ?"
" Je ne suis pas... sûr. "
"De vos réserves ?"
"De la loi."
Gisquet se tut un instant. "Vous voulez dire, peut-être, que vous trouvez des particularités de la loi, telle qu'elle s'applique à cette personne, moralement répréhensibles ?".
Javert eut un sursaut presque imperceptible, en relevant son visage.
Entendre le préfet prononcer ces mots sur le ton facile qui était le sien le bouleversait et le réjouissait à la fois. Que l'homme qui personnifiait la loi laisse entendre qu'il y a autre chose que la loi dont il faut tenir compte pour la faire respecter, c'était étrange et terrible, merveilleux et affreux.
Alors ! Ce n'était pas une énigme ! Cette situation dans laquelle il se trouvait piégé n'était pas un fait inconnu jusqu'alors.
Quoi ! d'autres hommes de loi pouvaient donc se sentir ainsi ? Et garder leur poste ?
Il sentit les vestiges du système judiciaire dans lequel il fonctionnait s'effondrer en poussière à ses pieds.
"Il y a quelque chose de plus dans la relation que vous avez avec cette personne, ou dans la façon dont vous la considérez ou ses actes illégaux, et vous hésitez à cause de cela, non ?"
"Non. Je veux dire - c'est à dire, oui."
"Ah. Et c'est parce que vous n'êtes pas à l'aise pour l'arrêter personnellement, ou parce que vous pensez qu'il ne faut pas l'arrêter du tout ?"
Pas du tout ? Non. Attendez, si ? Pas du tout ? On ne pouvait pas, dans cette profession, choisir des moitiés opposées d'un jugement. Que devait-il dire ici ? Il ne savait plus ce qu'était la vérité - il était incapable de distinguer ce qu'était sa propre idée de la moralité de celle de la loi - c'était là tout le problème.
Le préfet le considéra très sérieusement, en se penchant en avant sur son bureau. " Javert, dit-il, la voix soudain basse, je compte sur vous pour me répondre sincèrement. Cela a-t-il un rapport avec la rébellion ? "
Javert hésita. "Dans quel sens, monsieur ?"
"Je veux dire, est-ce que cette question est née d'un point de vue politique ?"
"Non."
"Cela n'a rien à voir avec les insurgés ?"
Il secoua la tête. "Non, c'est la vérité."
Et ça l'était, parce que si Valjean avait été aux barricades, et avait aidé les insurgés, aucune de ces choses n'avait causé ce dilemme à Javert. C'était ce que Valjean avait fait, et qui il était, qui l'avait jeté dans ce gouffre d'incertitude.
Gisquet l'étudia encore. "Je vous crois."
"Il a surgi au milieu du chaos des rues", expliqua Javert, "mais il n'a rien à voir avec l'insurrection elle-même, monsieur".
"Je vois. Alors, revenons à nos moutons. Ah, mais vous n'avez pas répondu à ma question. Croyez-vous que cette personne ne devrait pas être arrêtée du tout, ou s'agit-il d'un simple problème de confort personnel ?"
Le regard de Javert parcouru la pièce, longeant ses boiseries. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais rien ne sortit, il n'avait pas produit une seule pensée. Il fronça les sourcils, ses traits se contorsionnant encore plus dans la consternation.
Gisquet laissa échapper un soupir. " Vous savez, Javert, vous n'êtes pas la première personne dans l'histoire de la préfecture à vous sentir en conflit sur la justesse d'une loi. "
Javert n'avait plus conscience de l'expression qu'il affichait sur son visage. "Mais Monsieur le Préfet, on ne devrait pas du tout être en conflit avec ses devoirs, c'est pour cela que je suis venu ! La loi doit établir clairement la ligne entre le bien et le mal, elle doit être inébranlable dans son jugement, et il en va de même pour ceux qui la défendent !"
"Oui, c'est vrai", répondit-il. "C'est ainsi que cela devrait être. Mais c'est un idéal, et les choses ne sont pas toujours aussi claires. On ne peut pas toujours appliquer la loi à toutes les situations et s'attendre à ce qu'elle soit parfaitement adaptée. Nous ne devrions pas avoir à remettre en question la loi, c'est l'espoir - que, appliquée de manière égale, elle devrait favoriser des conclusions équitables. Mais il y a toujours des moments où la loi n'atteint pas son objectif et où nous devons réexaminer les principes à partir desquels elle a été écrite. Si cela n'était jamais fait, il n'y aurait jamais aucune réforme, aucun progrès au nom de la justice."
