Chapitre 37: Le Maire


Résumé:
Javert révèle la véritable raison de sa consternation.

"La véritable amitié est une plante à croissance lente, qui doit subir et résister aux chocs de l'adversité avant d'avoir droit à cette appellation."
-George Washington

***

     Valjean était assis et regardait par la fenêtre de sa chambre, mais ses pensées n'allaient pas vers le jardin en contrebas. Troublées par la culpabilité, elles passaient en revue les conversations passées.

     Combien d'allusions subtiles avaient été faites sur la situation financière de l'homme ?

     " Je pensais que vous préfériez les choses sucrées plutôt qu'amères ?
     Je préfère aussi ... la prudence de la frugalité."

     "Je n'aime pas la philanthropie."

     " Il ne mange presque jamais rien. Un grand homme comme ça... On pourrait penser qu'il a un appétit à la hauteur."


     Les yeux de Valjean allaient et venaient, il fronçait désespérément les sourcils.

     " Ceci aurait dû être examiné par un médecin.
     Les docteurs coûtent cher.
     Vous avez fait venir un médecin pour moi.
     C'était différent.
     Comment ?"

     " Pourquoi payer pour quelque chose que je peux réparer moi-même ?
      Ce n'est pas le genre de chose dont on doit être avare, Javert.
      Je suis habitué ."

     " Vous souffrez surement beaucoup de cela, et pourtant vous ne prenez rien pour soulager la douleur.
     Et alors ?
     Alors, pourquoi ? Pourquoi vous torturer ?
     Je n'en ai pas besoin, voilà pourquoi. C'est une dépense inutile ."

     Peut-être était-ce simplement de l'entêtement, ou une frugalité prudente, mais il était possible que Javert n'ait même pas les fonds nécessaires pour se nourrir, ou se soigner, au-delà de ce qui était strictement nécessaire à sa propre survie.

     Valjean savait que l'homme n'avait pas beaucoup d'argent. Depuis combien de temps le savait-il, il ne pouvait pas le dire. Mais les salaires des policiers n'étaient pas très élevés, même dans des villes comme celle-ci. En outre, l'homme n'avait ni famille ni amis, il ne pouvait compter que sur lui-même.

     Bien sûr, Javert était fier. Pourquoi ne le serait-il pas ? Être capable de subvenir à ses besoins, pleinement et véritablement, est quelque chose dont tout le monde devrait être fier. Et il n'était pas difficile de comprendre pourquoi il refusait toute aide, malgré tous ses discours sur le "respect de soi", la "dignité" et les "dettes". Il n'était pas difficile de comprendre pourquoi il préférait se débrouiller avec ce qu'il pouvait gagner par des moyens honnêtes plutôt que d'accepter l'aide d'autrui.

     Si l'homme l'avait permis, s'il avait été soulagé par cette aide, Valjean lui aurait donné des milliers. Mais Javert abhorrait toute charité, toute pitié.

     Et pourtant ! Comment Javert ne pouvait-il pas en vouloir à un homme qui avait une fortune, et qui n'en dépensait rien, la thésaurisant toute sa vie ? Qui avait la possibilité de vivre une vie de luxe, mais dont l'humilité ne le permettait pas ?

     Avoir des richesses incompréhensibles et les offrir à quelqu'un qui n'en avait pas besoin et qui n'avait jamais su qu'elles existaient ? Alors qu'il y avait tant d'autres personnes qui étaient vraiment dans le besoin ? Bien sûr, l'homme était déçu de lui.

     Et Valjean le comprenait ! parfaitement ! Et ça le faisait souffrir au plus profond de lui-même.

     Il se sentait coupable d'avoir cet argent depuis le moment même où il l'avait retiré. Bien sûr, il avait besoin de quelque chose pour vivre, et pour subvenir aux besoins de Cosette, et à tous les besoins éventuels qui pourraient survenir - mais la somme qu'il avait dépassait de loin tout besoin concevable. Il le savait. Et il l'avait retiré quand même. Parce que sinon, il aurait été saisi par l'État après son arrestation, et alors il n'aurait jamais aidé personne. Du moins, pas de la manière dont il pensait qu'il devait le faire.

