Chapitre 4: False promises (fausses promesses)


Résumé:

Javert tente de se sortir d'une situation délicate et n'y parvient que partiellement.

"Nous essayons d'éviter les choses dont nous avons peur parce que nous pensons qu'il y aura des conséquences désastreuses si nous les affrontons. Mais les conséquences vraiment terribles dans nos vies viennent du fait que nous évitons les choses dont nous avons besoin d'apprendre."
-Shakti Gawain

***

     Les sourcils de Javert se froncèrent lorsque le bruit d'un craquement du plancher le ramena à la conscience. Dans le brouillard, il leva la tête pour regarder à travers la pièce dans la direction d'où venait le bruit.

     Une jeune fille se tenait là, en chemise de nuit, pieds nus, ses cheveux blonds tombant sur son épaule en une tresse désordonnée. Elle pris une grande inspiration en le voyant et recula d'un pas, la bougie qu'elle tenait vacillant.

     Sa voix était légère et effrayée dans l'obscurité. "Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ?"

     Javert se redressa un peu pour mieux la regarder, essayant de faire disparaître sa lassitude. Cela ne fonctionna pas.

     Son esprit était encore embrumé par le sommeil, et il ne parvenait pas à aborder la situation avec l'autorité qu'il aurait normalement dû avoir. "Valjean m'a laissé entrer", marmonna-t-il en se retournant vers son oreiller. Ses yeux se fermèrent un moment avant qu'il ne l'entende répondre.

     "Qui est Valjean ?"

     Javert fronça d'abord les sourcils. "Comment ça 'Qui est Valjean' ?", murmura-t-il pour lui-même, "C'est.." L'homme se coupa lui-même.

     La fille ne savait pas.

     Bien sûr que la fille ne savait pas.

     "Je veux dire, Fauchelevent," corrigea-t-il, fermant les yeux une fois de plus. "Monsieur Fauchelevent m'a laissé entrer."

     "Papa ?", souffla-t-elle. "Est-il... ?" Elle tendit sa bougie un peu plus loin pour éclairer la pièce. "Oh !" Sa peur se dissipant, elle contourna l'endroit où Javert était allongé sur le matelas et s'agenouilla devant Valjean, posant la bougie sur le sol devant le canapé. "Papa", l'implora-t-elle doucement, en lui bousculant l'épaule.

     Javert était si épuisé qu'il ne lui vint même pas à l'esprit de remettre en question l'usage qu'elle faisait de cette appellation. "Laissez-le dormir", s'entendit-il dire en remontant la couverture, "Il en a besoin".

     Elle dû le croire, car au bout d'une minute, il entendit ses pas s'éloigner, et la porte se refermer avec soin.

***

     "Monsieur..."

     L'éclair des yeux bleus perçants de Javert fit sursauter la vieille femme, qui tressailli et s'éloigna instantanément de lui, comme si elle craignait qu'il ne la saisisse.

     Il fronça les sourcils en la regardant, tandis que les événements de la nuit revenaient dans son esprit groggy.

     "P-pardonnez-moi ; je ne voulais pas vous effrayer", s'exclama-t-elle en serrant le tissu de sa robe, "mais... il se fait tard dans la matinée - près de onze heures".

     Il s'appuya sur ses coudes et se redressa en position assise sur le matelas avec un soupir.

     Onze heures ! Javert n'avait jamais dormi aussi tard dans la journée de toute sa vie.

     Normalement, à cette heure, il aurait dû... Eh bien.

     Il est certain qu'un jour normal, il se serait déjà présenté au poste bien avant cette heure et serait parti en patrouille ou aurait commencé les tâches quotidiennes qui lui étaient assignées, mais ce n'était pas un jour normal. En fait, l'idée même de retourner au poste et de reprendre son travail le répugnait.

     Non, il ne pouvait pas y retourner - pas maintenant, en tout cas. Pas après ce qu'il avait fait, ou ce qu'il n'avait pas fait. Il n'osait pas s'y montrer à nouveau.

     "Je sais que vous avez eu une nuit très désagréable," dit la servante, "alors je vous ai laissé dormir - peut-être plus longtemps que je n'aurais dû." Elle inclina la tête. "Je m'excuse."

     "Non", dit-il en repliant ses jambes sous lui, "Ce n'est pas nécessaire. Je suppose que j'avait... probablement besoin de repos. D'ailleurs, je n'ai nulle part où aller pour le moment."