"Comprenez-vous ce que je dis, Javert ? Je ne vous en veux pas de m'avoir parlé de cela. Vous ne devriez pas avoir honte de remettre parfois les choses en question. C'est le signe d'un esprit sain. On a besoin de prendre du recul de temps en temps et d'évaluer ses actions en fonction de son propre sens de la justice."
Javert le fixait, trop choqué pour cacher sa perplexité.
"Vous savez aussi bien que moi qu'il y a parfois des scélérats dans nos rangs, des imbéciles qui ont juste l'intelligence de détourner la loi pour l'adapter à leur propre programme, des voyous lâches qui se cachent derrière leur autorité et utilisent le pouvoir qu'elle leur accorde pour le plaisir. Vous ne m'avez jamais semblé être ce type de personne ; et ce n'est pas le cas maintenant."
"Vous dites que vous êtes en conflit avec la loi. Vous ne savez pas quoi faire. Vous souhaitez prôner l'inaction alors que la loi appelle à l'action. La plupart des hommes ici se contenteraient de ne rien faire et de ne pas parler du problème, mais vous, Javert, vous venez me voir, vous vous mettez à nu. Vous êtes honnête et franc ; c'est bien. Vous ne voulez pas désobéir, vous préférez être renvoyé plutôt que de faire honte à vos camarades. Vous êtes humble, c'est encore mieux. Vous souhaitez avant tout être juste - dans le sens le plus vrai du terme - même si cela doit vous nuire. C'est mieux que tout."
"Non, je ne vous renvoie pas. Un homme comme vous est inestimable pour moi. Mon Dieu ! J'aime mieux avoir sous mes ordres cinquante hommes bien intentionnés qui remettent parfois les choses en question qu'un millier de brutes sans scrupules qui n'ont jamais réfléchi à leurs devoirs qu'en suivant les ordres."
Les yeux de Javert s'écarquillèrent, son visage s'échauffa. Il détourna le regard.
"Maintenant, à propos de cette affaire qui vous perturbe. Je suppose que vous ne pouvez pas me dire l'identité de la personne en question. Qu'en est-il de la nature de son crime ?"
De nouveau, il resta silencieux, le visage en conflit.
"Ah, non ; vous ne pouvez pas non plus me dire cela ?"
Désespéré, Javert secoua la tête.
"Hm." L'homme tambourina ses doigts sur le bureau, puis se frotta le menton. Il poussa un soupir de consternation, le regard dérivant.
" Si cette personne représentait un danger pour le public, je ne doute pas que vous l'auriez déjà appréhendée. Ai-je raison de supposer que vous la jugez inoffensive ? Peu susceptible de constituer une menace pour ceux qui l'entoure ?"
Javert prit une inspiration. Le relâchant dans un soupir retenu, il fit un signe de tête.
"L'affaire n'est donc pas urgente ?" demanda Gisquet. "Si une action devait être entreprise, elle n'aurait pas à être immédiate ?"
Encore une fois, il hocha la tête.
"Vous pouvez donc avoir le temps d'y réfléchir, si vous le souhaitez."
Javert leva la tête pour regarder son supérieur avec incrédulité.
L'homme considérait son expression. "Ce n'est pas comme si cela allait perturber vos autres affaires, n'est-ce pas ?"
"Non, mais... Monsieur Gisquet, le fait est que je ne peux pas arriver à une conclusion satisfaisante ! Le temps ne m'aidera pas à le faire. De toute façon, cela ne devrait pas avoir d'importance ; je ne devrais pas être autorisé à décider de telles choses pour moi-même comme si j'étais au-dessus de la loi. Je ne suis qu'un agent de la police, un serviteur de la justice, pas la justice elle-même !"
Le préfet lui fit un signe de tête. "Cela veut-il dire que, laissé à vous-même, vous ne lutteriez pas pour la justice ?"
"Je ..." Il se passa une main dans les cheveux, bouleversé par cette introspection. "Je ne sais plus, désormais, ce qui est juste." Sa voix tomba, une pointe d'humiliation dans le ton. "Sans la loi, je ne me connais pas moi-même."