     Aurait-il pu faire des dons anonymes à des organisations caritatives ? Des écoles, des hôpitaux, des églises ? Cela aurait été possible. Et pourtant, il ne l'avait pas fait. Et il s'en était toujours voulu pour cela. Mais même anonyme, il y avait en lui cette peur de la découverte, du soupçon, des questions. Bien sûr, il donnait l'aumône à tous les mendiants qu'il rencontrait, bien sûr, il distribuait des pièces d'argent et d'or aux gamins, et pourtant, il aurait pu faire plus. Mais quelque chose l'obligeait, une crainte secrète, à garder tout l'argent qu'il pouvait - même s'il s'agissait d'une somme ridicule - et à ne le distribuer qu'en petites quantités. Il y avait une sécurité dans la sécurité financière, une sécurité qu'il savait être très, très difficile à obtenir. Le souvenir de la détresse de sa famille à Faverolles ne l'avait jamais quitté.

     Était-il hypocrite, alors ? Était-il égoïste de garder cet argent, même s'il l'avait fait en partie pour le bien de sa fille ? Il ne le savait pas, mais il était certain que Javert le pensait. Et il ne pouvait se résoudre à lui en vouloir. Le Christ lui-même avait demandé à ses disciples de renoncer à tous leurs trésors terrestres, et de les remettre aux moins fortunés.

     Comment Valjean pouvait-il réparer ce fossé entre eux ? Il soupçonnait que ce n'était pas la convoitise qui poussait Javert, mais la colère. Et c'était un problème si délicat.

     Valjean ne pouvait pas lui donner de l'argent ; il ne pouvait même pas lui proposer. Il savait que cela ne ferait qu'aggraver la situation. Pourtant, il voulait tellement l'aider, si Javert avait vraiment du mal à joindre les deux bouts. Et tant que l'homme se battrait, et que Valjean ne le faisait pas, il y aurait toujours ce fossé. Mais l'homme ne voulait pas de son aide. L'homme n'avait jamais voulu de son aide.

     En plus de tout cela, Valjean ressentait une honte écrasante d'avoir souvent essayé de résoudre les problèmes en y jetant simplement de l'argent. Il savait que tant de choses ne pouvaient être résolues de cette façon. Il avait eu autrefois le pouvoir de faire des lois et des réformes qui faisaient vraiment la différence, de construire des choses, mais depuis qu'il en avait été dépouillé, il ne pouvait rien faire de plus que d'offrir des condoléances et des pièces de monnaie.

     Comme tout cela devait paraître à Javert ! Vaniteux. Arrogant. Pour quel genre d'homme Javert le prenait-il ?

     "Regardez cette fausse humilité qu'il cultive ", entendait-il dire par le procureur.

     Jouer les humbles, alors que ses moyens étaient loin d'être dérisoires... Distribuer quelques pièces ici et là, comme si cela allait changer les choses...

     Javert avait trimé toute sa vie pour de la menue monnaie, et voilà qu'il n'avait pas travaillé un seul jour depuis des années, et qu'il était assis sur un trésor qu'il avait à peine touché.

     Ce n'était pas étonnant que l'homme soit parti.

     Valjean mit sa tête dans ses mains.

***

     Vers la fin de la semaine, un petit gamin roux déposa une note.

     Il donna quelques pièces au garçon et le renvoyant sur son chemin, Valjean la déplia.

     Sur le papier de chiffon, il y avait simplement " 55? ".

     C'était la première fois que Javert lui écrivait depuis tout ce temps et, bien sûr, ce n'était rien de plus qu'un numéro avec un point d'interrogation. Pas de signature non plus - bien qu'il suppose que ce n'était pas nécessaire. Javert était la seule personne qui aurait jamais envoyé une correspondance aussi informelle.

