Chapitre 36: Hidden Burrows (terriers cachés)


Résumé:
Javert traque Thénardier ; Valjean invite Javert rue Plumet.

" Un ami est quelqu'un qui vous donne la liberté totale d'être vous-même - et surtout de ressentir, ou de ne pas ressentir. Tout ce que vous ressentez à un moment donné lui convient. C'est cela le véritable amour : laisser une personne être ce qu'elle est vraiment. "
-Jim Morrison

***

C'était mercredi, et Javert était à la chasse.

En fait, il traquait Thénardier depuis le procès, mais il n'avait pas encore eu de résultat.

Il ne pouvait pas mentionner le chantage à ses collègues, pour deux raisons : la première étant que ce n'était pas vraiment illégal, la seconde, que cela impliquerait que Marius savait à l'avance que son beau-père était un récidiviste recherché, et qu'il l'avait consciemment hébergé sous son toit - ce qui aurait valu au garçon un tas d'ennuis judiciaires, malgré le pardon de Valjean. Et ce n'est pas quelque chose que l'on souhaite, surtout quand on est avocat.

Cependant, cette question ne soulèvait guère de difficultés dans la poursuite du coupable, car Thénardier était déjà en fuite de la justice. L'incident de la maison Gorbeau, un an et demi plus tôt, lui avait valu une condamnation à mort, qu'il n'avait évitée que par une évasion. Thénardier avait essayé de tirer sur Javert, un officier de police, et cela seul aurait valu la peine capitale, mais en plus il y avait de multiples autres délits à prendre en compte, dont l'extorsion et la résistance à l'arrestation. Ses liens avec Patron-Minette ne faisaient que l'accabler davantage.

Dans ces conditions, il n'avait pas été difficile pour Javert d'obtenir une autorisation spéciale du commissaire de l'Hôtel-de-Ville[1] pour qu'il se concentre sur cette enquête particulière, d'autant plus qu'il avait été celui qui avait appréhendé Thénardier auparavant.

Marius avait également été d'une certaine aide à cet égard, ayant donné à Javert, le soir de la réception, une liste de tout ce qu'il savait sur l'homme.

Comme Javert s'y attendait, l'adresse que Thénardier avait utilisée pour correspondre avec le garçon était fausse. Mais la liste de ses alias était toujours utile, tout comme les descriptions de ses déguisements.

Pourtant, Javert avait arpenté tous les caniveaux et les ruelles du quartier et n'avait encore rien vu ni entendu de l'homme. Selon toute vraisemblance, étant donné son récent échec avec le chantage, et le verdict du procès, il s'était temporairement caché. Et, selon toute vraisemblance, il s'était terré quelque part avec sa fille, qui avait purgé sa peine aux Madelonettes, mais avait récemment rompu sa liberté conditionnelle.

Pourquoi aurait-elle rompu sa liberté conditionnelle ? Parce qu'elle avait quelque chose à cacher, bien sûr. Et ce quelque chose était, presque certainement, son père. Javert soupçonnait que tous deux étaient encore en ville - comme pour Rome, tous les chemins de France, pour les criminels, mènent à Paris - mais personne ne savait où.

En tout cas, ils n'étaient certainement pas de retour à la maison Gorbeau. Javert s'était renseigné auprès de la propriétaire de la maison et avait obtenu exactement le nombre d'informations qu'il pensait pouvoir glaner, c'est-à-dire rien du tout.

La famille Thénardier avait été autrefois plus importante, il le savait. Mais la femme était morte en prison, et la fille aînée - comme Javert l'avait vu lui-même sur l'allée Mondetour - avait été abattue pendant la rébellion.

Leur ancienne logeuse avait mentionné qu'il y avait aussi un fils, Gavroche, qui passait à la maison de temps en temps pour rendre visite, bien qu'apparemment ses parents l'aient abandonné. En entendant le nom de l'enfant, Javert avait revu le gamin qui l'avait reconnu et qui avait exigé son mousquet après qu'il ait été ligoté. Javert avait souri intérieurement à ce moment-là, parce que le pistolet n'était pas chargé et que le gamin ne l'avait pas remarqué.

Peut être à cause de cela, ou d'autre chose, le garçon avait finalement trouvé la mort.

En demandant l'âge et la description de cet enfant non désiré des Thénardier, les soupçons de Javert s'etaient confirmés. Le frère et la soeur avaient partagé le même sort.

À sa connaissance, il ne restait que la fille cadette et le père, et il pensait qu'il pouvait les reconnaître à vue. Il avait déjà donné leur description à plusieurs informateurs dans la ville. Mais ce n'était pas une certitude. Le couple devait être déguisé d'une manière ou d'une autre. Cheveux, vêtements, accents - même la forme du visage pouvait être changée, pour peu que l'on sache se servir d'un kit de grimage. Il était difficile de savoir exactement ce qu'il devait chercher. Et il doutait que ces deux-là prennent le risque d'être vus ensemble en public ; plus probablement, ils se séparaient et ne sortaient que la nuit.

Il avait enquêté une fois de plus auprès de l'ancien employeur de la fille, un certain M. Lavoie. La quarantaine modeste, la barbe fournie, il tenait une petite imprimerie. L'homme n'avait toujours pas de nouvelles d'elle ; elle avait simplement cessé de venir travailler un jour, et lorsqu'il s'était finalement renseigné à son adresse, la croyant malade, il avait constaté qu'elle avait disparu.

Javert avait, au milieu de la conversation, fait quelque remarque désinvolte sur son frère, et Lavoie avait sursauté. Apparemment, le gamin avait été son apprenti pendant environ trois mois à un moment donné, et c'était probablement pour cela qu'Azelma avait cherché l'imprimerie. L'homme ne connaissait pas le sort du garçon, et lorsque Javert le lui avait apprit, il avait sombrer dans la mélancolie. N'ayant plus rien à gagner, Javert était parti.

