Chapitre 24: Reclamation (Réhabilitation)
Résumé:
Marius emmène Jean Valjean en voyage à Vernon.
" Être pleinement vu par quelqu'un, alors, et être aimé quand même - c'est un cadeau qui peut friser le miracle."
-Elizabeth Gilbert
***
"Père, commença Marius pendant le petit-déjeuner, j'ai pris une décision. Je vous emmène en voyage."
Valjean leva les yeux en sursaut, un œuf à la diable suspendu au bout de sa fourchette.
"Oh, oui !" s'exclama Cosette en tapant dans ses mains. "C'est une idée splendide. Vous apprendrez à mieux vous connaître, comme ça."
"Quoi ?" dit Valjean. "Où ?"
"À Vernon."
"Vernon !" s'exclama-t-il avec surprise. "Mais pourquoi ? C'est à une journée entière d'ici. Qu'y a-t-il là-bas ?"
"Vous comprendrez lorsque nous serons arrivés. C'est une sorte de pèlerinage. Il y a quelqu'un à qui je dois rendre visite."
Cosette laissa échapper un petit cri joyeux. "C'est un mystère, alors ! Comme c'est romantique. Ne sera-ce pas amusant, papa ? Ce sera comme une aventure."
Les yeux bruns de Valjean glissèrent vers elle avec un regard d'incertitude. "Je suppose."
"C'est réglé, alors", dit Marius en croisant les bras et en s'adossant à sa chaise. "Demain. Nous partirons à six heures."
***
Le trajet jusqu'à Vernon dura onze heures en calèche, et encore, car elle s'arrêtait de temps en temps en cours de route pour prendre de nouveaux passagers, ou en laisser descendre d'autres.
Pendant toute la durée du trajet, Marius regarda le paysage défiler par la fenêtre, le menton posé sur sa main et le regard pensif. Il semblait troublé.
À un moment donné, le silence du garçon devient si insupportable que Valjean lui demanda à quoi il pensait.
"J'essaie de composer ce que je dois vous dire", lui répondit Marius.
Ce n'était pas une réponse très satisfaisante, mais elle satisfaisait Valjean dans le sens où elle lui évitait de poser d'autres questions.
Le voyage se poursuivit tranquillement, avec seulement les bavardages occasionnels des autres passagers pour remplir le wagon.
Valjean ne savait pas ce qu'il faisait là, mais on lui avait promis une explication, et comme il était un homme patient, il attendit.
À un moment donné, il s'endormit.
***
Lorsqu'ils débarquèrent enfin, arrivés à destination, les deux hommes étaient convenablement reposés mais avaient grand besoin de se dégourdir les jambes.
Sans guère plus d'explications sur leur destination, Marius se dirigea vers la rue après avoir loué une chambre dans une auberge et y avoir déposé leurs bagages. Valjean le suivait, curieux, un brin agité.
À un moment donné, ils traversèrent un groupe d'étals de marché. Marius s'arrêta pour acheter un bouquet de fleurs à l'un des stands. Il ne donna aucune raison pour son geste et continua son chemin.
À la surprise de Valjean, ils s'approchèrent d'une église. Il commença à se demander à quel point Marius avait été littéral quand il avait évoquer un pèlerinage.
Le garçon contourna le bâtiment par la droite, se dirigeant vers l'autre côté. Valjean traînait quelques mètres derrière. Quand le cimetière apparut, il comprit.
Les fleurs n'avaient pas été achetées pour un vivant. Il s'agissait en fait d'un véritable pèlerinage.
Il suivit Marius avec solennité jusqu'à une tombe particulière, marquée par une croix en bois peinte en noir, incrustée de lettres blanches où l'on pouvait lire "COLONEL BARON PONTMERCY".
Le garçon s'accroupit au pied de la croix et déposa soigneusement le bouquet sur le monticule. Il s'arrêta un instant, pensif, avant de se relever. "Monsieur", dit-il doucement, le regard tourné vers le sol, "Voici mon père".
Valjean inclina la tête vers la tombe en signe de respect, comme on pourrait saluer un gentleman qui passe dans la rue.
Ils restèrent silencieux pendant un moment.