     Plus surprenant que cela, cependant, était le fait que Javert lui ait envoyé quoi que ce soit - et encore plus maintenant, alors qu'il semblait être si déçu de lui. Valjean n'était pas sûr que l'homme aurait voulu le revoir cette semaine. Mais alors, peut-être était-ce pour cela que Javert avait envoyé un mot.

     Confus, mais légèrement encouragé, Valjean mit le papier dans sa poche.

***

     La lumière déclinait dans le jardin.

     Valjean attendait anxieusement depuis des heures, et il commençait à craindre que l'homme ne se montre pas. Il avait nettoyé toute la maison, ne serait-ce que pour se donner quelque chose à faire, et toujours aucun signe de lui.

     Mais, à huit heures et demie, juste au moment où le soleil glissait sous l'horizon, il entendit frapper à la porte.

     Javert se tenait sur le pas, une ombre sur le visage.

     Hâtivement, comme s'il avait attendu d'éclater toute la semaine (ce qui était probablement le cas), Valjean s'excusa. "Javert, si je t'ai offensé d'une manière ou d'une autre, je suis désolé..."

     "Tu ne m'as pas offensé", le coupa l'homme, le dépassant dans la maison.

     Totalement perplexe, Valjean le suivit à l'intérieur.

***

     Javert restait silencieux tandis que Valjean allumait un feu dans l'âtre et s'asseyait sur l'un des fauteuils. Lorsqu'il lui proposa de boire quelque chose, l'homme secoua la tête.

     Avec un soupir inquiet, Valjean s'assit dans le fauteuil en face de lui.

     La maison était devenue sombre, la seule lumière provenant des flammes vacillantes qui se frayaient un chemin le long des bûches. Elles jetaient une lueur orange sur leurs visages.

     Tous deux semblaient attendre quelque chose, et Valjean ne savait quoi.

     "Je n'aurais pas dû te laisser tomber comme ça", commença finalement Javert. Il ne s'était pas retourné pour le regarder, il fixait plutôt le feu de façon solennelle. Le coin de sa bouche se fronça pendant une fraction de seconde. "C'était impoli de ma part, et je m'en excuse. Tu n'as pas ... fait quelque chose qui justifie ma colère. "

     "C'est bon", lui dit Valjean. "Je comprends pourquoi tu..."

     "Non. Vous ne comprenez pas."

     Une vague de mortification frappa Valjean.

     Au milieu des bruits et des crépitements du feu, il attendait une explication - ou une nouvelle réprimande.

     "Il est vrai que mon salaire est bas", poursuivit l'homme. Il était clair, à la façon dont il parlait, que ce n'était pas une chose facile à dire. "Et il est vrai que je ne peux pas imaginer ce que ce serait d'avoir autant d'argent que vous. Mais ce n'est pas ce qui me préoccupe."

     Perplexe, et profondément inquiet, Valjean pencha la tête.

     Javert resta silencieux pendant un long moment, ses yeux se perdant dans la lumière du feu. Il semblait avoir du mal à mettre des mots sur son agitation. Il s'agitait, comme il avait l'habitude de le faire, il se leva et défit le noeud de sa queue de cheval, passant ses mains dans les mèches grises et noires.

     Au bout d'un moment, sa tête s'affaissa, ses cheveux noirs glissant sur ses épaules pour envelopper son visage d'un voile d'ombre. Sa voix étouffée, dans le silence de la pièce, ne faisait que rendre ses mots plus profonds.

     "La ville a sombrée, après votre départ."

     Frappé par cela, Valjean se rassit sur sa chaise, son regard dérivant. Ce n'était pas une blessure récente, mais elle était profonde et n'avait jamais été traitée correctement. Il avait fait de son mieux pour ne pas y penser, et le fait que l'on y revienne tout à coup faisait qu'elle était plus fraîche dans son l'esprit qu'elle ne devait l'être. Cela n'était pas arrangé par le fait que Javert le vouvoyait, comme s'il s'adressait a Mr le Maire et non à Jean Valjean. "J'en ai entendu parler", dit-il, une douleur dans les tripes.

