Chapitre 34: Release (Libération)
Résumé:
Valjean se délecte de sa liberté ; Marius décide d'organiser une soirée en son nom.
" Le silence fait les vraies conversations entre amis. Ce n'est pas le fait de dire, mais le fait de ne jamais avoir besoin de dire qui compte. "
-Margaret Lee Runbeck
***
Deux semaines passèrent.
Valjean vivait chaque jour comme dans un rêve éveillé.
Cosette et lui avait repris le travail dans le jardin.
Marius et elle le couvraient d'affection, et s'assuraient que tous ses besoins étaient satisfaits. Ils ne cessaient de s'enquérir de son bien-être, de savoir s'il aimerait ceci ou cela.
Mlle Gillenormand, qui avait été jusqu'alors indifférente à son égard, se mit soudain à faire des efforts pour le fréquenter.
Son père, qui avait été auparavant aimable, lui vouait maintenant une véritable admiration. Plusieurs fois, il essaya d'amener Valjean à s'étendre sur ses vies antérieures autour d'un verre de vin ou d'un whisky. Il était bien décidé à essayer de lui apprendre à jouer au whist, mais Valjean n'était pas bon aux cartes et n'en avait guère envie.
Il fallait qu'il prenne du recul par rapport à tout cela. Pendant toutes les années où il avait vécu dans une relative solitude, Valjean n'était pas habitué à une telle attention. Souvent il s'échappait dans le jardin, ou dans ses livres. Il continuait à s'oublier - et, lorsqu'il se rappelait sa liberté retrouvée, il éprouvait à nouveau un sentiment d'incrédulité.
Et les nuits, quand la lune était dans le ciel, il regardait les étoiles, pensait à Javert, et tremblait.
***
Il recommençait les premières lignes de la lettre encore et encore dans sa tête, insatisfait à chaque fois, ne sachant pas comment s'exprimer. Valjean avait ouvert la bouteille d'encre depuis au moins cinq minutes, et n'avait pas encore écrit un seul mot. Sa plume planait au-dessus du papier, hésitante, sèche.
"Inspecteur, j'espère que cette missive vous trouvera en bonne santé. Si vous pouviez peut-être envisager..."
Il secoua la tête.
"Javert, je ne peux te dire combien je..."
"Je n'ai pas eu l'occasion de vous montrer ma gratitude pour ce que vous..."
Valjean laissa échapper un soupir. Il ferma les yeux.
Combien de fois avait-il écrit, ou pensé à écrire à cet homme auparavant ? Mais soudain, il avait oublié comment.
Pourquoi cette inquiétude ? Il avait toujours eu un peu d'appréhension à lui écrire des correspondances, mais là...
Il se mit la tête dans les mains.
Y avait-il seulement des mots assez grands pour décrire l'émotion qu'il ressentait ?
Il se frotta le visage et regarda fixement par la fenêtre.
"Javert, j'aimerais beaucoup que vous..."
Ce qu'il souhaitait vraiment dire était "Je veux te revoir." Ce qu'il ressentait était moins une envie qu'un besoin. Mais il n'arrivait pas à le dire. Il n'était pas sûr de pouvoir faire cela. Cela semblait vaguement inapproprié. Bien qu'il ne sache pas vraiment pourquoi. Peut-être était-ce simplement une chose trop forte pour être révélée au grand jour.
Javert était par nature stoïque, et Valjean se doutait qu'un tel débordement d'émotion ne servirait à rien d'autre qu'à mettre l'homme mal à l'aise.
Il plissa les yeux, prit une inspiration et la relâcha lentement.
Puis il plongea sa plume dans l'encrier et se mit au travail.
***
Javert fronça les sourcils en regardant le morceau de papier qu'il tenait.
"Javert," pouvait-on lire, "Tout d'abord, je dois admettre que je ne sais pas trop quoi dire. Pardonnez-moi. Je ne trouve pas les mots pour exprimer mes sentiments sur ce qui s'est passé, je me trouve un peu dépassé. Un peu bouche bée, si vous voulez.
Quoi qu'il en soit, si je vous écris maintenant, c'est parce que Cosette et Marius - et même leur grand-père (cet homme a toujours plus d'énergie que moi à son âge) - ont prévu d'organiser une soirée à l'occasion du verdict du procès, et ils aimeraient beaucoup que vous y assistiez. Je sais que j'aimerais bien. Franchement, d'une certaine manière, c'est vous qu'ils célèbrent.
Je comprendrai si vous trouvez que ce n'est pas à votre goût, bien que ce ne soit pas censé être quelque chose de particulièrement extravagant. M. Gillenormand a invité quelques-uns de ses amis ; je pense que certains des collègues de Marius du cabinet d'avocats seront là aussi. En tout cas, il ne s'agit pas d'un événement important ou somptueux.
Malgré cela, même moi je me sens mal à l'aide à l'idée d'y assister. Je dois avouer que ce genre de choses n'est pas vraiment mon fort. Je vais probablement rester assis dans un silence gêné, ne sachant pas quoi faire de moi-même, pendant que les autres parleront.
Mais peut-être pourrions-nous nous asseoir ensemble dans un silence gêné ?
Nous n'avons pas eu l'occasion de parler depuis ce jour-là, et j'ai beaucoup de choses à vous dire, si jamais je trouve les mots.
Et... j'aimerais beaucoup vous revoir. Si vous le permettez.
Elle aura lieu dans la maison (la mienne?) des Gillenormand le vendredi 28. Marius demande à tout le monde de venir à six heures ; le dîner suivra.
J'espère que vous pourrez y assister.
Bien à vous, avec une éternelle reconnaissance,
Jean Valjean
Post Script : C'est la première fois que j'écris mon nom depuis des décennies, le croyez-vous ? Je ne peux m'empêcher de m'étonner un peu de la liberté que cela procure."