"Je suppose," dit finalement Marius, "que vous vous demandez pourquoi je vous ai amené ici. Eh bien. Je vais vous le dire." Il s'agenouilla, passant un doigt dans l'herbe de manière pesante. "Je n'ai pas toujours été républicain, vous savez", commença-t-il. Sa voix était étouffée, comme s'il ne s'adressait pas entièrement à Valjean. "En fait, pendant la majeure partie de ma vie, j'ai été un royaliste convaincu, comme mon grand-père. C'était l'une des seules choses que nous avions en commun. Je suis conscient maintenant qu'il m'avait en fait préparé à être de cette persuasion. Mais je m'avance un peu."
Il laissa échapper un soupir. "Je n'ai jamais rencontré mon père, monsieur. Il a été absent de ma vie depuis ma petite enfance. On m'a fait croire que c'était un homme aux mœurs douteuses, et que je ne devais pas aspirer à sa compagnie. Que j'étais mieux sans lui. On ne m'a jamais vraiment expliqué les raisons de son absence. La famille parlait le moins possible de lui, et les rares fois où son nom était mentionné, c'était avec dédain. Même si je n'avait jamais rencontré cet homme, je lui en voulais. Dans mon esprit, il devait être un homme insensible, de mauvaise moralité. Je veux dire, quel genre de monstre abandonne son enfant ? À un certain moment, j'ai simplement cessé de penser à lui."
"Puis, un jour, on m'a dit que je devais lui rendre visite. C'était quelque chose que je ne m'attendais pas à entendre, et encore moins à faire. En fait, l'homme était tombé gravement malade et avait demandé à me voir. Plutôt abasourdi, j'ai été envoyé à Vernon pour le rencontrer. Quand je suis arrivé, cependant, j'ai découvert que c'était déjà trop tard. Il était mort, peut-être à peine quelques instants auparavant. Il gisait encore sur le sol, les yeux aveugles. Cela a été un choc pour moi. C'était la première fois que je me souvenais l'avoir vu, et donc mon seul souvenir de lui est celui d'un cadavre. Je lui ai présenté mes respects, comme on le fait pour les morts. J'ai mis de la cravate sur mon chapeau. Mais je ne l'avais jamais connu, et je ne pouvais pas le pleurer, ni trouver de véritable raison de le faire. Par conséquent, il a rapidement disparu de mon esprit."
"Quelque temps plus tard, sur un coup de tête, je suis allé à la messe à Saint-Sulpice, comme je l'avais fait dans ma jeunesse, et je me suis arrêté derrière un pilier, assis sur la chaise à sa base. Un homme s'est approché de moi et m'a dit : "Monsieur, c'est ma place". C'était le gardien de la chapelle. Il s'appelait Mabeuf. Il fut le premier à mourir aux barricades ; Courfeyrac m'a dit qu'il avait été fusillé en levant le drapeau. Je ne sais pas pourquoi il est allé là-bas. Ce n'était pas un homme enclin à se battre. Sa passion était son jardin, et ses livres. Il est mort honorablement."
"Quoi qu'il en soit, je l'ai rencontré pour la toute première fois à la chapelle. Je lui ai demandé pourquoi il avait placé son siège derrière un pilier, alors qu'il aurait pu choisir n'importe quel endroit du sanctuaire pour observer la messe. Il m'a expliqué que cet endroit avait une certaine signification pour lui, car il avait vu un père se cacher derrière ce pilier pendant des années afin de contempler son fils, que le reste de la famille l'empêchait de voir. Pendant une décennie, le père était venu à la messe pour voir son enfant, car c'était la seule façon pour lui de le faire, et il pleurait en silence. Au bout d'un certain temps, Mabeuf et lui sont devenus amis. Il lui demanda quelle était sa situation."
"L'homme admis qu'il était un ancien combattant - dans ce qui était considéré par la plupart comme le mauvais camp - et qu'il avait été dépouillé de son rang et de ses titres par le régime actuel, et qu'on ne lui avait attribué qu'un maigre salaire. Que sa femme était morte prématurément, ne laissant qu'un enfant, qui était sa joie, mais que la famille de la mère avait exigé d'élever elle-même, le revendiquant comme son droit. Cela n'aurait pas été nécessairement une mauvaise chose."