     "Oh ! C'est bien, alors." Elle semblait un peu perdue sur ce qu'elle devait faire ensuite ; il semblerait que Valjean ne recevait pas souvent des invités. Ou peut-être était-ce la manière dont il était arrivé et avait passé la nuit qui causait son désarroi : étalé de manière désordonnée sur le sol devant la cheminée du salon comme un vagabond. "Monsieur voudrait-il prendre son petit déjeuner maintenant ? Mademoiselle a proposé d'attendre que vous soyez tous levés pour le prendre."

     "Madem... ?" Il secoua la tête. "Oui, cette fille ; je me souviens maintenant. Quel était son nom déjà ?"

     "Mademoiselle s'appelle Euphrasie, mais on l'appelle le plus souvent Cosette. Voulez-vous que j'aille la chercher? Je peux commencer à mettre la table tout de suite."

     "Quoi ? Non, je ne..." Il baissa la tête et laissa échapper un soupir. "Peu importe. Faites ce que vous voulez, je suppose. Ça n'a pas d'importance."

     Elle inclina la tête vers lui et le regarda curieusement pendant un moment. "Vous n'avez besoin de rien d'autre ? Un lavabo ? Un peigne ?"

     Javert passa une main sur son visage, se frottant les tempes et grommelant silencieusement pour lui-même. "Non."

     "Comme vous voulez", dit-elle en haussant les épaules. "Je vais commencer à préparer le petit déjeuner, alors."

     Quand elle s'éloigna, Javert jeta un coup d'œil à Valjean, qui dormait encore profondément sur le canapé.

     Il ne pouvait pas dire qu'il était surpris que l'homme ait dormi comme un loir, compte tenu de ce qu'il avait traversé. Bien sûr, il pouvait dormir profondément, alors que Javert avait mis des heures à s'endormir. Des pensées violentes et tumultueuses avaient tourmenté son cerveau pendant la majeure partie de la nuit, jusqu'à ce qu'il soit finalement forcé de céder à l'épuisement pur et simple du reste de son corps.

     Il se laissa tomber sur le matelas, croisant les bras et poussant un profond soupir. Il était impossible pour lui de se souvenir d'une situation plus embarrassante dans sa vie. Fronçant les sourcils, il fixa le plafond pendant une minute avant de fermer les yeux.

     Cosette, se dit-il, Cosette.

     Donc la fille qu'il avait aperçue la nuit dernière était bien l'enfant que Valjean avait volé à l'auberge de Montfermeil. L'enfant de cette prostituée.

     Valjean l'avait toujours ? Comme c'est étrange. Il aurait pensé que l'homme aurait...

     "Êtes-vous vraiment réveillé ?" Fit une voix.

     Il trouva la fille en question qui le regardait curieusement, ses mains jointes derrière son dos. Elle portait une jolie robe blanche qui lui rappelait un peu un napperon, bordée de rubans bleu clair à la taille et aux manches. Un bonnet assorti couvrait ses cheveux maintenant soigneusement coiffés.

     "Bonjour", dit-elle avec un petit sourire, le rire qu'elle réprimait étant trahi par ses yeux. "Je ne pense pas que nous ayons été correctement présentés."

     "Vous vous appelez Cosette, n'est-ce pas ?"

     "Oui."

     "Vous me connaissez peut-être sous le nom de Javert. Voilà, nous avons été présentés."

     Elle rit. "À peine. Venez, asseyez-vous à la table avec moi, Toussaint est en bas en train de préparer le petit déjeuner. Ne le réveillons pas", dit-elle en faisant un signe de tête vers Valjean. "Si les choses sont comme vous l'avez dit, c'est probablement pour le mieux. Et puis, nous pouvons parler en privé pendant un petit moment, ça va être sympa."

     "Super", marmonna Javert, en la suivant dans la salle à manger adjacente et en prenant une chaise.

     "Monsieur Javert," commença-t-elle une fois installée, "vous êtes un ami de papa ?"

     Il plissa les yeux et détourna son regard, le coin de ses lèvres se dessinant vers le bas.

     "Oh !" dit-elle en riant. "La tête que vous faites ! Je pense que vous devez être son ami, alors."

     Il la regarda à nouveau et haussa un sourcil.