Les yeux de Javert se promenèrent sur l'écriture pendant un moment, mélancoliques. Il passa son pouce sur la signature de l'homme avant de plier la lettre et de la ranger dans la poche intérieure de son pardessus.
***
Valjean s'arrêta net à sa vue.
Javert se tenait sur le pas de la porte, observant l'assemblée avec un mélange de vigilance et d'humilité. Il enleva son chapeau et le tint à son côté.
L'homme portait une chemise à volants et un gilet à double boutonnage en damas de soie gris, portant un joli motif floral. Le tout était surmonté de son habituel queue-de-pie bleu foncé, assorti à son pantalon. Il semblait aussi à Valjean que les bottes de l'homme avaient été cirées, et que ses favoris étaient légèrement plus taillées qu'à l'habitude.
Sa cravate noire avait été repassée et soigneusement ornée d'une petite épingle d'argent en forme de fine croix étoilée avec une perle bleue en son centre. Pour Valjean, cela ressemblait vaguement à l'étoile de Bethléem, bien qu'il ne soit pas tout à fait sûr que ce soit le cas.
Les cheveux de l'homme, toujours aussi soigneusement brossés, étaient attachés en arrière en une simple queue de cheval qui était sa norme, mais retenus par un nœud en satin bleu, dont les extrémités descendaient le long de sa nuque. Il était très probablement composé du même ruban qu'il avait emprunté une fois dans la chambre de Toussaint à la rue Plumet.
Revêtu de cet accoutrement, Javert ressemblait beaucoup plus à un participant à une soirée qu'à quelqu'un employé pour la garder - bien qu'il se tienne debout et surveille comme un garde, et Valjean se demanda s'il avait jamais été autre chose qu'un garde lors de tels événements.
Javert, il s'en rendit compte, le dévisageait également, et avec un sursaut Valjean réalisa sa propre impertinence.
Javert s'humidifia les lèvres et détourna le regard, mal à l'aise. "Il se trouve que je ne possède pas beaucoup de vêtements, et je n'ai pas l'habitude d'assister à ce genre d'événement, alors ... j'espère que cette tenue est suffisante ."
"Suffisante !" fit-il écho. " Parbleu ; elle est plus que suffisante. Non, Javert, vous êtes..." Il s'interrompit, incertain de ce qu'il s'apprêtait à dire. Il cligna des yeux, s'éclaircit la gorge. "Vous êtes très bien."
L'homme baissa les yeux sur son gilet, tirant sur le tissu avec une curiosité apathique. "Vraiment ?"
Valjean ne savait pas si Javert s'adressait à lui ou à lui-même. "Vous l'êtes."
"Mm." Les yeux de l'homme détaillèrent sa tenue de haut en bas. "Vous n'êtes pas mal non plus. Monsieur."
Les sourcils de Valjean se levèrent. Il se souvint avec un sursaut de l'uniforme de la Garde Nationale qu'il portait, et ses joues rougirent de chaleur. "Ce n'était, ah, pas mon idée de porter ça. J'ai dit à Cosette que ce serait tout à fait inapproprié, vu les circonstances, mais..."
"Mais ?"
Il baissa son regard vers le sol avec un air dépité. "Elle a caché tous mes autres vêtements."
Javert le fixa d'un regard vide pendant une seconde avant d'essayer d'étouffer quelque chose entre une raillerie et un sifflement, ses dents apparaissant en un rictus immonde. "Vous avez élevé un tison."
"Je ne sais pas d'où elle tient ça", dit-il.
"Oh ! Bien sûr. C'est un vrai mystère, ça."
"Qu'est-ce que ça veut dire ?"
"Rien."
Valjean fronça les sourcils en le regardant.
Ils restèrent silencieux un moment.
"Cela vous va bien, pourtant", marmonna Javert, en jetant un coup d'œil au cadre de la porte comme s'il contenait quelque chose de particulièrement intéressant pour lui. "Vous avez l'air ... respectable."
Valjean rit un peu. "Merci. Mais, pour être honnête, je ne suis même pas sûr d'être encore censé le porter. Je m'attends à ce qu'ils me jettent dehors d'un jour à l'autre."
"Ce serait leur erreur. Ils perdraient un homme bon. Quoique..." Il pencha la tête vers lui, avec la plus petite trace d'un sourire en coin sur les lèvres. "Vous n'avez jamais été du genre à suivre les ordres."
"Je ne peux pas le nier, je le crains."
Le rictus de Javert s'accentua. Puis il disparut une fois de plus dans le masque solennel qui était son expression habituelle. "Avais-je raison, l'autre jour?" demanda-t-il.
"Eh ? À propos de quoi ?"
"Vous n'avez jamais reçu d'ordre cette nuit-là."
"De la Garde ? Non. Enfin, oui et non. Ils ont bien envoyé une convocation à la boîte de la rue Plumet, mais il n'y avait personne pour l'ouvrir. La première chose que j'ai su du conflit, c'est que Toussaint parlait de combats dans les rues."
"C'est un soulagement", soupira-t-il. "Je détesterais penser que vous leur avez volontairement désobéi."
Valjean fronça les sourcils, en conflit. "Oui, mais...même si je les avais reçues... ouvrir le feu sur une bande d'enfants .... Je ne sais pas si je..."
"Alors c'est une bonne chose que vous n'ayez pas été mis dans une position qui nécessitait cette décision".
Il inclina la tête. "En effet. Je n'ai jamais eu à tirer sur un homme, et j'espère ne jamais avoir à le faire."
"Je vais boire à cela."
Valjean lui lança un faible sourire.
"Alors", grogna Javert, se balançant d'avant en arrière sur le talon de ses bottes, "Comment vous en sortez-vous ? Depuis le jugement."
"Ah- et bien, considérant l'alternative..." Il se frotta la nuque. "Je vais très bien, merci. Si vous n'aviez pas été là, je..." Il poussa un soupir. "Vous connaissez la loi."
Ils restèrent dans un silence gêné pendant un moment.