"Cependant, la famille était composée de royalistes très sévères, et ils n'étaient pas d'accord avec ce que le père avait fait pendant la guerre. Ils n'avaient accepté son mariage qu'à contrecœur, et maintenant que sa femme était morte, ils le détestaient ouvertement. Ils le considéraient comme un brigand, un scélérat. Mais la famille était riche, et bien considérée. L'avenir de l'enfant serait plus brillant sous leur responsabilité. Alors le père le leur confia. La seule condition était qu'il ne devait jamais essayer de contacter l'enfant, sinon la famille le renierait et le jetterait à la rue sans le sou."
"Ainsi, bien que cela lui brisât le cœur, le père se plia à ce terrible arrangement afin que son fils puisse devenir heureux et riche, tandis que lui, le père, croupissait dans la pauvreté et l'obscurité. M. Mabeuf m'a dit que cet homme était un colonel sous Bonaparte, et qu'il avait vécu à Vernon. Il avait remarqué le coup d'épée sur sa joue. Il s'appelait "Pont", quelque chose comme ça, m'avait-il dit. Et là, je suis devenu tout pâle. Pontmercy ? J'ai suggéré. Oui, a-t-il répondu, c'était ça."
"Vous voyez, monsieur, c'est ainsi que j'ai appris l'existence de mon père. Mabeuf et moi sommes devenus proches ; nous avons souvent parlé, et il m'a dit tout ce qu'il savait de l'homme. Comment mon père avait si désespérément souhaité me voir, mais ne pouvait pas, de peur de ruiner mon avenir. N'est-ce pas méprisable, monsieur ? Il m'a aimé tendrement toute ma vie, et ils m'ont volé à lui, et l'ont chassé. Ils l'ont fait passer pour quelqu'un d'horrible. Ils m'ont fait croire qu'il ne m'aimait pas du tout. Quand je pense qu'il est mort sans avoir pu me connaître ou me dire à quel point il m'aimait ! Qu'il est mort sans savoir si je savais qui il était, ou ce qu'il avait fait."
Des larmes coulèrent des yeux de Marius. Il pencha la tête et les ferma. "Il n'y a rien que je puisse faire pour le venger", murmura-t-il avec désespoir. "Je ne peux que prier pour qu'il soit capable de me voir maintenant, et de comprendre combien je suis désolé de ce qui lui est arrivé, et combien j'en suis venu à le respecter profondément. Le pauvre homme !" Il étouffa un sanglot et posa son front sur la poutre de la croix de bois. "Mon père..."
Si Jean Valjean avait été dégrisé par la vue du cimetière et de la tombe, il l'était bien plus encore par cette démonstration.
Après un moment, Marius retrouva un peu de son calme et reprit la parole, léchant le sel sur ses lèvres. "Ma famille s'est débarrassée de tout ce qu'il possédait. Sa maison. Ses biens. De tout. Ils ont même vendu son uniforme, et son épée, parce que ça ne signifiait rien pour eux. Ils les ont envoyés au marché, comme de simples bibelots, laids et bon marché. Je n'en savais pas assez pour les préserver. J'ai tout laissé faire, sans broncher."
"Maintenant, je n'ai plus rien de lui. À un moment donné, j'ai eu un bout de papier qu'il m'avait écrit, me léguant le titre de baron, que Napoléon lui avait conféré pour ses exploits. C'était mon bien le plus précieux. Je le gardais dans un petit médaillon autour de mon cou. Mais un jour, mon grand-père l'a découvert et l'a jeté."
Il renifla et essaya de s'éclaircir la gorge. "Après que M. Mabeuf m'ait parlé de mon père, j'ai pris l'initiative de découvrir tout ce que je pouvais sur sa vie et ses exploits dans l'armée. Je n'ai aucune idée du nombre de livres que j'ai empruntés. Des nuits entières passèrent de cette façon. C'était tout ce que je pouvais faire pour lui, vous voyez. Apprendre son passé, et penser à lui avec la révérence et le crédit qu'il méritait. On m'a refusé de le connaître dans la vie, et je ne pouvais donc le connaître que dans la mort. Pendant des semaines, je n'ai fait que lire. J'ai découvert que mon père était un véritable héros. J'en suis venu à vénérer Napoléon, comme il l'avait fait. Pratiquement du jour au lendemain, je suis devenu un Bonapartiste."