     "Il n'a pas beaucoup d'amis", poursuivit-elle , apparemment sans s'en rendre compte. "En fait, je ne sais pas s'il en a maintenant. Il y en avait un, au couvent : un vieil homme - son frère, en fait, donc je ne suis pas sûre qu'il compte - mais il est décédé il y a un certain temps, je le crains. Depuis lors, je n'ai pas vu papa avec quelqu'un d'autre. Cela ne veut pas dire qu'il n'est pas amical, monsieur, vous comprenez, mais il n'a pas d'amis - ou du moins, pas que je sache. Mais alors il y avait vous ! Ah, cela me rend heureuse de le voir avec une autre personne."

     "Je crois que vous interprétez mal notre relation", dit Javert en croisant les bras.

     "Oh ?"

     "Je ne suis pas son ami."

     Elle le regarda avec surprise pendant une seconde. Son visage se décomposa. "Oh."

     L'expression du visage de la fille lui fit ressentir de la culpabilité, une émotion nouvelle à laquelle il n'était pas habitué. Cela le mettait dans l'embarras. Il n'avait pas eu l'intention de se soucier de ce qu'elle pensait de lui, ou de l'homme qu'elle appelait son père, mais il découvrait tout à coup que c'était le cas, et il ne pouvait pas comprendre pourquoi.

     "C'est-à-dire que nous sommes..." L'inspecteur cherchait ses mots. " Il est vrai que nous ne sommes pas amis. Si cela peut être le cas, nous sommes des..." Il fit une grimace. "-connaissances."

     Ses sourcils se froncèrent, et elle l'examina pensivement. "Je vois. Avez-vous... l'intention de développer ce point, ou... ?"

     La conversation fut, heureusement, interrompue par la servante de Valjean - Toussaint, comme il se souvenait que la fille l'appelait - entrant dans la salle à manger avec un plateau plein de nourriture.

     "Voilà, voilà " s'écria-t-elle en posant les plats avec précaution, ses doigts évitant avec agilité les parties les plus chaudes de la porcelaine. Elle disposa la carafe à café et ses accessoires au centre de la table - le crémier, un petit bol contenant du sucre et une petite cuillère, et, bien sûr, deux tasses à thé avec leurs soucoupes respectives. Aux deux extrémités de la table, il y avait un bol d'œufs durs, un autre de fraises, une assiette avec des tranches de pain épaisses et une botte de beurre dans un plat.

     " Ah, merveilleux ; je suis affamée ", s'écria Cosette en tendant la main pour remplir son assiette.

     "C'est probablement parce que tu n'as rien mangé hier soir", fit remarquer Toussaint tout en leur versant une tasse de café.

     La jeune fille lui lança un regard dégoûtée . "Je n'avais pas d'appétit à ce moment-là ; tu sais pourquoi."

     "Je te le répète, mon enfant, tu ne peux pas t'affamer à cause de ton père, cela ne servirait qu'à le chagriner."

     "C'était il y a bien longtemps ! Et j'avais aussi mes raisons à l'époque."

     "Ah", soupira la vieille femme, "mademoiselle. Tu es gentille, mais tu devrait penser à toi de temps en temps." Sur ce, elle descendit les escaliers, peut-être pour éviter une nouvelle dispute.

     "Ne faites pas attention à elle, elle exagère", lui dit Cosette. Elle fit sauter une fraise dans sa bouche et resta silencieuse un moment, fermant les yeux dans un soupir.

     Javert jeta un coup d'œil à la nourriture et envisagea, presque sérieusement, d'en prendre un peu, ne serait-ce que parce qu'il y avait deux couverts, et une portion trop grande pour qu'une jeune fille puisse la finir toute seule. Il n'avait pas très faim, et n'avait pas l'habitude de prendre un petit déjeuner, mais refuser de toucher au repas qui vous était présenté était un signe de mauvaises manières, et de plus, cela ne ferait que rendre les choses encore plus embarrassantes, ce qu'il essayait désespérément d'éviter.

     À contrecœur, il prit une tranche de pain et commença à manger quelques bouchées.

     Au bout d'un moment, il remarqua que la fille s'était arrêtée au milieu de sa propre tranche de pain beurrée, et qu'elle la fixait depuis un certain temps déjà.