"Je m'excuse pour mon comportement étrange la dernière fois que nous nous sommes rencontrés", marmonna Valjean. "J'étais à moitié fou à ce moment-là, d'abord par peur de ce qui semblait inévitable, puis par incrédulité. Mes pensées étaient embrouillées ; je n'étais pas moi-même."
"Vous n'avez pas besoin de vous expliquer", lui assura Javert solennellement. "Dieu sait que je ne peux pas comprendre ce que vous avez dû souffrir cette semaine-là."
Valjean baissa la tête. Avec un sourire forcé, il fit un geste de balayage vers l'intérieur de la maison. "Vous n'entrez pas ?"
"Oh. Je suppose que je garde votre porte ouverte."
Cette fois, le sourire de Valjean était authentique. "Cosette et Marius seront heureux de vous voir. Et, vraiment, je suis... je suis très heureux que vous soyez venu."
"Eh bien. Je vous ai promis de venir vous voir, n'est-ce pas ? Et je ne suis rien si ce n'est un homme de parole."
***
Marius et Cosette étaient en effet très heureux de voir l'inspecteur. Vêtus de leurs plus beaux habits, ils lui offrirent gratitude et hospitalité. Cosette, pour sa part, et au grand dam de Valjean, lui reprocha de s'être " enfui " le soir du procès sans les laisser le remercier comme ils le devaient. Mais son mécontentement fut vite oublié au milieu des plaisirs du moment, et elle finit par s'éclipser pour que Marius puisse la présenter à certains de ses collègues.
À plusieurs reprises, Valjean essaya d'entamer une conversation avec Javert, mais ils étaient sans cesse interrompus par des invités qui souhaitaient exprimer leur enthousiasme et leur serrer la main. Il y avait des personnes âgées, qui étaient des amis de M. Gillenormand, et des jeunes, qui étaient des amis de Marius, et puis des personnes d'âge moyen, qui pouvaient être des connaissances de l'un d'eux, ou peut-être de Mlle Gillenormand - honnêtement, Valjean n'en avait aucune idée, et il avait trop peur de demander.
"Félicitations, monsieur, je suis si heureux pour vous ! dit un jeune homme. "Votre affaire va certainement susciter de nombreux débats dans le monde judiciaire. Il s'agit d'un précédent important ! Je vous souhaite de profiter pleinement de votre liberté."
"M-merci beaucoup", répondit Valjean alors que le jeune homme lui serrait la main avec zèle. Il cligna bêtement des yeux alors que l'homme s'éloignait. "Je n'ai absolument aucune idée de qui c'était".
Javert émit un grognement. "Je trouve plutôt amusant que vous sembliez être une aberration dans votre propre célébration."
"Je pense que ce genre de chose est plus adapté à la jeune génération", remarqua Valjean d'un air penaud.
"Oh, je n'en suis pas si sûr. Regardez Gillenormand," dit-il avec un geste de la main, "il a l'air de s'amuser."
Gillenormand était, à ce moment précis, en train de menacer un des avocats avec sa canne en réponse à un débat politique animé.
"Il est dans son élément", dit Valjean. "J'ai entendu dire qu'il était un peu un fêtard insouciant dans sa jeunesse."
"Je n'en doute pas une seconde."
***
Les choses continuèrent de cette façon pendant un certain temps avec l'arrivée des invités. Les gens continuaient à s'approcher d'eux et à les féliciter, ou à faire des remarques sur leurs actions, et cela mettait Valjean et Javert dans une position plutôt délicate. Ils ne pouvaient faire autrement que de remercier, de tenter des plaisanteries et une conversation polie.
Les serveurs flottaient sur le sol pour distribuer des boissons et des hors-d'oeuvres, que tout le monde s'empressait de consommer.
Enfin, il sembla que la plupart des invités soient arrivés, et Marius, qui était l'hôte de l'événement, fit signe à l'orchestre.
Le petit groupe de musiciens qu'ils avaient engagé pour l'événement commença à jouer et, premier à danser, il entraîna Cosette sur la piste, la faisant tournoyer et la conduisant avec grâce. Avec des cascades de violon et de clavecin, en écho à Boccherini, ils se regardaient avec des yeux pudiques et adorateurs, comme si le monde s'était écroulé sous eux, et qu'ils étaient seuls dans la pièce.
Valjean et Javert regardaient cela de loin, en sirotant du champagne.
Lorsque la danse fut terminée, le mari s'inclina et la femme fit la révérence, sous un tonnerre d'applaudissements.
Valjean applaudit le plus fort, le visage rempli d'adoration.
Puis la piste fut ouverte à tout le monde, et l'orchestre joua un air plus rapide et plus joyeux.
Finalement, le regard de Valjean se détourna des invités vers Javert, la curiosité prenant le dessus. "Je suppose que vous ne dansez pas."
L'homme se tourna vers lui, levant un sourcil interrogatif tout en fronçant l'autre. "Non", répondit-il sèchement, d'un ton qui suggérait qu'il n'était pas tout à fait sûr de ce qu'il répondait.
"Ah." Valjean se frotta la nuque. "Moi non plus. Je n'ai jamais appris."
"Cela explique pourquoi vous vous teniez toujours dans un coin dans les réceptions à Montreuil."
Il cligna des yeux. "Vous y alliez ?"
"Oh, j'étais payé pour ça."
"Je vois", dit Valjean en esquissant un sourire. "Pour maintenir la paix, je suppose ?"
"Garde un jour, garde toujours", déclara Javert sans ambages, en levant le menton.
"Mm. Bien. Je pense que personne n'a besoin de ce service ce soir. Et, puisque nous n'avons rien à faire pendant l'heure qui vient, voulez-vous... m'accompagner dans le jardin ?"
"Maintenant que j'en ai fini d'être accosté par tous les avocats et vieux bourgeois de Paris, oui."