"Ma famille ne savait rien de tout cela. J'ai commencé à les mépriser, mais je me suis tu pendant un certain temps. En secret, j'ai fait faire une centaine de cartes portant mon nom et le titre de baron. Je n'avais personne à qui les donner, alors je les gardais dans la poche de mon manteau. Mais un jour, mon grand-père les a découvertes et s'est mis en colère contre moi. Je suis rentré à la maison et je l'ai trouvé en colère. Il m'a jeté les cartes à la figure. Il a insulté mon père et moi, et a fait des remarques que je ne pouvais pas supporter. Je n'avais pas d'autre recours que de laisser mes émotions éclater."
"Nous nous sommes disputés âprement. C'était fini en un instant. Quand il a découvert ma nouvelle dévotion pour mon père et mon changement d'opinion politique, il m'a mis à la porte. Tout simplement, avec un sourire sur le visage. Il m'a désavoué. Juste comme ça." L'ironie et la douleur dans la voix du garçon étaient indubitables. "Comme ils ont tous dit qu'ils le feraient."
"Je suis désolé", réussit à dire Valjean.
Marius hocha seulement la tête pour le remercier. "C'était il y a cinq ans", dit-il. "Il est difficile de croire, même maintenant, que l'un d'entre eux peut vraiment m'aimer, en voyant ce qu'ils ont fait. Toute ma vie, ils étaient si prêts à me chasser à tout moment ! Me jeter comme un déchet si je faisais le moindre signe de devenir autre chose que ce qu'ils voulaient que je sois. L'enfer", marmonna-t-il. "Ils ont peut-être pris soin de moi, mais c'était comme s'ils ne l'avaient fait que parce que j'étais un atout pour eux. Comme s'ils mettaient de côté un capital pour leur avenir, en faisant d'un autre petit royaliste intègre, un avocat respecté, qui un jour irait dans le monde de la politique et leur rapporterait des louanges, du respect et de l'argent."
De nouveau, il secoua la tête, comme pour dissiper leur emprise sur lui. Le soleil couchant accrochait le noir de ses cheveux et le faisait clignoter. "Sans plus discuter, j'ai fait mes valises et je suis parti. J'ai loué un petit appartement dans un vieil immeuble délabré. Je n'avais presque rien. Mon grand-père, dans sa grande bienveillance, m'accordait tous les six mois une allocation de soixante pistoles[1] que je rendais chaque fois sans y toucher. Je vivais dans la pauvreté, ne serait-ce que pour le contrarier. Mes vêtements étaient usés jusqu'à la corde. J'étais presque affamé."
"Pendant ce temps, je me suis fait un certain nombre de nouveaux amis. Ils étaient très impliqués dans la politique. Nous n'étions pas toujours d'accord, mais je me suis laissé séduire par eux tous. Ils étaient si passionnés - il ne leur a pas fallu longtemps pour faire de moi un républicain. J'ai passé de nombreuses soirées heureuses en leur compagnie. Malgré cela, ma situation étant ce qu'elle était, j'étais malheureux. Et puis, monsieur, un jour, j'ai vu votre fille se promener dans les jardins. Sa beauté m'a stupéfié. J'étais sous le charme. Ma misère n'a fait qu'augmenter. Car voyez-vous, je ne pouvais pas me résoudre à l'approcher. Parfois, je pensais l'avoir perdue de vue pour toujours, et que nous ne nous reverrions jamais. Mais alors elle réapparaissait, et attisait les flammes de mon coeur."
"Finalement, j'ai dû me confesser ; j'ai laissé ses lettres sous la pierre de votre banc de jardin. Nous sommes devenus amoureux l'un de l'autre. Nous nous rencontrions souvent, dans le jardin, tard le soir. Je vous présente mes excuses, monsieur ; je sais qu'il est inapproprié que nous l'ayons fait sans votre consentement. Mais je vous assure que le simple fait de la regarder, de s'asseoir à ses côtés, était suffisant. Des heures ont été perdues dans les yeux de l'autre. Je me sentais l'homme le plus chanceux et le plus heureux du monde."