     Javert se tordit les mains fébrilement. "Cela me pèse, ces derniers temps." Il détourna les yeux. "Cela ne signifiait rien pour moi, alors. C'était simplement la façon dont les choses étaient. Que l'usine ferme, que les écoles ferment, que les pauvres retombent dans l'ombre, tout cela m'importait peu. Je ne voyais pas de corrélation entre les difficultés de la ville et votre perte. Ou, plutôt, je ne voyais pas de raison d'en avoir du remords."

     "La fin justifiait les moyens. C'était mal pour un condamné d'être maire, et donc tout mal qui venait du fait de l'enlever de son poste pâlissait à la lumière de la justesse de le faire. Je n'ai pas pris en considération le résultat de mes actions au-delà de mettre un criminel derrière les barreaux. Pour moi, il n'y avait rien d'autre à considérer - rien de plus important que d'exécuter un jugement correct en accord avec la loi." Il fit une pause. "Je pensais que je faisais ce qui était juste."

     Valjean prit une grande inspiration et la relâcha lentement, le visage baissé. "Je sais." Il ferma les yeux. "Je sais."

     "Après la barricade, après ... tout le reste, j'ai commencé à y penser, et ..." Javert triturait sa manche, visiblement mal à l'aise. "Vous... J'ai toujours pensé que ça n'avait pas d'importance, que ce que vous faisiez, ce que tout homme faisait, face à son passé, n'avait pas d'importance." Il brandit une paume de main en guise de gesticulation. "Alors un criminel fait l'aumône, alors un hors la loi est gentil, et alors ? Ces actions ne pouvaient pas être sincères, de mon point de vue. Pas vraiment. Et même si elles l'étaient, pourquoi cela devrait-il être une cause de reconsidération du jugement ? Cela ne change pas qui l'on est, ce que l'on fait."

     "Donc un voleur sauve des vies, donc un condamné devient un citoyen honnête - et alors ? Il a quand même volé, il a quand même brisé sa liberté conditionnelle ; la loi exige son arrestation, et à juste titre !" Ses mots se mirent à déraper, sa voix commençait à se tendre. "Qu'importe à la police s'il a amélioré la vie de ceux qui l' entourent ? S'il a apporté des opportunités et de l'espoir là où il n'y en avait pas ? S'il a subvenu aux besoins de ceux qui étaient dans le besoin - les enfants et les infirmes, les misérables, les pauvres - s'il a financé les services publics de sa poche, s'ils ont donné gratuitement ce qu'il avait aux autres, s'il a fait renaître la ville de ses cendres dans son sillage ? S'il..."

     "Javert", l'interrompit Valjean, levant une main pour le faire taire. "Je t'en prie", souffla-t-il, comme s'il souffrait, "Tu n'as pas... Tu n'as pas à faire ça ". Ses yeux tombèrent sur le sol. "Tu n'as pas à faire ça."

     L'homme fixait le sol d'un regard vide. "Si."

     Valjean se leva de son siège, plaçant sa main sur l'épaule de Javert. "Ce qui s'est passé n'est pas de ta faute. Tu ne faisais que ton devoir."

     Javert récupéra son épaule d'un coup sec. "Et rien de plus."

     "Arrête ça", souffla Valjean, son visage se crispa. "Tu ne peux pas t'en vouloir, Javert. Tu n'as fait que ce qui te semblait le mieux sur le moment. Le passé est derrière nous, nous ne pouvons pas le changer. Ne te torture pas en le revivant. Cela ne sert à rien. Ce qui est arrivé à la ville est regrettable, mais on ne peut plus rien y faire. Ses habitants... Ils ont oublié, pour le meilleur et pour le pire. Tu devrais en faire autant. Je ne supporte pas de te voir te tourmenter ainsi, mon ami."