Gisquet posa son menton dans sa main. "Laissez-moi vous poser une question, Javert. Supposons que vous ayez décidé que l'inaction est la meilleure solution, même si elle est contraire à la loi. Supposons que vous ayez choisi de ne rien faire. M'auriez-vous quand même apporté cette affaire ?"
"Bien sûr !" répondit-il, choqué que l'on puisse en douter. "Je vous en aurais informé tout de suite, puis j'aurais demandé à être licencié, car j'aurais manqué à mes devoirs !".
"Alors", dit l'homme en se penchant en avant et en fixant son regard sur lui, "n'avez-vous pas déjà pris votre décision ? Car je viens de vous décrire exactement ce que vous êtes venu faire ici."
Javert se crispa et recula d'horreur. Il ouvrit la bouche pour parler, mais ne parvint pas à produire un son, et la referma lentement tandis que ses yeux traînaient sur le sol, calculant ses propres actions.
Il frissonna malgré lui.
Cela pouvait-il être vrai ? Avait-il déjà pris une décision ? Déjà transgressé, outrepassé son autorité au plus profond de son âme, à son insu ?
Une telle rébellion ! Elle ne pouvait être tolérée.
"Renvoyez-moi, alors !" s'écria-t-il en se levant - un ton désespéré et suppliant dans la voix qu'il n'avait jamais entendu auparavant.
Gisquet resta immobile. "Non," dit-il, "je ne pense pas."
Javert scruta son visage, stupéfait, terrifié.
"Vous vous présenterez au travail dans trois jours, à l'heure habituelle", dit l'homme avec indifférence, s'affairant à réorganiser les objets sur son bureau. "- après avoir eu le temps de vous recueillir. Ce sera tout, mon inspecteur."
Javert resta figé devant lui. Tremblant, il s'agrippait à sa tête, le regard fuyant sous ses sourcils froncés.
Puis, d'un geste rapide et humilié - son visage brûlant comme un tisson - il s'inclina devant le préfet et s'enfuit de la pièce.
***
Après que Javert ait quitté son bureau, le préfet sépara les papiers qui jonchaient son bureau et révéla une lettre soigneusement écrite, datée d' "environ une heure du matin" ce jour-là : le 7 juin. Il inclina la tête d'un air contemplatif et passa son pouce sur les mots soigneusement écrits. Puis il plia la lettre et la rangea dans le tiroir du coin.
***
Javert sortit de la préfecture à la manière d'un homme poursuivi, cachant son visage aux autres agents de la force publique qu'il croisait sur son chemin, ses pas maladroits dans leur précipitation. Sa peau brûlait sous son lourd manteau, la sueur perlait sous son col. Il pouvait sentir son propre pouls palpiter à ses tempes, battre dans ses veines gonflées, tandis que son corps cherchait à se débarrasser de la chaleur portée par l'indignation et la gêne qui colorait son visage et embrouillait son esprit.
D'un coup de reins, il ouvrit les grandes portes en bois et se précipita dans l'étroit couloir qui menait à la rue.
Il avait pensé que la bouffée d'air qu'il trouverait à l'extérieur le soulagerait, mais il s'aperçut que, bien qu'il ait échappé au bâtiment et aux yeux interrogateurs de ses supérieurs, il n'était pas plus calme ni plus posé qu'avant - peut-être même moins. L'envie de courir le traversait toujours, le propulsant vers l'avant, comme s'il pouvait d'une certaine manière dépasser sa propre honte.
Il se retrouva entre le Pont Neuf et le Pont Saint-Michel, s'arrêtant au parapet qui séparait le Quai des Orfèvres de la Seine. Il s'y agrippa farouchement, la tête pendante, tandis qu'il haletait et fixait l'eau trouble en contrebas. Le courant tumultueux de la rivière lui semblait moins turbulent que le fonctionnement interne de son esprit en ce moment.
Il avait l'impression d'être brûlé vif, une tempête faisant rage dans son crâne. Une perle de sueur roula sur sa joue et tomba de son menton.
Aucune pensée singulière ne pouvait jaillir du maelström qu'était son esprit ; des notions vagues et des terreurs tourbillonnaient sans fin à l'intérieur de lui, se chevauchant et s'enchevêtrant, trop d'émotions qu'il avait rarement ressenties auparavant se bousculaient et s'écrasaient dans sa tête, le rendant fou.