L'idée que Thénardier soit encore en liberté dans la ville le contrariait, mais Javert gardait la certitude qu'il aurait vent de lui tôt ou tard. Tout se résumait à un jeu d'attente, et quand il s'agissait du jeu du chat et de la souris, Javert était un homme très patient.

***

Vendredi, Javert reçut une lettre. Rien d'extraordinaire, aucune marque sur l'enveloppe. Elle avait probablement été déposée à la main.

A l'intérieur, on pouvait lire, simplement,

"Rue Plumet ? "

Et cela suffisait.

***

Dimanche après-midi, à trois heures, Javert se tenait devant la porte de la Rue Plumet n°55, regardant à travers les barreaux de fer, envahis par les vignes, le jardin à l'intérieur.

Un peu plus loin, il pouvait voir Valjean. Ses manches étaient retroussées jusqu'au coude, et il était agenouillé dans l'herbe, le visage tourné vers le sol, inconscient de son visiteur. Un chapeau à larges bords de paille tressée lui faisait de l'ombre. Il inspectait soigneusement les petites plantes, en déracinant quelques-unes ici et là, d'un air pensif.

La lumière du soleil filtrait à travers les arbres et brillait d'un éclat doré sur son dos et sur la verdure qui l'entourait. De temps en temps, un oiseau criait depuis les branches au-dessus, ou un insecte passait paresseusement.

Javert se contentait de regarder, sans faire connaître sa présence. Cela lui procurait un étrange sentiment de paix, de voir l'homme si absorbé par son travail, si détendu. Personne ne le poursuivant, aucune menace de prison ou de mort. Juste une âme douce à l'aise dans son élément, entourée par la nature. Inoffensif. Bienveillant. Heureux.

Javert se sentit satisfait de cela. Il ressentit ... quelque chose d'autre aussi, mais il ne pouvait pas être sûr de ce que c'était exactement, à part une sorte de nostalgie.

Peut-être était-ce le chapeau, ou peut-être était-ce le comportement de Valjean, mais cela lui rappelait Madeleine - la façon dont l'homme avait l'habitude de s'arrêter pour donner des conseils agricoles aux ouvriers. Suspendre des fleurs d'orviot pour éloigner les charançons. Saupoudrer les sols des greniers de sel pour les protéger de la gale. Débarrassez les champs de maïs de la queue de renard avec telle ou telle solution. Mettre un cochon de Barbarie dans les garennes.

Combien de fois avait-il été frustré, dans ses demandes de renseignements sur l'homme, alors qu'il n'obtenait que de telles histoires ! "Il a sauvé ma récolte de blé", et "Je n'ai plus de problème avec les limaces grâce à lui". Ou encore qu'il avait tissé pour un enfant une poupée en fibre de coco ou en grain séché.[2] Pour ces raisons, tout le monde avait toujours supposé qu'il avait été impliqué dans l'horticulture à un moment donné de sa jeunesse. Ils n'avaient pas tout à fait tort.

Et pourtant, après des décennies, il conservait ces attributs, ces petites bizarreries.

Cet homme était vraiment un paysan dans l'âme, pensa Javert.

Il aurait pu rester là pendant des heures sans se faire remarquer, observant placidement une scène placide, mais Valjean dût sentir le regard de quelqu'un sur lui, enfin, car il leva les yeux.

"Oh ! Javert. Je ne t'attendais pas si tôt."

"Je peux revenir plus tard si tu ve..."

"Non, non", ria-t-il. "C'est juste que je, ah ..." Il leva ses mains couvertes de saleté. "J'ai besoin de me laver."

"Oh."

"Entre, quand même."

Avec un grincement des charnières rouillées, Javert poussa la porte ouverte et se glissa à l'intérieur.

Valjean balaya les débris de ses genoux et se leva, essayant en vain de s'essuyer les mains avec un chiffon déjà souillé. "J'arrachais les mauvaises herbes", expliqua-t-il. "La plupart des plantes, je les laisse faire ce qu'elles veulent, mais certaines ne peuvent pas être conservées. Les arbres qui poussent à côté des fondations, tu vois. Ce genre de choses. Il y avait aussi beaucoup de branches mortes à tailler. Elles feront du bon bois d'allumage dans un mois ou deux."

"Je n'arrive pas à croire que tu aies vraiment fait de l'entretien dans cet endroit", remarqua Javert. Il croisa les bras, levant un sourcil devant l'enchevêtrement de feuillage autour d'eux. "Il n'en a certainement pas l'air."

Valjean laissa échapper un léger rire. "C'est vrai. Mais il y a une raison pour laquelle je l'ai gardé sauvage."

"Et quelle est-elle?"

"Ça cachait la maison aux yeux de tous."

Le sous-entendu derrière ces mots mit un moment à atteindre le cerveau de Javert. "Ah. Un lapin qui couvre son terrier pour tenir le renard à distance. Je vois."

"Quelque chose comme ça. Et Cosette l'aimait plutôt de cette façon."

"Mm."

"Récemment, cependant, j'ai pensé à le soigner un peu," pensa Valjean, en regardant les branches au-dessus. "Plus besoin de l'utiliser comme couverture, désormais. Et qui sait, on pourrait finir par vendre l'endroit un jour. Personne n'y vit actuellement. Ce serait du gaspillage de la laisser vide."