     "Vous savez", dit-elle avec un air renfrogné, "Papa refusait de manger du pain comme ça. Il ne mangeait que du pain noir, et vous savez comme c'est grossier et sans goût. Je l'ai supplié de se soigner, mais il a refusé, disant qu'il n'en ressentait pas le besoin. Ce n'est que parce que je l'ai menacé de ne manger que ce qu'il mangeait qu'il a commencé à manger du pain blanc." Son regard bleu et pétillant était lointain et il y avait un petit sourire en coin sur son visage.

     "Il fait ça souvent, vous savez. Il m'achète toutes ces belles choses et jamais rien pour lui. Dans l'autre maison, il dort même dans un bâtiment séparé, cette petite cabane à l'arrière. Il ne veut même pas allumer un feu pour lui. Je suis toujours obligée de passer du temps avec lui là-dedans, juste pour que, dans mon intérêt au moins, il garde l'endroit chaud." Elle secoua la tête. "Il peut être si étrange parfois."

     "Mm."

     Elle prit quelques oeufs durs dans le bol et les coupa en morceaux, les deplançant dans son assiette avec sa fourchette au lieu de les manger. Son visage était détaché.

     "Vous n'êtes vraiment pas son ami, monsieur ?"

     "Non."

     La fille laissa échapper un soupir. "Ah, alors vous êtes une des personnes à qui il fait la charité." Cela semblait être une question, bien qu'elle ait été formulée autrement.

     "Certainement pas", rétorqua-t-il, un côté de son visage se tordant.

     "Mais n'êtes-vous pas venu ici parce que vous aviez besoin d'un endroit pour dormir ?"

     "Non ; si vous voulez savoir, j'ai été traîné ici contre ma volonté. Croyez-moi, je ne suis pas plus heureux d'être ici que vous"

     "Vous n'êtes pas si désagréable, monsieur", lui dit-elle avec légèreté.

     Il roula les yeux et poussa un grognement.

     Cosette grignotait ses œufs distraitement, sa joue reposant sur sa main. Après un moment, elle jeta un coup d'œil à Valjean de l'autre côté de la pièce.

     "Que lui est-il arrivé hier ?" demanda-t-elle en se retournant vers Javert. "Il as l'air affreux. Oh, vous devez me le dire !"

     Il ferma les yeux avec un bruit de frustration. "Je ne préfère pas."

     "Hm ?" Elle pencha la tête vers lui. "Mais pourquoi ?"

     "Ce n'est pas à moi de le dire."

     "S'il vous plaît ?"

     "Non."

     "Hmph." Elle se caressa le menton pensivement, se penchant sur la table. Un regard espiègle commença à se former dans ses yeux. "Et si je demandais à Toussaint de vous préparer quelque chose de sucré ?"

     Javert fronça le nez, rétrécissant ses yeux en les jetant vers elle. "Je n'accepte pas les pots-de-vin."

     Cosette cligna des yeux, son visage devint blanc un instant avant qu'elle éclate de rire. "Vous êtes amusant, monsieur", dit-elle. "Je crois que je vous aime bien malgré votre rudesse."

     Il se raidit. "Vous ne devriez pas être aussi détachée de vos mots avec un homme que vous ne connaissez pas."

     "Eh bien..." Elle se recula, se tapote la joue et laisse ses yeux errer vers le haut. "C'est vrai que je ne vous connais pas, mais papa vous a laissé entrer, donc vous devez être une bonne personne."

     Se moquant de cela, il croisa les bras sur sa poitrine et risqua un bref regard sur Valjean - qui dormait toujours, le visage enfoui dans son oreiller, le bras pendant sur le côté du canapé. Il avait l'apparence d'un ivrogne qui avait finalement réussi à rentrer chez lui après une nuit de fête éprouvante.

     "Vous l'appellez votre père", remarqua-t-il distraitement. "L'est-il vraiment ?"

     La jeune fille resta silencieuse un moment, et Javert lui vola un regard.

     Ses joues avaient rougi, ses yeux évitaient les siens. "Bien sûr, c'est mon père !" Elle le regarda avec appréhension. "Pourquoi remettez-vous en question une telle chose ?"

     Javert capta son expression et mesura ses mots avec soin. " Aucune raison ", dit-il en détournant à nouveau le regard et en essayant de paraître nonchalant. "Il semble simplement plutôt vieux pour avoir un enfant aussi jeune que vous. Cela me surprend. C'est tout."