Il se sentait piégé, acculé, emmêlé et pris au piège ; il aspirait désespérément à s'échapper, mais même cela semblait hasardeux maintenant, périlleux et presque impossible.
Non, bien sûr, il ne pouvait pas se jeter du quai à cette heure de la journée.
Ce serait ridicule.
Premièrement, c'était en plein jour - il y avait des piétons, et cela provoquerait une scène horrible. Deuxièmement, quelqu'un pourrait sauter après lui, et ce n'était pas bon ; les eaux ici étaient bien trop traîtres pour être traversées, même si l'on était jeune, fort et en bonne santé - le fait que Valjean ait réussi à le tirer indemne était un pur hasard. Troisièmement, et le plus important dans son esprit, mettre fin à sa vie n'était pas quelque chose que l'on faisait en présence d'autres personnes. Ces choses-là étaient le domaine de la nuit, quand tout n'était que silence et solitude, et que les pensées faisaient leur chemin. Il ne fallait pas s'attarder sur la considération d'une telle chose - pas ici, pas maintenant.
Pas après la nuit dernière.
Aucune de ces pensées ne lui venait consciemment ; plutôt, des ombres d'entre elles dansaient au fond de son esprit, frôlant sa conscience mais à peine. Il n'était pas venu ici pour faire cela - c'est tout ce qu'il savait, même si son propre corps semblait se révolter contre lui et se languir de l'abîme, ne serait-ce que pour échapper au déshonneur.
Quant à savoir pourquoi il continuait à fixer l'eau en contrebas, il avait l'impression que c'était parce que les courants tortueux - qui s'affrontaient et s'engloutissaient les uns les autres - correspondaient à ce qu'il ressentait en lui-même à ce moment précis.
Ses longs cheveux noirs, privés de leur attache habituelle, pendaient le long de son visage, cachant ses traits aux regards indiscrets.
Il ne s'était écoulé que quelques heures - une demi-journée tout au plus - depuis qu'il avait failli se noyer, et il avait l'impression d'être à nouveau à ce moment-là, dans cet état horrible de son âme, se tordant d'agonies internes. Seulement, tout semblait tellement différent à la lumière du soleil.
Auparavant, avec le ciel couvert qui enveloppait le monde entier d'ombres noires comme la poix, et avec la faible lumière rouge des lampadaires comme des échos des feux de l'enfer, il avait vraiment eu l'impression de se trouver au bord du précipice du destin - du jugement divin, des conséquences éternelles.
Mais maintenant il y avait des couleurs vives, et un ciel bleu. Le soleil n'était pas voilé, et les oiseaux étaient assis sur les gouttières et les tuyaux de descente, gazouillant agréablement.
Quelle différence fait le jour ! Un peu de lumière d'étoile et le monde né à nouveau.
Non, il était impossible de penser à l'autodestruction dans un endroit comme celui-ci, entouré de telles choses. Cela lui donnait envie de retrouver les ombres et le sanctuaire de la nuit.
Ses tripes se tordaient, se nouaient de millions de façons différentes, et il avait l'impression que quelqu'un avait allumé un brasier dans son estomac. Son visage brûlait.
Les eaux l'aspiraient.
Puis une sensation de mouvement le sortit de ses pensées, le clouant une fois de plus sur le quai : il sentit quelqu'un saisir l'arrière de son grand manteau, serrant les lourdes demi-capes de laine comme un étau.
Javert ne sursauta pas - l'action avait été suffisamment graduelle pour ne pas l'alarmer.
Il n'eut pas besoin de se retourner, pas besoin de vérifier qui se tenait derrière lui ; il savait exactement à qui appartenait cette main.
Ses lèvres se fendirent en un rictus amer. Un gloussement bas et sombre s'éleva de sa gorge, se répercutant dans sa poitrine comme celui d'un démon. C'était le rire d'un homme à qui l'univers jouait un tour cruel, et qui ne peut s'empêcher de s'amuser de sa propre situation, même s'il ne la trouve pas très drôle.
" Bien sûr ", se dit-il. Bien sûr.
"Vous n'êtes pas allé au commissariat", dit Valjean.
Javert laissa échapper un autre rire d'autodérision.
"Je n'arrive pas à trouver l'humour dans tout ça. Que faites-vous ici ?"