***
Ils marchèrent un moment parmi les fleurs et les arbres en silence avant de s'asseoir, comme s'il s'agissait d'un accord tacite, sur un muret de pierres autour d'un des plus grands parterres, avec de grandes haies soigneusement taillées dans leur dos.
C'était assez loin pour qu'ils ne puissent plus entendre la musique de la soirée. Les violoncelles furent remplacés par des grillons.
"Ah", souffla Valjean en respirant l'air de l'été, "J'aurais aimé passer un peu de temps seul avec vous avant toute cette, euh..." Il fait un geste dédaigneux vers l'élégante maison derrière eux.
"Frivolité ?" proposa Javert.
Valjean réprima une moquerie. "Frivolité, oui. Tout cela est un peu trop ostentatoire à mon goût. Et cela ne nous offre pas le loisir de l'intimité." Il laissa échapper un soupir. "Je n'ai toujours pas eu l'occasion de vraiment parler avec vous de tout ce qui s'est passé."
"Eh bien, parle, alors. Nous sommes seuls maintenant." L'homme fixait le sol, la tête légèrement inclinée.
Valjean ouvrit la bouche, mais ne pouvait rien dire. Il y avait trop de choses. De simples mots ne pourraient jamais exprimer l'étendue de ses sentiments. Il voulait tendre la main, l'entourer de ses bras et l'embrasser, mais il lui semblait qu'il y avait encore un fossé invisible entre eux.
Osait-il toucher l'homme ? Était-ce mal qu'il souhaite faire cela ? Inapproprié ? Il ne le savait pas.
"Je..." Il se racla la gorge. "Je ne sais pas vraiment comment..." Il s'arrêta et jeta un coup d'œil à Javert, puis un autre, puis un autre encore, et ses yeux tombèrent sur la main de l'homme, posée sur le mur juste à côté de lui.
Lentement, avec hésitation, il tendit la main et la posa sur celle de l'homme.
Javert eut un petit sursaut. Il leva les yeux vers lui.
Le visage de Valjean devint chaud. Il la détourna rapidement dans une autre direction. Mais sa main resta sur celle de Javert, et Javert ne se soustrayait pas à son contact. Valjean se demandait à quoi ressemblait l'expression de l'homme, à quoi il pensait, mais il ne pouvait se résoudre à se retourner.
Il ferma les yeux. Il serra la main de Javert, croisant ses doigts autour des siens.
Après un moment, la main se serra en retour.
Les yeux de Valjean s'écarquillerent. Puis se refermèrent, soulagés, comblés.
Ils restèrent assis en silence pendant un certain temps, respirant le doux parfum des roses et de l'herbe mouillée, n'osant pas parler, de peur de mettre fin à ce moment, ou de le déprécier d'une manière ou d'une autre.
Finalement, c'est Javert qui rompit le silence. "Je comprends", dit-il doucement, en retirant sa main et en joignant ses mains entre ses jambes.
Valjean leva les yeux vers les rosiers, leurs fleurs roses à moitié ouvertes dans le soleil couchant. "Tu comprends ?"
"Je pense que oui."
Valjean fronça les sourcils. "Je ne suis pas sûr que tu en seras jamais capable, complètement. Mais que j'espère que tu le sera. Il n'est pas en mon pouvoir d'exprimer l'immense gratitude que je ressens pour ce que tu as fait." Il s'écarta légèrement, s'affalant, les coudes posés sur ses genoux, se tordant les mains. "Les choses que tu as dites sur moi, je ne pensais pas que quelqu'un puisse jamais..." Il secoua la tête, son expression se crispant, frustré contre lui-même de son manque de clarté. "Je ne m'attendais pas à entendre ce genre de choses de personne , et encore moins de toi."
Son visage s'effondra. Il baissa la tête. "Quand ils m'ont emmené, c'est comme si tout s'écroulait autour de moi. Je ne sais pas comment le dire. J'ai perdu mes sens. Je me suis engourdi." Sa voix devint à peine plus qu'un murmure. "J'avais envie de mourir. J'aurais préféré mourir. N'importe quoi aurait été mieux que d'avoir à... Ah," il soupira, essuyant une larme à moitié formée de son œil, "tu comprends, peut-être. Tu as sûrement vu ces hommes, dans les galères, ceux qui se sont perdus. Qui avancent avec des yeux ternes, sans voir, sans sentir. Silencieux. Attendant le jour où la mort les réclamera."
"Je suis devenu comme ça. Ce n'était pas la première fois. Mais c'était la pire. À cause de ce que je perdais. Parce que j'avais traversé tout ça avant, et je savais ce qui allait arriver. Je savais l'enfer qui m'attendait. Et j'étais fatigué. Trop fatigué pour me battre encore. Pour m'énerver. Pour m'effondrer. Je suis resté assis là. Je les ai laissés faire ce qu'ils voulaient de moi, et j'ai tout regardé passer comme à travers une vitre. Comme si je n'étais pas vraiment là."
"J'avais abandonné. J'étais déjà devenu un cadavre ambulant, une enveloppe, mort à l'intérieur. Il n'y avait pas d'avenir, pas de lumière. Tout était morne, froid et désolé. J'étais si loin de toute trace d'espoir. Et puis... et puis tu es apparu, et tu t'es tenu devant moi, et tu m'as regardé avec ces yeux, et je..." Il frissonna. "C'est Dieu qui t'a envoyé vers moi", s'exclama-t-il. "Tu viens à moi de la part de Dieu lui-même, et je ne te mérite pas."
Il était parfaitement conscient du silence qui régnait. Combien l'air était calme. Même les grillons avaient cessé de chanter. Ses yeux fermés, tout ce que Valjean pouvait entendre était le son de sa propre respiration. "Je ne te mérite pas", répéta-t-il. "Tu m'as sauvé, tu m'as ramené d'entre les morts. Tu m'as rendu ce que j'avais de plus précieux en ce monde. Tu m'as rendu la vie. Je ne pourrai jamais te le rendre." Il laissa échapper une moquerie lasse. "Tu...tu as gagné ma liberté."