"J'ai entendu dire que cette maison avait appartenu à un juge en chef du Parlement", poursuivit-il après un moment. "Qu'il l'avait construite pour une de ses maîtresses. On dit que c'était le plus magnifique des jardins d'agrément. Il a poussé et est tombé en ruine bien sûr, et il était sauvage bien avant que je n'arrive ici. Mais... dernièrement, j'ai envisagé d'essayer de restaurer au moins un peu de sa gloire passée. Mettre des plantes avec moins de feuilles et plus de fleurs. Séparer à nouveau les parterres." Il se retourna pour regarder l'homme. "Qu'est-ce que tu en penses ?"

Javert se moqua. "Ce que j'en pense ? Comme si j'avais le moindre sens pour ce genre de chose."

Valjean lui lança un sourire en coin. "Tu n'as pas besoin de connaître le jardinage pour avoir des opinions sur le sujet."

"Eh bien..." Il mit une main sur sa bouche, scrutant la flore. "C'est un peu ... négligé."

L'homme laissa échapper un rire à ce sujet. "Dis moi quelque chose de moins évident."

"Tu devrais couper les ronces. Aucun jardin qui se respecte ne devrait en avoir. Les fougères, aussi."

"Et ?"

"Et..." Son regard se promena vers le haut. "Les vignes n'ont pas leur place dans les arbres."

"Oui, je parie que tu as raison. Je pense que j'en ai fini pour aujourd'hui, cependant," dit-il en s'essuyant le front. Il avait vraiment l'air essoufflé. "J'ai juste besoin de puiser un peu plus d'eau. Veux-tu m'accompagner ?"

Javert haussa les épaules.

Au lieu de se diriger vers le portail, comme il s'y attendait, Valjean retourna vers la maison.

"Attends, où vas-tu ?" demanda Javert.

"Au puits de la rue de Babylone, bien sûr."

"Mais c'est..." Javert resta stupéfait, un doigt pointant faiblement dans la direction du portail menant à la rue Plumet, par lequel, de toute évidence, Valjean devrait sortir. De là, il devait soit prendre à droite la rue de Brodeurs, soit à gauche la rue de Monsieur, afin d'atteindre la rue Babylone, qui se trouvait juste derrière la rue Plumet.

Cependant, l'homme se contenta de le regarder. Lentement, un sourire malicieux se dessina aux coins de sa bouche. "Tu vas voir."

Perplexe, Javert le suivit, longeant la maison dans l'espace entre son mur et la clôture. Il ne s'agissait pas d'un vrai chemin, mais d'une végétation clairsemée et d'un creux qui s'était creusé dans le sol à force d'être utilisé. Un sentier de désir.

Ils se retrouvèrent à l'arrière de la maison, dans une petite cour pavée de pierres brunes et soigneusement balayée. Contre la clôture postérieure, qui était en vieux bois et couverte de lierre, se trouvait un petit bâtiment d'une pièce, comme une maison de domestique. La loge d'un portier, supposa Javert. Il n'eut guère le temps de s'interroger avant que Valjean ne traverse la cour.

L'homme plongea sa main dans sa chemise et en retira un trousseau de clés qui était accroché à son cou, dissimulé sous ses vêtements. Il chercha dedans jusqu'à l'une d'elles en particulier, et l'enfonça dans, apparemment, rien d'autre qu'une touffe de lierre.

Et puis avec un clic , à la stupéfaction de Javert, une porte s'ouvrit, et soudain il y eut une ouverture dans la clôture. Il resta un moment à s'en émerveiller, pris par surprise, en partie parce que le lierre avait tout si parfaitement envahi qu'il avait semblé recouvrir la clôture d'un manteau impénétrable. Cependant, les plants avaient, apparemment, été soigneusement cultivés pour ne pas franchir la fente entre la porte et la clôture, tout en restant si complets qu'on ne pouvait pas remarquer qu'il y avait une porte. Ses feuilles s'emboîtaient parfaitement de chaque côté, comme les pièces d'un puzzle, et lorsque la porte était fermée, elles semblaient former une croissance sans faille.

Valjean comprit l'expression de son visage, laissa échapper un gloussement silencieux et, en souriant, lui fit un clin d'œil. Puis il ramassa la perche de bois et les seaux à poignée de corde à côté de la petite loge du portier et les mit en équilibre sur une épaule.

Javert le suivit à travers la porte.

C'était un chemin étroit qu'ils empruntaient, non pavé, et situé entre de hauts murs et des clôtures de tous matériaux différents. Un couloir secret. Le regard de Javert allait dans tous les sens. "Je... Où diable... ?" Il se tenait sur la pointe des pieds, essayant de regarder par-dessus les murs, mais ils étaient trop hauts, et les propriétés au-delà étaient juste en dehors de son champ de vision. "Qu'est-ce que c'est ?"

"Je te l'avais dit", dit Valjean, rayonnant d'humour, "cet endroit a été construit pour la maîtresse de quelqu'un. L'homme devait avoir un moyen d'aller et venir sans être vu."

"Donc, alors..."

"D'après ce que je sais, il a acheté toutes les propriétés adjacentes, a construit un chemin entre leurs murs de séparation, puis les a revendues comme des parcelles séparées. Un homme descend la rue de Babylone, il entre par une porte quelque part, il disparaît. On ne le voit nulle part près de l'adresse de sa maîtresse. La boîte aux lettres près de la porte par laquelle il entre n'est pas affiliée à cette maison, ni à aucune maison de Babylone." Il laissa échapper un rire. "Pour être honnête, nous n'avons même jamais utilisé la porte d'entrée."

"Alors, le jardin et la maison de la rue Plumet..."

"Personne ne sait que j'y ai vécu", dit-il fièrement.