"Vous pensez que je vais sauter, n'est-ce pas ?"
"Je serais heureux que mes soupçons se révèlent faux."
"Eh bien, alors", dit-il d'un ton sardonique, "soyez heureux."
"Je le serais, si seulement vous vouliez vous éloigner du bord."
Javert contemplait la rivière, comme s'il n'était qu'un touriste de passage dans la région. "Peut-être que j'aime la vue."
"Je devrais peut-être vous assommer et vous traîner loin d'ici. Cela ferait un beau spectacle pour les passants."
" Oui ", dit-il en ricanant, "j'aimerais vous voir agresser un agent de police devant le bâtiment de la préfecture".
La voix de Valjean était sans humour, rude. "Faites le moindre mouvement vers cette eau et je n'hésiterai pas à le faire".
Un petit sourire aigrelet se joua sur ses lèvres fines. "Mm. Je n'en doute pas.
"Alors épargnez-nous la peine et faites demi-tour."
Javert resta immobile.
"Savez-vous, dit-il au bout d'un moment, le ton étrangement désinvolte, ce que je suis venu faire ici aujourd'hui ? Pas pour la Seine, je veux dire pour la préfecture."
Valjean ne répondit pas, mais Javert crut sentir la prise de l'homme sur le dos de son manteau vaciller pendant une fraction de seconde.
Javert risqua un regard vers lui avec un œil bleu glacé.
Après une rapide inspection de ses traits, Javert réalisa de quel façon l'homme avait pu interpréter ses mots.
Comment Valjean pouvait-il croire qu'il venait de déclencher un mandat d'arrêt contre lui, et pourtant s'accrocher à lui de la sorte, le retenant au bord de l'eau comme si c'était sa propre vie qu'il protégeait ? En fait, l'emprise de l'homme sur lui ne faisait que se resserrer, comme pour dire "même la damnation ne me dissuadera pas de t'arrêter".
Cette démonstration de dévotion insensée et indéfectible l'adoucit un peu. Il tourna les yeux vers la rivière, incapable de regarder plus longtemps l'expression de l'homme.
"Non," dit-il, le ton baissant, "Ce n'était pas pour ça."
Il fallut un moment à Valjean pour répondre. "Quoi, alors ?"
"Je suis venu demander que l'on me renvoie de la police."
Il sentit l'homme sursauter.
"Quoi ? Pourquoi voudriez-vous... ?"
"J'ai pensé que c'était mon seul recours pour sortir de ce dilemme", dit Javert, "à part cet autre moyen. Mais," dit-il en riant sans humour, "savez-vous quelle a été la réponse du préfet ? Que j'avais " trop de valeur " à ses yeux, et qu'il ne pouvait pas me laisser partir. Apparemment, il partage l'avis d'un certain maire que j'ai rencontré il y a quelques années, et insiste sur le fait que je suis trop dur envers moi-même."
Il se tourna vers Valjean, quelque chose entre un sourire et une grimace sur son visage.
" N'est-ce pas hilarant ?"
L'homme lâcha son manteau et fit un pas en arrière. "Mon Dieu," s'exclama-t-il, "vous avez une mine affreuse ! Qu'est-ce qui vous est arrivé ?"
" Qu'est-ce qui m'est arrivé ? " Javert gloussa d'un air incrédule. "Vous voulez dire, à part la demi-noyade d'hier soir ? En plus d'avoir perdu mon but dans la vie et mon sens du bien et du mal ? En plus de devoir ma vie à un condamné et d'avoir vu ma vision du monde bouleversée ? D'avoir été traîné hors de la rivière et forcé de souper avec la personne même qui est responsable de ma détresse ? De voir ma dignité réduite à néant sous mes yeux ? En plus de tout ça ?"
Il n'avait pas pris conscience que sa voix s'élevait jusqu'à ce qu'elle soit déjà presque un cri.
"Qu'est-ce que tu demandes, Valjean ? Sur laquelle des centaines de choses que tu m'as volées veux-tu faire un commentaire ?"
Valjean était devenu cendré, la couleur se vidant de son visage. "Vous n'êtes pas bien", dit-t-il, à moitié pour lui-même.