     L'homme leva les yeux vers lui, comme s'il était blessé. "Vous m'appelez ainsi ? Quand bien même ?"

     Valjean fut déconcerté, puis troublé. "Bien sûr !" dit-il en serrant les deux épaules de l'homme, "Oui ; mon Dieu , oui ! Tu es mon ami , Javert ! Ce que tu as fait pour moi... Comment peux-tu penser qu'il en soit autrement ? Je n'ai jamais eu de rancune envers toi; pas pour quoi que ce soit ! ".

     Javert le scruta. "Je suppose que je ne devrais pas être surpris ", murmura-t-il. "Vous êtes un philanthrope, après tout."

     "Ça n'a rien à voir ; tu le sais bien."                          

     Il y avait un ton amer dans les paroles de l'homme. "Je ne suis ici que parce que vous avez eu pitié de moi."

     Valjean le repoussa dans son siège, le forçant à rencontrer son regard. "Je ne suis pas ami avec toi parce que j'ai pitié de toi ." Il y avait une terrible détermination dans sa voix, une détermination d'acier. "Je suis ton ami parce que tu es un homme bon. Parce que tu m'as donné des choses que je ne pourrai jamais te rendre. Parce que je te respecte, Javert, et que je t'admire même un peu. Non, Javert ; je suis ton ami parce que tu vaux la peine qu'on se lie d'amitié avec toi."

     Les yeux de l'homme étaient restés grands ouverts pendant qu'il parlait, et quand Valjean eu terminé et se recula, ils le regardèrent avec incrédulité une seconde de plus avant de se refermer, comme si les mots les avaient piqués. Il détourna son visage, grimaçant.

     Valjean fronça les sourcils. "Tu te sous-estimes, Javert. Et j'ai de la chance de t'avoir. J'aimerais pouvoir te le faire comprendre."

     Javert resta silencieux pendant un long moment, incapable de le regarder. "Tu es un idiot sentimental", souffla-t-il finalement. "Tout autre homme dans ta situation devrait être heureux d'être débarrassé de moi. Ce n'est que ce ridicule altruisme que tu cultives qui me maintient dans tes grâces. "

     Valjean soupira, s'appuyant sur sa chaise, une main sur la hanche. "Franchement, Javert, c'est vous qui êtes un imbécile. Et en plus, vous êtes aussi têtu qu'un âne."*

     Javert souffla du nez, un sourire misérable retroussant les coins de sa bouche.

     "Tu peux trouver mes penchants ridicules, mais je t'assure qu'il ne s'agit pas d'une fantaisie passagère née de la charité", poursuivit-il. "Mon âme a peut-être été rachetée pour Dieu, mais ce n'est pas la raison pour laquelle j'agis comme je le fais. Peut-être que ça l'a été, au début - mais seulement brièvement. Je ne pourrais pas faire les choses autrement si j'essayais, maintenant." Son visage s'effondra. "Et il y a eu des moments où j'ai essayé."

     "Je ne peux rien contre ce que je suis. Ce que je ressens. Je ne peux pas nier ce que j'ai dans le coeur, même si ça peut sauver ma peau. Tu peux en rire, si tu veux, mais n'ose pas croire que je fais les choses par simple obligation. N'ose pas croire que ce que je montre dans mes actions n'est pas aussi dans mon cœur."

     Javert soutint son regard à contrecœur, fut obligé de s'incliner devant lui.

     "Tu es mon ami, Javert. Et je suis le tien. N'en doute jamais. Jamais."

     L'air était rempli du bruit et du crépitement du feu, les ombres dansaient sur les murs.

     Javert se tordit les mains. "Tu as des sentiments trop forts pour moi", dit-il.

     Valjean s'indigna, releva le menton, la mâchoire serrée. "Javert !"

     L'homme leva les yeux vers lui en sursautant. "N-non, je veux dire..." Il se cacha de nouveau le visage, marmonnant : "Je ne sais pas quoi te dire, quand tu dis de telles choses."

     Les lèvres de Valjean s'entrouvrirent, il inclina un peu la tête.