"Eh bien! Pas étonnant que je n'aie jamais eu vent de toi, planqué dans un endroit pareil !" s'exclama Javert, ne parvenant pas à dissimuler la frustration dans sa voix.

"Et c'est précisément pourquoi je l'ai choisi."

      "Tu me vexes", marmonna-t-il, à moitié sérieux.

Valjean laissa seulement échapper un autre rire. "Allons, si tu m'avais attrapé à l'époque, nous n'aurions pas tout cela."

"Non", soupira Javert, "Je suppose que non."

"Et tu pourrais très bien être mort", ajouta Valjean d'un air pensif.

"Quand même !"

"Tu détestes vraiment être dérouté, n'est-ce pas ?"

"Je suis censé applaudir ton intelligence ?"

"Peut-être."

Lorsqu'ils atteignirent enfin l'autre porte, Javert estima qu'ils avaient dû passer devant sept ou huit maisons différentes sur un seul côté du chemin.

Juste à l'entrée du chemin, il y avait un petit surplomb, avec un petit banc et un treillis d'un côté, et une boîte postale clouée au mur. Valjean s'arrêta pour soulever son couvercle, et en retira une poignée de lettres avec une certaine surprise sur le visage. "Ah, j'ai vraiment été absent pendant un certain temps", dit-il. Après les avoir parcourues d'un regard égaré et désintéressé, il les rangea dans sa ceinture et continua dans la rue.

"J'aurais pu en prendre un pour toi", marmonna Javert alors qu'ils rentraient, Valjean portant les seaux grâce à la perche.

"C'est absurde. Je fais ça tout le temps."

"Et donc  ?"

"Et donc."

"Vieille tête de mule."

Valjean souffla du nez d'un air amusé. "Je n'y peux rien."

"C'est vrai", se dit Javert. "Tu es un provincial, après tout."

"Oh, nous savons tous les deux que j'ai quitté cette vie il y a bien longtemps", soupira-t-il. "- que je le veuille ou non. J'ai juste l'habitude de faire les choses par moi-même."

"C'est une question de fierté, alors."

"Javert", rit-il.

"Oh, regardez-moi !" se moqua Javert, changeant l'intonation de sa voix et levant les mains, "Je suis Jean le Cric, et je fais tout tout seul tout le temps parce que je suis incapable d'accepter l'aide des autres !".

"Javert !"

"Quoi ? C'est vrai."

"Javert."

Ils avaient atteint la cour.

Valjean posa les seaux et déverrouilla la porte de la loge du portier. Alors qu'il récupérait une serviette fraîche, Javert jeta un coup d'œil à l'intérieur.

C'était un endroit minuscule, une pièce, sans place pour grand chose. Un lit, quelques chaises en osier, une petite table. Une cheminée. La seule décoration était un tapis, et un crucifix en bois accroché au mur. Un endroit pour dormir, à son avis, et guère plus.

"Bon dieu, ne me dis pas que tu as réellement vécu ici", marmonna-t-il. "Dans cette vieille cabane délabrée."

"Et qu'est-ce qui ne va pas avec elle, exactement ?"

"Ce qui ne va pas, c'est que tu as une maison en parfait état à dix pas de là et pourtant tu t'es isolé comme un chien dans la cour. Non seulement ça, mais pour l'amour de Dieu, mon appartement fait au moins deux fois la taille de cet endroit, sans compter la cuisine !"

"L'espace n'a vraiment aucune importance pour moi", soupira l'homme.

"Ecoutes, c'est ta servante qui aurait dû vivre ici, pas toi. Je n'arrive pas à croire que tu sois allé jusqu'à te séparer de ta fille, même lorsque vous viviez à la même adresse. Je sais que c'est pour ça que tu l'as fait, par humilité. Je sais que ce n'était pas pour la paix et le calme. N'essaie pas de me dire le contraire."

"J'ai acheté la maison pour elle, pas pour moi", se défendit Valjean, tout en arborant un air coupable.

"Cette espèce de martyre que tu t'imposes est ridicule, j'espère que tu le sais", s'exclama-t-il en levant une main. "Autant te flageller, tant que tu y es".

C'était une remarque négligente, et il ne se rendit compte de ce qu'il avait dit que lorsqu'il vit les épaules de Valjean se crisper.

"Je ne vais pas aussi loin, Javert."

Redoutant le choix de ses mots, mais ne voulant pas insister, Javert tâtonna un instant pour trouver une réponse, ses yeux se détournant. "Quand même. Je suis content que tes enfants te forcent à sortir de ta coquille," dit-il. "Je ne peux pas être là pour le faire tout le temps."

À son grand soulagement, il vit un peu d'humour dans l'attitude de l'homme.

"Non, mais ça pourrait être bien."

Le visage de Javert devint blanc pendant une seconde. Il sourit, croisa ses bras et s'appuya contre le cadre de la porte. "Tu te lasserais vite de moi, je t'assure."

"Oh, je n'en sais rien." L'homme lui lança un sourire en coin à son tour. "Donne-moi un moment avant d'entrer", lui dit-il alors qu'ils quittaient le pavillon. "Je dois, ah, ranger un peu le jardin."

"Qu'est-ce qui n'a pas besoin d'être rangé, dans ce jardin?"

Valjean rit.

***

Javert s'assit sur un banc voisin et regarda l'homme ramasser les branches qu'il avait taillées et les mauvaises herbes qu'il avait arrachées, et les jeter respectivement dans un tas de bois et un tas de compost. Il rangea les outils de jardinage un par un. Il regarda l'homme s'agenouiller et s'essuyer le visage, laver la saleté de ses mains et de ses bras. Et, comme toujours, avec ce regard songeur, ce regard vaguement perdu et pensif. Il avait tous les airs d'un prêtre faisant ses ablutions.