"Non", répondit l'homme. "Tu l'as gagnée toi-même. Tu ne me dois rien. J'ai dit quelques mots devant un tribunal. Et alors ? Je n'ai fait que mon devoir. Protéger le peuple de France. N'est-ce pas ce que tu m'avais dit que je devais faire ? D'ailleurs, dit-il plus doucement, c'est moi qui avais une dette à rembourser."
Valjean risqua un regard sur lui, en relevant son visage.
Ce regard, dans ses yeux ! C'était le même regard qu'il lui avait lancé au tribunal.
Valjean trembla, profondément touché par la sincérité de l'homme. Deux fois déjà, il avait eu le bonheur de recevoir un regard aussi bienveillant de ces yeux bleus et froids. Un souffle s'échappa de sa gorge dans une sorte de sanglots, et il se détourna une fois de plus de lui tandis que les larmes roulaient sur ses joues. Ce qui sortit de ses lèvres, esquissant un sourire brisé, était quelque chose entre le sanglot et le rire.
Au bout d'un moment, il renifla, essuya ses yeux et afficha un sourire penaud. Il se retourna vers Javert, lui adressant un sourire impuissant et reconnaissant.
L'homme ne put soutenir son regard très longtemps avant de détourner les yeux, fixant les fleurs sans se concentrer et se tordant les mains sur ses genoux.
Valjean l'étudia pendant une seconde. Avec un autre reniflement, dans un éclair de fantaisie, il cueillit l'une des fleurs entrouvertes du rosier à côté de lui. "Tiens", gloussa-t-il d'un ton larmoyant, surtout à cause de sa propre sottise, en passant la main et en la glissant dans la deuxième boutonnière du gilet de Javert, "c'est mieux comme cela".
Javert leva les yeux vers lui, stupide, et cligna des yeux de surprise. Il fixa la fleur rose qui ornait maintenant sa poitrine avec stupéfaction. Se raclant la gorge, il détourna le regard.
Ils restèrent encore silencieux pendant un moment.
"Nous devrions probablement retourner à l'intérieur", admit Valjean. "Ils vont se demander où nous sommes passés."
"Laisse-les ", dit Javert.
Valjean se figea.
"Restons là encore un peu", poursuivit Javert. "L'air est agréable ce soir, et j'en ai assez de répondre aux questions de mille personnes que je ne connais pas. Et puis, ajouta-t-il, tu ne voudrais pas que ta fille te voie dans cet état."
Valjean fit une pause, considérant la chaleur qu'il sentait sur son visage, et l'humidité de ses joues. Il devait être rouge d'avoir pleuré. "Oui, je suppose que tu as raison."
Quelque part dans le lointain, un merle à plastron rouge chanta, sa voix douce dans la lumière mourante. Une brise solitaire fit bruisser les feuilles, puis tout redevint silencieux.
"Je ne savais pas", dit finalement Javert, une ombre tombant sur son visage.
Valjean leva les yeux vers lui, fronçant les sourcils. "Quoi ?"
L'homme pencha la tête, fronçant les sourcils dans une sorte d'auto dépréciation, les yeux fermés. "Ce que tu as fait à Arras. Te révéler pour sauver cet homme. Champmathieu. Je ne le savais pas." Il prit une inspiration, il se crispa . "Dans les journaux, ils disaient... quelque chose de très différent. Ils n'ont jamais mentionné ce que tu as fait. C'était des mensonges purs et simples, ce qui a été publié dans la presse. Mais je n'avais aucune raison de remettre en question tout cela. Tout ce que je savais, c'est que j'avais raison, que ta culpabilité avait été prouvée. Que je devais t'arrêter. Je n'ai pas réfléchi davantage. Je ne voyais pas pourquoi je le devait."
"Ce n'est que lorsque tu as été arrêté il y a quelques semaines, lorsque j'ai demandé à voir tes dossiers, que j'ai pris conscience de la vérité. Il y avait la déposition d'un témoin, d'un des jurés - écrite après l'incident, bien sûr, mais suffisamment proche pour qu'ils se souviennent des mots prononcés, et... Oh, cela n'a pas d'importance. Ce qui importe, c'est que je savais que c'était la vérité."
"Faire ça... C'était si terriblement comme toi. Je me sentais idiot. Un con. Agir comme je l'ai fait cette nuit-là, sans jamais le soupçonner." Il secoua la tête. "Quand j'ai lu ce témoignage, je..." Serrant les dents, il se renfrogna avant de prendre une inspiration et de retrouver son calme. Il se mit la tête dans les mains. "Merde ", jura-t-il. "Je ne pouvais pas croire que tu aurais... que tu aurais..." Il frissonna. "C'était l'agonie, de lire ça."
Valjean le regarda pendant un certain temps avec une sorte d'étonnement. "L'agonie ?" fit-il écho avec perplexité.
"L'agonie", répéta Javert. " Que tu aies jeté ta vie en l'air, pour un étranger pas moins, que tu aies renoncé à tout ce pour quoi tu avais travaillé si dur.... De renoncer à toi-même, de te soumettre sans résistance, de vouloir..." Il grogna, secouant à nouveau violemment la tête. "Bon sang, mon vieux, tu sais ce que tu as fait. L'énormité de la chose. Tu le sais bien mieux que moi. C'était un acte de martyre, et un acte ingrat en plus. Personne ne savait ce que tu avais fait, en dehors de ce tribunal, et même ceux à l'intérieur l'ont vite oublié."