     Ce n'était pas une grande révélation que Javert soit désemparé lorsqu'il s'agissait de sujets impliquant l'expression de ses émotions ou les subtilités des relations personnelles, mais Valjean n'avait jamais vraiment pensé à quel point cela pouvait lui être étranger - à quel point il pouvait avoir peu d'expérience dans ce genre de conversations.

     En fait, il n'était pas sûr de savoir s'il était lui-même doué pour ce genre de choses - mais il s'était battu avec sa propre conscience sur de nombreux débats moraux au fil des ans, et aussi, le peu d'expérience qu'il avait des relations interpersonnelles faisait certainement de lui un expert par rapport à Javert, qui n'avait jamais envisagé de telles choses jusqu'à maintenant, apparemment.

     "Eh bien..." Valjean se coupa un moment, l'étudiant. "Tu n'as rien à dire du tout, vraiment."

     "Mm. Alors parlons d'autre chose."

     "Dieu , oui", dit-il en se calant sur sa chaise. "Faisons ça."

     Javert regarda fixement les flammes dansantes. "L'argent", dit-il après un moment, comme s'il se souvenait soudainement de quelque chose.

     Valjean cligna des yeux. "Quoi ?"

     "L'argent que tu as économisé - les six cent mille francs que tu as légués à Cosette. Tu m'as demandé l'autre jour pourquoi cette évocation m'avait tant bouleversé." Il prit une grande inspiration et la relâcha lentement. "C'était la raison. Montreuil. C'est... Tu as fait tellement de bien là-bas. Avec ton argent. Tu as fait tellement de bien. Et tout s'est écroulé après ton départ. Disparu... à cause de moi. Tout ton travail, tout ce que tu avais fait, c'était comme si tout cela n'avait jamais existé. Comme si j'avais éteint la force vitale de cette ville. Arraché son coeur." Sa tête s'affaissa. "Si je n'avais pas été là, si on t'avait laissé continuer... qui sait tout ce que tu aurais pu faire. Et toute la de souffrance j'ai causée, en t'arrêtant."

     "Javert..."

     "Non, c'est vrai. C'est ce qui s'est passé. J'ai fait souffrir ces gens. Je t'ai fait souffrir. Tout cela à cause de moi, parce que je n'ai pas su dépasser mes propres préjugés pour voir le bien que tu faisais là, la valeur de ta présence. C'est ma faute. Si on t'avait permis de continuer... Ah, mais c'est là le problème - ça n'a pas été le cas. Et pourtant..." Il ferma les yeux. "Pourtant, tu as de l'argent, encore - une fortune que tu as amassée, et à peine touchée. Et tout le bien de cette ville, c'est grâce à ton argent."

     "Cosette et Marius, ils n'utiliseront pas cet argent. Ils n'en ont pas besoin, ils n'en ont rien à faire. Il restera intouché. Et, vraiment, il t'appartient.." Il s'humidifia les lèvres, rétrécit ses yeux de consternation. "Ne pourrais-tu pas - ne pourrais-tu pas l'utiliser pour ... ?"

     Valjean fronça les sourcils. "Que veux-tu dire, Javert ?"

     "Ne pourrais-tu pas l'utiliser pour ... réparer les choses ?" Il y avait une sorte de trépidation dans sa voix, comme s'il craignait un rejet. "Pour recommencer à zéro. Pas à Montreuil-sur-Mer, ajouta-t-il précipitamment, - cet endroit est perdu, maintenant - mais ici, à Paris."

     Valjean le regarda fixement, scrutant son visage, retournant ses mots dans sa tête et essayant de leur donner un sens. "À Paris ..." répéta-t-il muettement.