Quand Valjean eut fini, il prit le seau et arrosa les plantes.

Il dût remarquer que l'homme le fixait, parce qu'il se tourna vers lui avec une expression préoccupée. "Qu'est-ce qu'il y a?" demanda-t-il.

Un froncement se dessina au bord des lèvres de Javert qui détourna le regard. "Rien. C'est juste que..."

J'avais tellement peur que ce ne soit qu'un rêve. Que tu ne voies jamais cela, qu'ils te volent le souffle de tes poumons, et la vue de tes yeux, et qu'ils te privent de ce monde.

Il repensa au tourment qu'il avait enduré, ne sachant pas si Valjean allait vivre ou mourir. Ne sachant pas s'il avait l'autorité pour le sauver. Cela avait été un enfer. Et si cela n'avait pas été le résultat, s'ils avaient condamné Valjean à mort...

C'était une si belle chose qui était arrivée, mais il ne pouvait s'empêcher de penser à ces "et si", même s'ils ne s'étaient jamais réalisés. Et il était toujours en lambeaux, oscillant entre ce qui aurait pu être et ce qui était - déchiré entre l'effroi et le soulagement.

Il pouvait encore le ressentir . Voir Valjean dans cette cellule. Voir les visions de lames de guillotine et de sang. Il pouvait encore ressentir cette terreur qui avait envahi son âme. Il en rêvait même, parfois.

Voir cela maintenant, le voir dans ce jardin, libre et heureux - il en était si reconnaissant, et si soulagé, et pourtant cela faisait ressurgir le souvenir de ces terribles possibilités. Cela lui rappelait à quel point ils avaient été proches de tout perdre. De combien il avait été proche de ne rien faire du tout.

Bon Dieu, qu'il ai même envisagé cela ! Qu'il ait presque laissé l'homme à son sort, résigné à son impuissance, sans jamais savoir ce qui s'était passé à Arras. Cette pensée le rendait malade, et chaque fois qu'il voyait Valjean heureux, il se souvenait de ce qu'il avait failli lui arriver. Et puis, de ce qui avait failli arriver de toute façon, malgré son choix final.

Il se sentait si faible, dans ces moments-là. Un rouage dans une machine, facilement remplaçable.

"S'ils ne t'avaient pas pardonné," dit-il finalement, "je ne sais pas ce que j'aurais fait."

Valjean l'étudia attentivement, les sourcils froncés. Il s'approcha et s'assit à côté de lui. Il avait un regard amical dans les yeux.

Javert détourna son regard de lui, fixant plutôt l'herbe.

Une minute ou deux s'écoulèrent de cette façon.

"Dis ce que tu penses, tu te sentiras mieux", conseilla Valjean, la voix douce.

Javert était perdu dans ses pensées. Il se mordait les lèvres. "Je ne pense pas que tu comprennes à quel point j'étais désespéré", dit-il finalement. "J'avais peut-être l'air calme et posé au tribunal, loin de ce qui se passait, mais à l'intérieur, j'étais terrifié. C'était comme cette nuit-là, la première fois. À la rivière. Seulement à ce moment là, je comprenais le monde, et je savais ce qui devait être fait, mais je ne savais pas si j'avais assez d'influence pour le faire."

"S'ils t'avaient condamné, et montré qu'ils étaient incapables de changer, comme je l'avais cru autrefois, alors ç'aurait été un rejet de moi-même aussi. Tu m'as montré la vérité des choses, et s'ils niaient cette vérité, alors il n'y avait aucun moyen pour moi de continuer à servir. Cela n'aurait tout simplement plus été possible pour moi, sachant ce que je savais. Sachant qu'ils pouvaient faire une telle chose à toi, et à d'autres comme toi."

"J'avais l'habitude de penser que la sévérité et l'inflexibilité étaient des marqueurs de grandeur, de force - des normes à respecter. J'avais l'habitude de penser qu'il était juste que la Justice soit aveugle. Mais maintenant, je sais mieux. J'ai vu ce qu'il y avait au-delà. Et s'il n'y avait eu aucun moyen d'enlever le voile de leurs yeux, j'aurais démissionné. Sur le champ."

"Si je n'avais pas pu les convaincre, s'ils avaient décidé de t'exécuter, je..." Il hésita. "Le jour où ils auraient pris ta vie aurait été le jour où ils auraient pris la mienne aussi. Je leur ai dit ça au tribunal. Je ne sais pas si tu t'en souviens. J'ai dit 'vous pouvez aussi bien me fusiller sur le champ.' Et ils ont probablement pensé que je disais ça pour l'effet, mais vraiment, j'étais sérieux. Vivre dans un monde où rien ne pouvait être changé, où la bonté n'était pas reconnue, et où les gens mouraient en vain sans espoir de compréhension, ou d'un avenir meilleur... A quoi cela aurait-il servi ?"

Valjean le fixait, la peur dans les yeux. "Tu, tu aurais vraiment... ?"

"Oui." Les yeux de Javert se détournèrent, sans se concentrer. "Et cette fois, tu n'aurais pas été là pour m'arrêter."

Valjean resta silencieux pendant un moment, la bouche à moitié ouverte. Ses sourcils se fronçèrent, sa voix trembla. "Mais jeter ta vie comme ça, juste par ce que je..." Il s'interrompit, trop effrayé par l'image que ses mots dépeignaient pour continuer, semblait-il.

Javert laissa échapper une raillerie angoissée. "Jean Valjean, tu es le plus grand hypocrite du monde. Tu recules à l'idée que quelqu'un puisse donner sa vie pour toi, alors que tu as toi-même fait la même chose pour un vieil homme que tu n'avais jamais rencontré."