     Cosette l'étudia pendant un moment. "Eh bien. Je suppose que c'est vrai. Mais qu'en est-il ? Je n'ai pas toujours été à sa charge, mais il m'a recueillie quand j'étais jeune, et m'a dit qu'il était mon père. Donc, il l'est. C'est très simple."

     Javert resta silencieux.

     Quelque chose dans l'attitude défensive de la jeune fille lui suggérait qu'elle avait déjà envisagé ce sujet et qu'elle nourrissait un certain malaise à ce sujet.

     Se demandait-elle si Valjean était vraiment son père ?

     Javert jeta un coup d'œil à l'homme encore endormi, avec ses cheveux blancs comme la neige et son teint buriné.

     L'était-il?

     Javert n'en était pas sûr. Cela rendrait certainement les choses beaucoup plus simples.

     La fille avait les cheveux châtains. Ceux de sa mère étaient blonds dorés.

     Javert se souvenait d'une anecdote qu'il avait entendue une fois, de la part des habitants de Montreuil : lorsque l'homme qui se faisait appeler Jean Madeleine était arrivé en ville, il y avait encore un soupçon de brun dans ses cheveux grisonnants. Et cela avait été plutôt accablant, dans son esprit, car le Jean Valjean des galères avait, comme il s'en souvenait bien, été un brun.

     Javert contemplait cela.

     Après un moment, Cosette soupira. Elle se mit à jouer avec l'argenterie. "J'ai essayé de lui parler de ma mère," dit-elle. "De comment c'était avant, tous les deux. Mais il a toujours répondu que ça le faisait trop souffrir pour en parler. Je veux dire, je comprends, mais quand même. Il ne me parle jamais de son passé. J'aimerais qu'il le fasse. Parfois, il semble troublé - effrayé, presque- mais il ne veut pas me dire pourquoi. Ça me fait mal, qu'il ne me fasse pas confiance pour ces choses-là."

     Javert détourna le regard. "Il a ses raisons."

     "Oh ?" Une étincelle de curiosité apparut dans son ton. "Cela me fait penser que vous savez des choses sur lui."

     C'était au tour de Javert d'être embarrassé. Il fixait le sol. "Ce n'est pas ce que je voulais dire."

     "Mais vous le connaissez ? Vous connaissez son passé, je veux dire ?"

     "Ce n'est pas à moi de..."

     "Je vous en prie, monsieur, dites-le moi. Vous savez quelque chose, je le sais ; ne voulez-vous pas vous confier à moi ? Sûrement, quoi que ce soit, cela ne peut pas être plus horrible que..."

     "Je vais réveiller votre père", la coupa Javert, se levant de sa chaise dans un souffle. "Il a dormi assez longtemps."

     Il se dirigea résolument vers l'autre côté de la pièce, sentant les yeux de la jeune femme dans son dos.

     "Valjean", murmure-t-il dans son souffle, en bousculant l'épaule de l'homme.

     Les paupières de Valjean papillonnaient, son expression se déformait.

     "Valjean."

     L'homme grogna, fermant douloureusement les yeux en se retournant, marmonnant quelque chose du genre "Cosette, il est trop tôt" en se frottant le visage. Après une profonde inspiration, il se remit en position assise et leva les yeux, ouvrant la bouche pour dire quelque chose, mais il s'arrêta net, blanchissant à la vue de la silhouette sombre qui le surplombait. Ses yeux s'écarquillèrent, un regard semblable à celui d'un lapin qui se réveille pour trouver une belette dans son terrier.

     Il fallut un moment pour que la peur quitte son visage à mesure qu'il se rappelait les événements de la nuit, et pour que ses muscles se relâchent. Il mit sa tête dans ses mains, laissant échapper un soupir tremblant.

     "Javert", souffla-t-il, comme si dans ce seul mot il affirmait sa sécurité.

     Au bout d'un moment, il se retourna pour croiser à nouveau son regard.

     "Cette fille pose trop de questions", dit Javert. "Elle m'irrite."

     Valjean cligna des yeux, passant la tête autour de Javert pour trouver sa fille qui le fixait de l'autre côté de la table.

     "Cosette, laisse à l'inspecteur son intimité."

     "Inspecteur !" s'exclama-t-elle. "Je ne savais pas qu'il était un homme de loi ! Qu'est-ce qu'il fait ici ? Pourquoi porte-t-il vos vêtements ?"

     "Vous voyez ?" grommela Javert . "Trop de questions."