     "Oui", dit Javert en fermant les yeux, "je sais ; peut-être est-ce... peut-être suis-je un imbécile. Peut-être est-ce égoïste, même de suggérer une telle chose. Mais je..." Il soupira, son expression oscillant entre délibération et culpabilité. "Ne pourrais-tu pas, avec tout l'argent qu'il te reste, repartir à zéro ? Faire la différence ? Et cette fois, tu n'aurais pas à te cacher derrière un masque. Tu obtiendrais tout le crédit et le respect que tu mérites. Et tu ferais tellement de bien ; je le sais. Ne trouves-tu pas ... cette idée attrayante ?" Il se tourna pour regarder Valjean dans les yeux, un sourire douloureux sur les lèvres. "Monsieur le Maire ?"

     Un frisson parcourut la colonne vertébrale de Valjean, picotant à la base de son cou. Il frissonna, la chair de poule se développant sur sa peau alors même que son visage devenait brûlant.

     "Ne m'appelle pas comme ça", souffla-t-il, son visage s'assombrissant tandis qu'il s'enfonçait dans son fauteuil. "S'il te plaît."

     Javert se détourna, la tête basse. "Je suis désolé", marmonna-t-il, "Je n'aurais pas dû..."

     "Non, c'est juste que... je suis..." Valjean réussit à se calmer, à ralentir son cœur qui battait la chamade. "Ça fait longtemps."

     "Je sais."

     Ils écoutèrent le crépitement du feu pendant un moment, chacun dans son agonie personnelle.

     "Ce n'est pas une mauvaise idée d'utiliser l'argent", admit finalement Valjean. "Je n'y avais pas pensé de cette façon. Bien sûr, j'ai toujours donné ce que je pouvais, ici et là..."

     "Le mendiant qui fait l'aumône", souffla Javert.

     "Oui. Mais jamais comme ça. Aussi ouvertement. Pas d'une manière qui puisse faire une réelle différence."

     "Mais tu le peux, maintenant. Si tu le souhaites. Tu peux ; tu as été gracié, tu es libre de faire ce que tu veux, en tant que toi-même, en tant que Jean Valjean. Tu peux faire ce que tu veux, et personne n'a le droit de dire quoi que ce soit."

     Valjean se tut, perdu dans ses pensées. Ses mains étaient croisées sur ses genoux, serrées fermement tandis qu'il regardait dans les flammes. "Tu ne... demandes pas cela pour le peuple de Paris", dit-il lentement, "n'est-ce pas?".

     "Non."

     La tête de Valjean s'inclina dans un signe de tête grave.

     Ils restèrent assis en silence.

     "Peut-être..." Valjean dit pensivement, "Peut-être, maintenant que Cosette connaît mon passé, il ne serait pas mauvais d'évoquer cette idée avec elle, pour voir ce qu'elle en pense."

     Javert hocha lentement la tête. "Ce serait bien."

     Valjean ouvrit la bouche pour dire quelque chose de plus, mais il la referma après un moment.

     Sa poitrine lui faisait mal, ses muscles se contractaient, douloureusement. C'était amer, et c'était doux. Il tourna la tête, l'inclinant sur le côté.

     "C'est gentil de ta part, de penser à moi de cette façon", commença-t-il prudemment. "Je n'ai pas... Personne d'autre n'a jamais..." Il secoua la tête, les yeux humides. Un rire triste s'échappa de ses lèvres - soit ça, soit le précurseur d'un sanglot ; il ne savait pas lequel. "C'est bien d'avoir un ami."

     "Tu en méritais un l'autre jour", murmura Javert.

     "L'attente en valait la peine."

***

     Il était tard dans la nuit, et Mme Mercier balayait l'entrée de la maison quand son locataire rentra chez lui.

     Elle le regarda curieusement tandis qu'il accrochait son chapeau haut de forme et son manteau. "Et où étiez-vous ?"

     "Dehors. Tenez", dit-il en lui montrant un panier très lourd, "mettez ça dans le garde-manger".

     "Eh ?" Elle regarda bêtement son contenu.

     Il était rempli à ras bord de différentes variétés de courges.

     "Où diable avez-vous déniché ça à cette heure-ci ?"