"Ils ont conspiré contre toi, pour se mettre sur un piédestal. Les magistrats... ils ont menti ! Ils ont fait comme si c'était eux qui t'avaient démasqué, comme si tu n'avais fait aucun sacrifice. Comme si tu étais un vulgaire voleur qu'ils avaient traîné enchaîné au tribunal. Et toi..." Sa voix se brisa. "Tu ne t'es même pas plaint. Tu t'es simplement offert à eux, sachant que tu serais abattu. Sachant que c'était la fin de tout. Sachant que les briseurs de conditionnelle étaient exécutés ! Tout ça pour le bien d'un homme que tu ne connaissais même pas."
"Et puis, tu m'as demandé de la pitié, juste un peu d'indulgence, pour pouvoir utiliser ton dernier moment sur cette terre pour sauver encore deux autres âmes malheureuses, et moi... ! J'ai tué cette femme, avec mes mots, et je t'ai privé de cette chance. Je t'ai craché au visage ! Après tout ce que tu avais traversé."
Valjean eut un sursaut.
Les tremblements dans sa voix ...
Javert pleurait-il ?
"J'ai pris plaisir à ta chute. Vraiment. J'en ai profité. J'en ai profité ! Que Dieu me vienne en aide. Je ne savais même pas. Et quand j'ai lu la nouvelle de ta mort dans le journal, je me suis dit : " C'est là le bon écrou", et je n'ai plus accordé une seule pensée à ce sujet. Toutes ces années, j'ai juste été..." Il passa ses mains sur son visage et les laissa là, couvrant ses yeux. "J'ai été si aveugle."
Valjean resta muet. Il y avait tant de choses qu'il voulait dire, qu'il devait dire, et pourtant rien ne franchissait ses lèvres. Les sourcils froncés, il tendit des doigts tremblants et toucha son bras.
Javert s'éloigna de lui d'un coup sec, sa tête se levant avec un regard douloureux et horrifié.
Cela rappela à Valjean la fois où il lui avait tendu la main, à Montreuil, et où l'homme avait reculé. Pardon, Monsieur le Maire, mais cela ne doit pas être. Un maire ne donne pas la main à un mouchard.
Avec un regard de consternation pleine de remords, Valjean retira sa main.
Javert le regardait fixement, les coins de sa bouche tirés vers le bas, son front plissé. "Tu devrais me haïr, tu sais", souffla-t-il finalement. "Tu en as parfaitement le droit. N'importe quel autre homme me détesterait, à ta place."
"Je ne t'ai jamais détesté de ma vie !" S'exclama Valjean.
"Je sais. Mais tu devrais. Je ne suis pas aimé des gens, pour commencer. J'en suis conscient, cela ne me dérange pas. Mais ce que je t'ai fait, la façon dont je t'ai traité... N'importe qui d'autre m'aurait méprisé. Peut-être pas à juste titre, dans le sens où je faisais mon devoir - mais je suis allé bien au-delà de ce que le devoir m'appelait à faire. J'ai été implacable ; j'ai été froid."
"Les autres hommes, les autres criminels, je les traite correctement, avec ordre. Équitablement. Je suis parfaitement disposé à négocier des conditions avec eux pour obtenir un résultat plus pacifique. J'ai de l'expérience dans ce domaine. Je me retire. Je cherche toujours le chemin le moins violent. Mais avec toi... toi, je ne savais pas quoi faire."
"Toutes ces années, toutes ces fois où j'ai senti ton odeur, où je t'ai pourchassé, pour finalement me retrouver perdant, avec rien de plus que ma queue dans la bouche... Je n'aurais pas dû laisser cela m'affecter. Mais c'était le cas. La frustration, les échecs qui auraient pu être évités de justesse, l'humiliation d'avoir été trompé... tout cela m'a fait t'en vouloir. Et quand je t'ai finalement eu dans mes griffes, je n'ai pas agi comme un officier de la loi devrait agir. Je ne t'ai pas accordé la même patience que j'aurais accordée à d'autres."
"J'avais nourri une petite vengeance envers toi dans mon cœur, et cela n'aurait jamais dû se produire. Tu vois comment cela m'a fait agir. J'ai été cruel envers toi sans raison valable. Il est vrai que tu ne m'avais jamais fait de mal, ni voulu me faire du mal, mais tu m'avais vexé avec tes évasions, tes rappels constants du fait que je n'étais jamais assez bon, jamais assez intelligent pour t'attraper."
"Et donc voici comment les choses se sont passées : j'ai été trop insensible à ton égard, et tu vois le malheur que cela a causé. Tu as eu tous les droits de me haïr, et pourtant tu ne l'as jamais fait, et j'ai refusé de reconnaître la signification de cela. N'importe quel autre ruffian ou brigand, ou voleur - s'ils avaient été aussi pacifiques et suppliants que toi, je leur aurais accordé une exception, je les aurais loués comme de bons camarades et leur aurait accordé leurs demandes. J'aurais fait preuve d'un peu de respect."
"C'est ainsi que l'on maintient la paix, tu sais. En encourageant le respect mutuel. Tant d'officiers l'oublient. Moi, je ne l'oublie pas. Mais je l'ai oublié avec toi. Et pourtant, tu m'as tenu en haute estime malgré cela, et tu t'es soumis à moi quand même. C'est une chose admirable en soi, et je ne le remarquais même pas. Je ne le remarquais même pas, et pourtant tu persistais."
"Je n'ai jamais eu de raison valable de t'en vouloir. Tu essayais seulement de survivre, de la manière la plus pacifique possible ; je le comprends maintenant. Mais toi... tu as eu toutes les raisons de m'en vouloir. Je t'ai donné un millier de raisons. A ce jour, je ne comprends pas pourquoi tu m'as sauvé. Pourquoi tu m'as traité avec gentillesse, alors que c'était si injustifié. Aux barricades. À la rivière. Je comprends seulement que c'est une chose que tu ferais. Mais les subtilités, les motivations, ça me dépasse toujours."