     Valjean se pinça l'arête du nez. "Il..." Un autre soupir s'échappa de ses lèvres, plus profond et plus las. "Il a eu une nuit difficile, Cosette. Il avait besoin d'un endroit pour dormir. C'est tout."

     La jeune fille fronça le visage, croisant les bras. "Vous me cachez des choses tous les deux, et je n'aime pas ça."

     Son père s'assit avec sa tête dans sa main. "Toussaint," plaida-t-il.

     La femme passa sa tête dans l'embrasure de la porte. "Monsieur ?"

     "J'ai besoin que vous descendiez au marché et que vous réapprovisionniez le garde-manger."

     "Je vous demande pardon, mais la dernière fois que j'ai vérifié, c'était..."

     "Et achetez quelque chose de décent pour le dîner, de l'oie ou du cochon."

     La femme rétrécit ses yeux sur lui avec méfiance. "Si vous êtes prêt à demander, je suppose."

     "Et Cosette, tu veux bien aller avec elle pour l'aider à porter tout ça ?"

     "Mais c'est injuste !"

     "Et pourquoi ça le serait?"

     "Vous cherchez juste une excuse pour que je vous laisse seuls tout les deux ! Vous allez parler de choses et d'autres derrière mon dos."

     "Et Toussaint va avoir besoin d'aide avec les paniers."

     La fille pinça les lèvres, levant le nez vers lui. "Bien."

     "Elle est entrée dans cette sorte d'âge rebelle", expliqua Valjean alors que les femmes partaient.

     Il fixa le sol d'un air distrait pendant un moment. "Je me demande si ce garçon a survécu", se dit-il. "Mais," marmonna-t-il, "il n'y a pas grand chose à faire maintenant."

     "Qu'est-ce que vous avez dit ?"

     "Cela n'a pas d'importance." Il leva les yeux vers Javert. "Vous avez mangé ?"

     "On m'a forcé à le faire, oui", répondit-il avec raideur.

     "C'est bien." L'homme se leva, passant une main dans ses cheveux. "Si vous voulez bien m'excuser un moment, je dois... ah, vous savez."

     Alors que Valjean se dirigeait vers la salle d'eau, Javert l'interpella, avec une pointe d'agacement dans la voix, "Je ne sais pas pourquoi je suis ici."

     Valjean s'arrêta, jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule pour le regarder. L'aisance de son regard le désarma. "Parce que je vous l'ai demandé", répondit-il. "Et j'en suis heureux, et j'aimerais beaucoup que vous restiez un peu plus longtemps."

     Javert ne savait pas quoi répondre à cela, et il resta donc en silence, profondément conscient de sa propre étrangeté. Il s'appuya contre le mur, les bras croisés, étudiant les motifs du parquet jusqu'à ce que Valjean revienne.

     "Vous avez réussi à bien dormir ?" demanda l'homme.

     "J'ai dormi."

     "Mais pas bien ?"

     Javert lui jeta un regard méprisant. "Pourquoi est-ce que vous vous attendiez à ce que ça soit le cas ?"

     "Je n'ai pas dormi, c'est pourquoi je demande."

     Il se moqua. "Ça n'a pas d'importance."

     Valjean resta silencieux pendant un moment. "J'ai dormi plus tard que je ne le voulais. Je suis surpris que vous soyez resté."

     "Moi aussi", grommela-t-il, "mais certaines circonstances m'ont empêché de partir".

     "Je ne voulais pas que vous partiez."

     Javert se mordit l'intérieur de la joue.

     "En tout cas," dit Valjean, la voix soigneusement basse, "Si vous devez partir, je voulais être sûr de vous avant que vous ne partiez."

     "Être sûr de quoi ?"

     L'homme fronça les sourcils. "Vous savez quoi."

     Le visage de Javert s'assombrit, sa tête pendait un peu, non par gêne, mais par ennui. "Ah. Ça."

     "Oui, ça", soupira-t-il. "Il faut que je sache. Javert, est-ce que vous êtes toujours... ?"

     "Vous pensez toujours à vous suicider ?" Coupa Javert sans ambages. Même s'il les prononçait si stoïquement, ces mots étaient comme des couteaux dans ses tripes. "Vous n'avez pas à vous inquiéter pour ça."

     "J'ai besoin de vous entendre dire 'non'," dit fermement Valjean, en le fixant dans les yeux. "Et j'ai besoin que vous le pensiez."