"Pas bien ?" Javert répéta avec un autre gloussement, " Pas bien, vous dites ? Oh, mais regardes-moi !" Il jeta ses bras en l'air. "Je suis l'image de la santé, l'exemple éclatant de l'autorité ! Pourquoi ne vous rappelez-vous pas les paroles de Monsieur le Préfet ? Je suis inestimable pour lui, le meilleur dans mon travail ; il préfère avoir un inspecteur très confus qui a perdu le sens des réalités et la volonté de vivre qu'un millier de brutes sans scrupules qui savent vraiment comment faire leur foutu travail ! Apparemment, toute la ville veut me sauver, alors que je n'en vaux pas la peine ! Alors que je ne veux pas être sauvé ! Quand je ne sais plus comment continuer !"
Furieux, il faillit étrangler Valjean. " Bien sûr que je ne suis pas bien !"
Ce dernier le regardait fixement, choqué.
"C'est ça !" s'écria-t-il soudain en se levant, en l'attrapant par le col et en le tirant d'un coup sec, "Nous allons chez moi, nous deux, et nous allons avoir une très longue discussion ! Tu ne me résisteras pas ; tu es malade à plus d'un titre et tu devrais être vu par un médecin !".
"Je n'ai pas besoin de ta satanée pitié !", s'emporta-t-il en luttant pour se libérer. "Je n'ai pas besoin d'un médecin ! Je n'ai besoin de rien de personne, et surtout pas de toi !"
"Ce dont tu as besoin , c'est d'une dose de lait de pavot et d'un long repos au lit !"
"Je n'ai besoin de rien, lâche-moi !"
"Arrête ça, tu as perdu la tête !
" Tu vas me libérer, Valjea-"
" Je le pensais !" rugit l'homme, saisissant son col à deux mains et avançant brusquement son visage vers celui de Javert de sorte qu'il n'ait d'autre choix que de devenir la proie de ses yeux bruns flamboyants, "Je pensais ce que j'ai dit à propos de l'usage de la force, Javert ! Tu ne vas pas bien ! Et si je dois te matraquer la tête avant que tu ne te soumettes à mon aide, qu'il en soit ainsi ! Sinon, tu me suis tranquillement et tu cesses de te battre ! À moins que tu n'aies un penchant pour te faire défoncer le crâne ! Est-ce que c'est clair?"
Javert se figea, ses muscles se rigidifiant.
Avec la douceur de son comportement habituel, il était facile d'oublier que, bien que plus petit et plus âgé que lui, Valjean était beaucoup, beaucoup plus fort - et pouvait, avec la bonne motivation, être capable de choses violentes et formidables s'il le souhaitait.
" Est-ce que. C'est. Clair ?"
Lentement, son expression se neutralisant et tombant dans l'ombre, Javert inclina la tête.
Valjean le tint un moment de plus, étudiant son visage. "Bien."
Il le libéra de sa prise - qui avait été celle d'un aigle ou d'un lion - mais garda une prise ferme sur son poignet.
Ils se mirent à marcher ; plutôt, Valjean commença à entraîner Javert loin du quai, et Javert le suivit comme un fantôme malheureux, résigné à son sort.
Il se souvint, dans un moment de lucidité et de rappel aléatoire, qu'on lui avait donné trois jours de congé. Ainsi, cette affaire avec Valjean n'affecterait pas son travail. Non pas qu'il veuille avoir quoi que ce soit à faire avec cet homme en ce moment, non pas même qu'il ait envie de reprendre ses fonctions - mais au moins, cela ne gênerait pas la préfecture. Et, à vrai dire, il n'avait aucune idée de ce qu'il était censé faire en ce moment.
" Ça n'a pas d'importance ", marmonna-t-il pour lui-même, les cheveux tombant devant son visage.
"Qu'est-ce que c'était ?" Demanda Valjean, en jetant un regard en arrière sur lui.
"Rien", souffla-t-il, la tête basse.
Rien n'a plus d'importance, désormais.
A mi-chemin de la maison, il s'évanouit.
***
Notes:
Javert: *rolls up to the prefecture building* Hey yeah could I get uhhhhhhhhhh ... dismissed from duty
Gisquet: Dismissal machine broke
Javert: Understandable. Have a nice day
Trad:
Javert : *Allant jusqu'à la préfecture* Hé oui, pourrais-je être euhhhhhhhh... renvoyé de mes fonctions ?
Gisquet : La machine à renvoyer est cassée
Javert : Compréhensible. Passez une bonne journée
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