Valjean était sur le point de dire quelque chose, mais cela l'arrêta net. Il ferma sa bouche, se retirant. "Mais c'était moi", chuchota-t-il, "et tu es toi."

"Et alors ?"

"Je ne comprends pas... ce que j'ai pu faire pour mériter une telle dévotion."

Javert se retourna pour le regarder.

Quelle confusion, quelle peur dans les yeux de cet homme !

"Tu ne peux vraiment pas te voir, n'est-ce pas ?" murmura-t-il pensivement.

Valjean ne fit que se crisper sous son regard.

Javert secoua la tête. "Tu m'as dit un jour que tu me suivrais jusqu'aux portes de l'enfer, rappela-t-il. "N'as-tu jamais pensé que je pourrais faire la même chose pour toi ?"

Il lui fallut un moment pour répondre. "Je ne vois pas pourquoi tu le devrais."

"Alors tu es aveugle."

L'homme eut un sursaut. Ses joues rougirent, sa gorge se noua. Il détourna le visage, se tordant fébrilement les mains. "Je... Tu..."

Les frissons qui parcouraient les larges épaules de Valjean troublaient Javert. Il voulait les arrêter, relâcher ces muscles crispés et faire disparaître la tension de son visage. Une douleur lui tiraillait les tripes, lui disait de faire quelque chose, mais il ne savait pas quoi. Ses lèvres bourdonnaient, le bout de ses doigts le démangeait.

Il tendit la main et la posa sur celle de Valjean.

L'homme resta immobile.

Javert l'étudia. "Tu ne pensais vraiment pas que je me lèverais pour toi", réalisa-t-il à haute voix.

Lentement, Valjean secoua la tête.

"Tu es un imbécile", murmura Javert.

Une singulière moquerie, à moitié sincère, s'échappa de sa bouche. "Eh bien", dit Valjean en serrant la main de Javert, "il y a de pires choses à être".

***

"Comment se passe ton travail ?"

Valjean venait de faire du thé, et le portait dans le salon, où Javert était assis à une petite table près de la fenêtre.

"Cela pourrait être mieux", admit l'homme en prenant la tasse dans sa main tendue. "Il y a quelques détails que j'aimerais beaucoup régler. Certaines choses qui pèsent sur mon esprit. Et... ce serait bien si je n'avais pas à faire face aux doutes persistants que tu as instillés dans ma tête."

Valjean cligna des yeux. "Je te demande pardon ?"

Soupirant, Javert se passa une main dans les cheveux. "Non pas que ce soit ta faute, exactement, mais tu as quand même..." Au lieu de s'expliquer davantage, il se resservit un peu de thé et se fourra un biscuit dans la bouche, fixant la fenêtre d'un air frustré pendant qu'il mâchait.

Valjean s'assit et prit une gorgée de thé à son tour, un sourcil levé alors qu'il attendait que l'homme revienne vers lui.

Finalement, Javert laissa échapper une bouffée d'air. "Je suis sûr que c'était plus facile pour toi de passer des jugements, quand il n'y avait personne autour de toi qui avait un rang supérieur au tiens".

Valjean dût prendre un moment pour comprendre ce qu'il voulait dire par là. "Tu as peur de faire une erreur, c'est ça ? Et de subir les conséquences de ta hiérarchie?"

"C'est..." L'homme se frotta les tempes et ferma les yeux en fronçant les sourcils. "Ce n'est pas cela , exactement. Bien sûr que je m'inquiète de ce que pensent mes supérieurs. J'ai toujours hésité sur ce point. Mais ce n'est pas vraiment le problème. Je sais que si je suis la procédure, si je suis mes vieux instincts, cela ne suscitera que peu de critiques. La loi, et mes supérieurs, le jugeraient bon. Cependant, il est évident que mes vieux instincts n'étaient... pas toujours bien réglés. Et évidemment, il y a des moments où la loi n'est pas adéquate."

"J'avais l'habitude de suivre la procédure à la lettre, d'obéir à chaque ordre sans poser de questions, parce que j'avais une foi inébranlable dans le système judiciaire." Il y avait une note de désespoir dans sa voix. "Mais tu as brisé cette foi, et maintenant... je me retrouve à m'interroger. Je sais ce que la loi me dit de faire, et la plupart du temps- la plupart du temps je suis sûr que c'est juste, mais il y a d'autres fois où je..." il posa son front dans sa main. "Comment puis-je savoir avec certitude la justice de mes actions, quand les autorités que je sers ne sont pas sans faille ? Comment puis-je savoir si ce que je fais est vraiment pour le mieux, si j'aide vraiment les gens ?"

Valjean se pencha de l'autre côté de la table et tendit la main. "Mais Javert, tu fais tellement de bien dans ce monde ! Ton travail est nécessaire. La loi n'est peut-être pas parfaite tout le temps, mais, dans l'ensemble, elle est formidablement bénéfique. Par exemple, l'année dernière, tu as arrêté le gang de Patron-Minette. Penses à combien de personnes cela a rendu justice, combien d'innocents ont été épargnés de leur cruauté ! Si tu n'étais pas arrivé à ce moment-là, je ne sais pas ce qui me serait arrivé !".

Javert leva les yeux vers lui, les sourcils froncés. "Quoi ?"

Valjean se figea, une tension nerveuse dans les tripes en réalisant ce qu'il venait de dire. "Oh. J'avais oublié. Tu ne savais pas."

"Que... que dis-tu ?"

L'homme serra les dents avec un air coupable.

Les yeux de Javert s'élargirent. "Toi ?" dit-il, plus pour lui-même qu'autre chose, " Tu étais le philanthrope qu'ils comptaient extorquer ?"