     Javert était silencieux. Ses yeux retombèrent sur le sol, voilés par ses longs cheveux. "Non", dit-il finalement.

     Il était capable de dire cela parce que, pour l'instant, il n'y pensait pas vraiment, et donc le dire n'était pas un mensonge. Cela ne signifiait pas qu'il ne retomberait pas plus tard dans de telles pensées ; il ne se le niait pas. Mais il suffisait de dire qu'en ce moment même, son esprit était préoccupé par d'autres préoccupations, car cela était vrai. Il lui importait peu de savoir combien de temps durerait cette vérité, tant qu'elle était vraie à la seconde précise où il l'avait dite, car il voulait plus que tout échapper à l'enfer qu'était cette confrontation gênante entre eux.

     S'écartant du mur, il se dirigea vers la cheminée, où son manteau était suspendu au portemanteau et ses vêtements sur le sol.

     "Maintenant, si cela ne vous dérange pas, je vais réquisitionner votre chambre un moment."

     Valjean le regarda partir avec un air perplexe et méfiant sur le visage.

     En sécurité derrière une porte fermée, Javert se débarrassa des vêtements que l'homme lui avait donnés et remis les siens, en rebouclant méthodiquement les fines lanières de cuir de son collier noir. Il refixa sa ceinture autour de sa taille, à laquelle son épée et sa matraque étaient toujours attachés.

     Enfilant son manteau - qui était presque sec à ce stade - il récupéra les gants de cuir noir que Valjean avait laissés dans ses poches et serra plusieurs fois le poing pour les remettre en place.

     Il maudit le fait qu'il n'ait plus de chapeau pour cacher son visage dans l'ombre ; il se sentait étrangement vulnérable sans lui. Nu.

     Il arracha quelques brins de débris de ses épaules avant de retourner dans le couloir.

     Par habitude, il tapota les endroits de son manteau où se trouvaient ses poches intérieures, les sentant inhabituellement plats.

     "Merde", dit-il.

     "Qu'est-ce que c'est ?" demanda Valjean.

     "Mes menottes et ma tabatière, elles ont dû... oh, ça ne fait rien", dit-il en mordant ses mots avec un grain de sel. "Ça n'a pas d'importance."

     "Vous allez bien ?"

     "Je vais bien", grogna-t-il

     Valjean le regarda fixement, décontenancé, vaguement inquiet.

     Javert considéra son visage et repoussa le sien, cherchant machinalement à lisser et à rassembler ses cheveux derrière lui pour constater qu'il n'avait plus rien pour les attacher. Il laissa échapper un souffle entre ses dents serrées.

     "Je pense que je vais prendre congé maintenant", fit-il remarquer en se dirigeant vers les escaliers.

     "Oh ?" dit Valjean, mi-curieux, mi-réticent. "Et où allez-vous ?"

     Javert s'arrêta à mi-chemin, agrippant la rampe.

     "Où allez-vous, Javert ?"

     "Je vais au poste de police", répondit-il finalement, reprenant sa descente. "Je dois me présenter au travail."

     Valjean fit une pause sur ces mots, lui permettant de continuer dans le hall d'entrée. "Êtes-vous sûr que vous... ?"

     "Je vais être en retard", l'interrompit Javert.

     "Javert..."

     "Remerciez votre servante pour moi", dit-il en ouvrant la porte.

     Comme il sortait, une main attrapa son poignet, le faisant s'immobiliser comme un chien en laisse.

     Lentement, la prise de Valjean se desserra ; sa main descendit jusqu'à la sienne, l'ouvrant comme celle d'un enfant et la serrant entre les siennes.

     Sa voix était calme, sincère. "Prenez soin de vous, Javert."

     Javert frissonna et retira son bras de son emprise comme s'il avait été brûlé. Le membre frémit en revenant à son côté, son poing s'enroulant et se déroulant.

     Après un moment de silence, il baissa la tête et s'en alla.

***

Notes:

Suggested listening:

Dance with the Fish – Bruno Coulais
First Light - The Cinematic Orchestra
Fur Elise - Beethoven
The Growing Recognition of the Genius of Birds - The Cinematic Orchestra
Katy's Tune - Kila
The Living Sculptures of Pemberly – Dario Marianelli
The Mother's Portrait – Bruno Coulais

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