"Je comprends que c'était une bonne chose à faire. Une bonne chose. De la pitié. Oui. Je comprends cela. Mais venant de toi, et dirigée contre moi, entre tous..." Il laissa échapper une bouffée d'air et secoua la tête. "Tu es toujours un mystère pour moi, Jean Valjean", dit-il. "Comment peux-tu être si..." Il leva les paumes comme s'il attendait que le bon mot tombe du ciel. "compatissant. Oui, compatissant... quand c'est totalement et complètement non sollicité. Quand cela vient même à ton détriment personnel."
"Tu as toujours été comme ça - depuis Montreuil - et cela me déconcertait, jusqu'à la vexation. Déconcerté, je l'ai été. Dégoûté, presque. Jamais reconnaissant. Je t'ai dit sur les barricades que je préférais mourir plutôt que de te voir me rendre la vie, et je ne sais même pas si je le pensais vraiment. Mais il est grand temps que j'admette ce qui s'est passé et que je mette de côté ma fierté."
Il poussa un soupir. "Je ne me croyais pas orgueilleux, tu sais. Je me croyais aussi humble qu'un prêtre. Mais tu m'as appris quelques trucs sur l'humilité, Jean Valjean. Et je me suis rendu compte que je ne suis peut-être pas aussi humble que je le pensais. Tu as raison, je suis orgueilleux. Il m'est difficile de me l'avouer à moi-même. Je pensais que pour l'être, il fallait avoir une très haute opinion de soi-même. Je vois maintenant que ce n'est pas le cas. Et pendant longtemps, j'ai été dans le déni de beaucoup de choses, mais je pense que maintenant je commence à lâcher prise et à les accepter."
Il prit une grande inspiration et la laissa sortir dans un long, long soupir, se frottant le visage. "Tu dis que tu ne me mérites pas ?" dit-il avec effarement, en regardant les rosiers. "Au contraire. C'est moi qui ne mérite pas ce que tu as fait pour moi." Il ferma les yeux. "Une preuve de gratitude est due depuis longtemps, je le sais très bien. Et je ne suis pas très doué pour cela. Mais ... peut-être que ce qui s'est passé dans cette salle d'audience était un début. "
Valjean le regarda avec de grands yeux, étant resté immobile pendant toute la durée de ce discours, le fixant avec admiration.
L'homme devant lui avait grandi à pas de géant par rapport à celui qu'il avait sorti de la Seine. Valjean ne s'était jamais vraiment attendu à recevoir des remerciements pour ses actes, et certainement pas de la part de Javert. Mais l'homme avait tellement changé en l'espace d'un an. Valjean ne l'avait pas vu souvent, et cela ne lui était pas apparu clairement, mais maintenant, en regardant Javert, en entendant ces mots de sa bouche ... Il était soudain évident à quel point il avait changé en tant que personne.
Valjean fut envahi par une myriade d'émotions en le regardant : surprise, étonnement, fierté, admiration, et un sentiment principal d'affection. Il y avait un serrement nerveux dans ses tripes, et une chaleur floue dans sa peau, sa tête. Ses doigts avaient envie de s'agripper à quelque chose, en regardant ces yeux bleus pâles.
Il avait soudainement envie de... de quoi, exactement ? Il ne le savait pas. D'être plus proche de lui, d'une manière ou d'une autre. Même s'ils étaient assis juste à côté l'un de l'autre. Pour une raison quelconque, les quelques centimètres qui les séparaient lui semblaient des kilomètres.
Son visage brûlait. Son estomac s'agitait. Il s'humidifia les lèvres. "Tu... tu... Ah," pensa-t-il à voix haute, "je ne sais pas quoi dire."
"Alors ne dis rien."
Valjean cligna des yeux, le regardant en silence. "Non," dit-il soudainement, "Je sais quoi dire." Et il se traîna jusqu'à lui sur le banc et l'entoura de ses bras, le serrant étroitement contre sa poitrine et enfouissant sa tête dans son épaule. "Merci", dit-t-il. Le lin blanc du chemisier de Javert était lisse contre son visage. "Merci. Merci."
L'homme se raidit dans son étreinte pendant un moment, sans doute décontenancé. Mais ensuite il se détendit un peu, et ne dit pas un mot de protestation.
Valjean sentit un bras se tendre vers lui et le tapoter lentement, maladroitement, dans le dos. Un petit sourire se dessina sur ses lèvres et il serra l'homme une nouvelle fois.
Un rouge-gorge cria à nouveau au loin, et Valjean se rendit compte que la nuit tombait. Il respirait l'odeur du tissu fraîchement lavé de la chemise de l'homme, et savait qu'il devrait le lâcher maintenant, mais il ne le voulait pas. Il préférait le tenir ainsi un moment de plus. La convention et la modestie, cependant, ne lui permettaient pas cela, et il se força donc à s'éloigner.
"Ah," souffla-t-il, "Nous devrions vraiment rentrer, maintenant. Cosette va s'inquiéter."
"C'est probable."
Pour être honnête, Valjean aurait aimé rester plus longtemps dans le jardin, mais il se trouva soudain embarrassé par ce qu'il voulait, et il se leva donc et s'épousseta quand même, ses cuisses endolories d'être restées si longtemps contre la pierre dure. "Viens, alors", dit-il, "Allons-y".
Avec un grognement et un gémissement douloureux, étirant sa colonne vertébrale et remettant ses vertèbres en place, Javert le suivit.
Alors qu'ils approchaient à nouveau de la maison, une cascade de musique au piano vint à leur rencontre : La Sonate n° 16 en do majeur de Mozart.
S'arrêtant, Javert regarda curieusement à travers les baies vitrées nichées dans la maçonnerie. Ses sourcils se levèrent. "Ta fille ?"
Suivant son regard pour trouver Cosette assise sur le tabouret du piano, avec une foule d'invités autour d'elle, Valjean sourit fièrement. "On lui a appris la musique au couvent. Elle jouait de l'orgue à tuyaux pour la messe."
"Elle est plutôt douée."
"Oui, les nonnes étaient très contentes d'elle."