"Oui ! Et regarde, cette marque ici..." Il releva sa manche, révélant la vilaine brûlure sur son avant-bras. "Ils avaient l'intention d'utiliser un tisonnier chaud sur moi, si je ne voulais pas coopérer avec eux - et donc, sans ton intervention, les choses auraient pu être bien pires." Une expression d'excuse traversa son visage. "Je serais resté pour te remercier, s'il n'y avait pas de risque que tu me reconnaisses."

Javert le regarda d'un air incrédule. Il mit sa tête dans sa main. "Je ne peux pas croire ..."

"Je sais", dit Valjean en riant. "On dirait que notre destin est de se croiser sans cesse."

"C'est ridicule."

Valjean prit sa tasse de thé avec un sourire en coin. "Ça l'est."

"Dis-moi," grogna Javert, "combien d'autres fois cela s'est-il produit à mon insu ?"

"Hm. Eh bien, laisse-moi réfléchir." Il se frotta la barbe d'un air pensif. "Non, non ; je pense que c'était la seule fois où tu n'étais pas au courant de... Oh. Ah, oui," dit-il, en levant les yeux sur le côté et en faisant une grimace, "il y a eu... cette fois là."

"Il y a eu quoi ?"

"Cette nuit-là à Montreuil-sur-Mer, après que tu m'aies conduit à la prison. Quand tu as couru dans l'escalier jusqu'à ma chambre..."

"Je le savais !" s'écria en frappant du poing sur la table et en faisant trembler les couverts, "Je savais que tu étais là !". Mais attends, ça veut dire..." Il se pris la tête dans les mains, un regard incrédule dans les yeux. "Elle m'a menti ?" Il leva son visage vers Valjean d'un air accusateur. "Tu as fait en sorte qu'une nonne me mente ?"

L'homme se recula dans son siège avec un sourire mal à l'aise. " Je n'ai pas fait en sorte qu'elle te mente ; je ne le lui ai même pas demandé. Elle l'a fait de son propre chef !"

"Mais c'était Sœur Simplice ! Elle n'a jamais dit un mensonge de sa vie !"

"Eh bien..." Ses yeux dérivèrent vers le plafond. "Je suis sûr que sa loyauté sera récompensée au paradis."

Javert le fixa avec ce visage étrangement dur d'incrédulité dont lui seul semblait capable. Il baissa la tête une fois de plus en signe de défaite rageuse.

"Je ne peux pas croire qu'une nonne m'ait menti."

"Si tu étais si sûr que j'étais là, pourquoi n'as-tu pas inspecté la pièce de plus près ?"

"Parce que je... !" Les mots semblaient se coincer dans sa gorge. Il baissa le ton. "Parce que c'était une nonne."

Valjean étudia son expression désespérée. "Ah."

Après une brève pause, Javert leva les yeux vers lui. "Mais que diable faisais-tu là-bas pour commencer ? Ta première pensée après t'être évadé de prison est de retourner chez toi, de rester dans la ville même où tu as été arrêté ? La ville où tu occupait un poste de magistrat, et où tu étais donc reconnaissable par tous les citoyens et les hommes de loi ?"

"Je devais y retourner, tu vois. Je devais récupérer les affaires que je pouvais."

"Récup... ?"

"Les chandeliers de l'évêque, et le billet de Fantine me léguant la garde de Cosette, entre autres choses."

"Tu as risqué ta peau pour deux chandeliers et une lettre ?"

"Dit comme ça, ça semble stupide, mais oui. Ils ... signifiaient beaucoup pour moi. J'en avais besoin. Et après, j'ai récupéré la fortune que j'avais accumulée. Je l'ai retirée chez M. Laffitte à Paris - la nouvelle de mon infamie n'était pas encore parvenue là-bas. Je voulais être sûr que l'argent serait utilisé à bon escient - avant qu'il ne soit saisi par l'État et dépensé à Dieu sait quoi. Et puis, j'avais besoin de quelque chose, d'une assurance pour l'avenir. Je l'ai enterré dans les bois de Montfermeil, six cent trente mille francs en tout..."

L'homme faillit s'étouffer avec son thé. "Six cent trente mille ? Pardieu, tu es riche !"

"Pas aussi riche que je l'ai été, je t'assure. La plus grande partie de ma fortune, je l'ai dépensée en cours de route, pour financer les écoles et l'hôpital, et l'allouer aux pauvres et aux infirmes. Oh ! Et une autre chose pour laquelle j'ai dû retourner là-bas, c'était pour payer les frais d'enterrement de Fantine. Cette pauvre femme. J'aurais aimé être là pour l'enterrement, mais..."

"Six cent trente mille francs ? Tu as... ?" Javert ne semblait pas pouvoir reprendre le contrôle de ses traits, ses mots restant coincés dans sa gorge.

"Je sais, je sais ; j'aurais dû en donner plus aux pauvres que je ne l'ai fait", admit Valjean avec regret. "Mais si je dépensais autant d'argent en charité, alors que moi-même je vivais toujours avec si peu, cela serait devenu très suspect. Je ne pouvais pas me permettre de me rendre plus voyant. Dieu sait que tu m'as déjà traqué une fois à cause de cela, et que je ne t'ai échappé que de justesse. Pourtant, je me sens toujours coupable. Tout ce temps avec Cosette, et tout ce que j'ai payé sur mes propriétés, et je n'en ai utilisé que quarante-cinq ou quarante-six mille."

La bouche de Javert s'ouvrait et se fermait silencieusement, formant peut-être des chiffres ; il semblait essayer de calculer cela. "Tu veux dire qu'après toutes ces années tu as réussi à conserver cinq cent quatre-vingt-quatre mille francs ?".