     Sans prendre la peine de se retourner vers elle, Javert commença à monter les escaliers. "Un ami."

***

Notes:

Realized I never gave Javert's portress a name so here's that, anyway.

I imagine she feels pretty smug right about now, considering how much denial Javert was in before.

Also, I feel like I have to say that I'm not chickening out a class debate here. These scenes were plotted out long ago and this really was the actual reason Javert was so frustrated (also that Valjean just ... never spent any of his freaking money on himself, despite showering it on others). That's not to say that the socio-political divide between them doesn't exist, though. And that *will* be addressed more later in the coming arc. It's just that, in this particular matter, Javert doesn't really think like that. Yes, he feels the divide there, monetally, but Valjean knows what it's like to be impoverished too, and he made that money fairly. Plus, Valjean's not some greedy miser either; there's nothing Javert can be mad at him for. He's always out giving charity, always acting kindly. If anything, the money issue makes Javert feel embarrassed for his own part, not envious of Valjean. And it's also a bit due to Valjean getting into the Gillenormand family, which is sort of well-to-do (on the Aunt's side, anyway). It put Valjean a rung up on the social ladder.

Anyway, ever since he read about what happened in Arras, the whole Montreuil situation has been bothering him, and when he found out that like, part of that legacy still sort of existed ... the matter reared its head. Basically, he saw what he'd torn down, and he wants to rebuild it, even if it can't be what it was before. ("A broken tree doesn't always die ... so long as the roots are intact")

Je me suis rendu compte que je n'avais jamais donné de nom à la portesse de Javert, alors voilà, quand même.

J'imagine qu'elle doit se sentir plutôt satisfaite en ce moment, vu le déni de Javert avant.

Aussi, j'ai l'impression que je dois dire que je ne me dégonfle pas devant un débat de classe ici. Ces scènes ont été planifiées il y a longtemps et c'était vraiment la raison pour laquelle Javert était si frustré (et aussi parce que Valjean ne dépensait jamais son argent pour lui-même, alors qu'il en donnait beaucoup aux autres). Cela ne veut pas dire que le fossé socio-politique qui les sépare n'existe pas, cependant. Et cela *sera* abordé plus tard dans l'arc à venir. C'est juste que, dans ce cas précis, Javert ne pense pas vraiment comme ça. Oui, il ressent le fossé monétaire, mais Valjean sait aussi ce que c'est que d'être pauvre, et il a gagné cet argent de manière honnête. De plus, Valjean n'est pas non plus un avare avide ; Javert ne peut pas lui en vouloir. Il est toujours en train de faire la charité, d'agir avec bonté. En fait, la question de l'argent rend Javert embarrassé de son côté, et non pas envieux de Valjean. Et c'est aussi un peu dû au fait que Valjean est entré dans la famille Gillenormand, qui est plutôt aisée (du côté de la tante, en tout cas). Ça a permis à Valjean de monter d'un échelon dans l'échelle sociale.

Quoi qu'il en soit, depuis qu'il a lu ce qui s'est passé à Arras, toute la situation de Montreuil le dérangeait, et quand il a découvert qu'une partie de cet héritage existait toujours... la question a refait surface. En gros, il a vu ce qu'il avait détruit, et il veut le reconstruire, même si ça ne peut pas être ce que c'était avant. ("Un arbre brisé ne meurt pas toujours ... tant que les racines sont intactes").

Notes de la traductrice:

*Javert retourne au tutoiement, Valjean le vouvoie pour rigoler :)
Bon, j'essaye de me dépatouiller avec le tutoiement/vouvoiement, dites moi ce que vous en pensez. Pour le coup, je me suis dit que ça pouvait rendre bien, avec cette histoire de maire et toute ça, mais je n'ai pas tellement d'avis extérieur donc l'espace commentaire est à vous :)

Suggested Listening:
Back to You - WILD
Heart of a Mother - Satoshi Takebe
Home - Jack Savoretti
Reminiscence - Satoshi Takebe
Thoughts - Michael Schulte

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top