Javert fronça les sourcils. "Pourquoi as-tu quitté cet endroit ?" demanda-t-il. "Le couvent. Vous y étiez en sécurité. Personne ne serait jamais venu vous chercher. En tout cas, je n'y ai jamais pensé."
Valjean grimaça et haussa les épaules impuissant en regardant sa fille jouer. "Cela n'aurait pas été juste pour elle."
"Que veux-tu dire ?"
"Elle n'avait rien vu du monde. Le couvent était si isolé. C'était paisible, et beau, oui, mais seulement dans la mesure où une grotte ou une caverne peut être belle une fois qu'on s'y trouve piégé. Pour elle, prononcer ses voeux, s'engager dans cette vie, sans en connaître aucune autre, aurait été... Cela aurait été égoïste de ma part. De lui refuser sa liberté, simplement pour le bien de la mienne."
"Et alors, si j'étais en sécurité là-bas ? Elle n'aurait jamais connu toute la gamme des plaisirs que la vie peut offrir, en vivant dans cet endroit. Elle ne serait jamais tombée amoureuse, ne se serait jamais mariée, n'aurait jamais eu la chance d'avoir des enfants et de connaître le bonheur qu'ils apportent. Le couvent serait devenu pour elle comme une autre prison, dont elle ignorait qu'elle était prisonnière. Elle n'aurait pas su ce qu'elle manquait. Mais moi, si. Et j'avais promis de lui donner une vie meilleure. Comment pourrais-je vivre avec la culpabilité de savoir que je lui en ai refusé une si grande partie ?"
Il laissa échapper un ricanement, ajoutant "De plus, les sœurs étaient peut-être bonnes et vertueuses, mais je dois avouer qu'elles étaient toutes plutôt... étranges. Elles dormaient dans des cercueils, pour l'amour de Dieu. Je veux dire, littéralement - pour l'amour de Dieu. C'était étrange."
"Tu dois sûrement plaisanter."
"Pas le moins du monde."
Javert leva les sourcils. "Pardieu ."
"Mm. Donc, même si c'était dangereux, je suis heureux que nous soyons partis, finalement."
Javert avait une expression pensive sur son visage, il regardait toujours Cosette. "Oui. Elle semble ... bien. Je doute qu'elle ait été aussi heureuse en tant que nonne, enfermée dans un couvent toute sa vie." Il leva une paume ouverte, d'un air factuel. "Et puis, bien sûr, je serais mort sur les barricades si tu étais resté là-bas, alors ça a plutôt bien marché pour nous deux, vraiment."
Valjean éclata de rire, et Javert se tourna vers lui avec un sourire en coin, en riant sans bruit.
Valjean lui tapa sur l'arrière de l'épaule, en essayant de se restreindre. "Viens. Rentrons à l'intérieur avant que les insectes ne sortent."
Javert inclina la tête et le suivit.
Personne ne fit de commentaire sur la rose qui était mystérieusement apparue sur son gilet.
***
Notes:
Valjean: *feels romantic attraction for the first time ever in his life* ???
Javert: ?
Valjean : *ressent une attirance amoureuse pour la première fois de sa vie*.
Javert : ?
"No, I do know what to say." — I feel like this is the part where Valjean would have kissed him, but the thing is that Valjean doesn't realize that what he's feeling for him is no longer strictly platonic. He's never experienced romantic love at any prior point in his life, so he has no way to recognize the divide between that and other kinds of affection.
"Non, je sais quoi dire." - J'ai l'impression que c'est le moment où Valjean l'aurait embrassé, mais le fait est que Valjean ne réalise pas que ce qu'il ressent pour lui n'est plus strictement platonique. Il n'a jamais connu l'amour romantique à aucun moment de sa vie, il n'a donc aucun moyen de reconnaître la différence entre ce genre d'affection et les autres.
Funny story: when I was writing this line—
"So," Javert grunted, rocking back and forth on the heel of his boots, "How have you ... been faring? Since the ruling."
"Ah—well, considering the alternative ..." He rubbed the back of his neck.
—I did not even realize it was a guillotine joke but IT WAS A GUILLOTINE JOKE, OMG
Anecdote amusante : quand j'écrivais cette ligne...
"Alors", grogna Javert, se balançant d'avant en arrière sur le talon de ses bottes, "Comment vous en êtes-vous sorti ? Depuis le jugement."
"Ah-bien, considérant l'alternative..." Il se frotta l'arrière de son cou.
...je n'avais pas réaliser que c'était une blague sur la guillotine mais C'ÉTAIT UNE BLAGUE SUR LA GUILLOTINE
IDK where to put this in the text right now but Valjean started growing his beard out again lol
JSP où mettre ça dans le texte, mais Valjean s'est remis à laisser pousser sa barbe, lol.
Notes de la traductrice, parce qu'on a jamais assez de notes:
Valjean est trop mignon, vous ne trouvez pas?
Sinon, j'ai hésitez entre le tutoiement ou le vouvoiement au moment où Javert prononce tout son discours dans le jardin, parce qu'il se sent en quelques sorte inférieur à Valjean, mais je me suis dit que ce serait plus naturel s'il le tutoyait. (Les joies de traduire une histoire de l'anglais :)) bref dites moi ce que vous en pensez.
(Explication pour ceux qui sont un peu perdu dans les alternances de vouvoiement et tutoiement, nos deux hommes se vouvoient en public, pudiques comme ils sont, et ils ne se tutoient que lorsqu'ils sont seuls ou dans une situation qui craint vraiment.)
Suggested Listening:
Any Other Name - Thomas Newman
Op. 5 n. 4 / Sonata for harpsichord and violin - Boccherini
Orchestral Suite #3 In D, BWV 1068: Air - Bach
Piano Sonata No 16 C major - Mozart
Polonia - Christopher Beck
The Most Important Thing - Christopher Beck
Violin Concerto No. 3 Strassburg K. 216; 3rd Movement - Mozart
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