"Eh bien ..." Valjean devint un peu rouge. "Oui. Mais vois-tu, c'est à Cosette qu'ils appartiennent en réalité ; c'est elle qui devrait profiter de cette ville qui a fait du tort à sa mère, pas moi."

"Cosette ! Elle a déjà épousé un riche ! Les Gillenormand sont une des familles les plus riches de Paris, et il ne reste que quelques membres à ce nom ! Elle sera comblée d'argent. Quel besoin a-t-elle du tien ?"

"Ah, mais..." Son visage se décomposa, se colora. "Nous deux, nous sommes nés au plus bas de l'échelle. Nous n'avons pas une classe décente, ou le nom d'une bonne famille. J'ai pensé qu'au moins avec l'argent, son statut pourrait être digne de..."

"Statut" ! Tu crois qu'ils se soucient de ça ? As-tu vu ces deux-là ? Ils seraient heureux avec rien, ils sont tellement amoureux l'un de l'autre ! Il est tombé amoureux de ta fille sans savoir qu'elle avait de l'argent, donc cela n'a jamais été un problème au départ. Et puis, même elle ne savait pas que son père avait une fortune - tu n'en as jamais beaucoup dépensé, si l'on en croit cette maison ", dit-il en faisant des gestes autour de lui et en roulant des yeux.

"J'avais deux autres appartements !" protesta Valjean.

"Et ils étaient encore plus petits et plus simples que cette maison, n'est-ce pas ! Et je sais très bien que si tu les avais, c'était dans le seul but de t'enfuir si tu étais découvert. Pourquoi crois-tu qu'elle aura besoin d'argent si elle a déjà grandi sans et a pourtant trouvé le bonheur ?"

Valjean cligna des yeux. Il se rassit sur son siège, immobile, pensif. "Je n'avais pas songé à cela", dit-il enfin. "Mais, plus elle en a, mieux c'est, non ? Il n'y a rien de mal à avoir une surabondance d'argent."

"Il y en a quand il reste là sans être touché !" riposta Javert. "Près de six cent mille francs, mon dieu ! Penses à ce qui pourrait être fait avec ça !"

"Eh bien, qu'est-ce que tu suggères d'en faire, alors ?"

Javert murmura quelque chose dans son soufflere qui ressemblait suspicieusement à "Tu es un idiot". Il ne leva pas les yeux vers lui.

Valjean contempla l'état dans lequel se trouvait l'inspecteur : recroquevillé, la tête dans sa main, les yeux papillonnant pour ne rien fixer, marmonnant à lui-même de façon incohérente.

"Tu sembles être excessivement troublé par tout cela", dit-il. "T'ai-je offensé d'une manière ou d'une autre ?"

L'homme ne répondit pas.

"Javert, as-tu... besoin d'argent..."

" Je n'ai pas besoin de ta foutue charité ! "

Le ton et le volume de sa voix firent presque tomber Valjean de sa chaise. Il le regarda, légèrement effaré.

"Javert," recommenca-t-il prudemment, "tu..."

"Je ne suis pas celui que tu dois aider, vieux fou", marmonna l'homme. "Tu n'as pas besoin de te préoccuper de moi. Je pensais seulement que..."

"Que quoi, Javert ?"

Il poussa un soupir exaspéré, son habituel air renfrogné revenant. Il sembla vouloir dire quelque chose, mais s'en abstînt. "Ce n'est rien. Ne t'en fais pas."

"C'est sûrement quelque chose. Tu es troublé par ce que j'ai dit, pourquoi ne pas..."

"Laisse tomber ", lui grogna-t-il en retour. "Nous parlerons de cela plus tard." Puis il se leva de son siège et lissa sa tenue, avalant sans cérémonie le reste de son thé. "Je me barre."

"Tu pars ?"

"J'ai un rapport à rédiger."

Valjean se redressa sur sa chaise, gêné, un peu blessé. "Oh, je vois." Comme Javert se dirigeait vers la porte, il ajouta : "Ah- Attends ; Javert, le prix du taxi..."

L'homme tourna vers lui un regard bleu qui aurait pu geler l'enfer.

Avec un sursaut, Valjean inclina sa tête vers lui. Inquiet, il regarda l'homme s'éloigner avec un étonnement grandissant.

"À plus tard", l'entendit-il dire sèchement.

***

[1] L'arrondissement de l'Hôtel-de-Ville est le 3e plus petit des 20 arrondissements (quartiers administratifs) de Paris. Il comprend la partie orientale de l'île de la Cité, toute l'île Saint-Louis, et une partie de la rive droite de la Seine, qui se trouve dans les Marias. C'est le quartier d'affectation de Javert parce qu'il vit au milieu de celui-ci, bien que ses affectations l'amènent souvent ailleurs dans la ville.

[2] Il se peut que ce soit une compétence qu'il ait acquise en prison plutôt qu'à Faverolles. Les prisonniers fabriquaient souvent de petits objets artisanaux en fibre de noix de coco (coir) ou en paille et les vendaient aux touristes. Les prisons, tout comme les morgues et autres curiosités morbides, étaient souvent considérées comme des spectacles à l'époque, et attiraient donc les foules.

Notes:

master-of-the-lackadaisical make a hilarious comic for this chapter:
https://autumngracy.tumblr.com/post/172839401070/currently-rereading-a-reflection-of-starlight-by

(Cette personne a fait un comic hilarant à partir de ce chapitre)

Suggested Listening:

First Love - Joe Hisaishi
Katy's Tune - Kila
Signal Flag - Satoshi Takebe

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