"Puis elle m'a dit que vous deviez partir, et que vous étiez en route pour l'Angleterre, et je ne savais pas quoi faire de moi. Elle ne pouvait pas rester. Je n'avais aucun moyen de la suivre. J'étais anéanti. Le chagrin de la perdre a submergé mes sens. J'aurais préféré mourir que de vivre sans elle. Je lui ai donc écrit mes adieux, et je me suis dirigé vers les barricades pour rejoindre mes amis, me doutant - non, souhaitant même - que j'y serais tué. "
"Mais vous avez intercepté ma lettre. Vous êtes venu et vous m'avez arraché à la mort, et ramené sous la garde de mon grand-père. Apparemment, ils m'ont d'abord cru mort. Les domestiques m'ont dit que le choc de la mort avait provoqué une sorte de dépression chez mon grand-père. Il a avoué son amour pour moi à ce qu'il croyait être mon cadavre. Mais ensuite, j'ai ouvert les yeux."
"Il était si heureux que j'aie survécu qu'il a presque oublié notre querelle. Mais même maintenant, je n'ose pas parler de politique devant lui. Et il me taquine, parfois, et jette du sel dans mes blessures. Savez-vous, monsieur, qu'il m'a demandé un jour si je n'avais pas d'amis intimes, et j'ai répondu : "Courfeyrac, mais il est mort", et il a répondu : "C'est bien". Le garçon frissonna.
"Pourtant, nous essayons de nous entendre maintenant, malgré ces choses. Il a un tempérament fougueux, et parfois je peux le voir s'emporter, mais ensuite il y pense mieux, et réfrène sa colère, et mord sa langue. C'est bien de sa part. Et je sais - au moins maintenant - qu'il m'aime vraiment. Quelque part. Même ainsi, je ne peux pas lui pardonner pour ce qu'il a fait. Ni ma tante. C'était atroce."
Il passa une main dans ses cheveux, une fois, deux fois. Il laissa échapper un soupir, s'essuyant les yeux du revers de la main. "Vous connaissez donc maintenant ma triste histoire, monsieur. Peut-être pouvez-vous déjà deviner pourquoi je vous ai raconté tout cela. Je vais quand même m'expliquer."
"Sans que je le sache, mon père a été éloigné de moi à cause de suppositions erronées et de rancunes mesquines. Ma famille craignait que ses actes n'entachent leur vie parfaite. Alors ils m'ont pris et lui ont interdit l'entrée dans ma vie. Il a permis que cela arrive parce qu'il pensait qu'il avait moins de droits sur moi qu'eux, et que ce serait mieux pour moi. Que j'aurais un meilleur avenir. Il s'est sacrifié pour moi. La famille l'a peint comme un maraudeur et l'a lié avec un linceul de silence. Il ne méritait pas ça. J'étais tout ce qu'il avait, et ils ne voulaient pas le laisser me voir. C'était une agonie pour nous deux."
"C'était un grand homme, qui aurait dû être vénéré par tous ceux qui l'entouraient. Il aurait dû avoir des statues et des arbres plantés en son honneur. Il aurait dû avoir droit à tout le bonheur du monde. Mais il est mort le coeur brisé, et seul, ses actes oubliés. Je ne savais rien de ses luttes, ou de son sacrifice. Ou même de sa grandeur. Ce n'est que le hasard qui m'a révélé l'homme honorable qu'il était. Mais à ce moment-là, il était déjà perdu pour moi. J'ai été incapable d'arranger les choses, de faire amende honorable. Cela me hantera toute ma vie. Son destin est tragique, et immérité. Et je ne peux rien faire pour lui."
Sur ce, le garçon se leva et regarda Valjean droit dans les yeux. Sa voix devint ferme, et tranchante, un serment solennel, et il parla comme s'il se parlait à lui-même. "Mais je peux encore faire quelque chose pour vous."
Jean Valjean fut très surpris par la profondeur de ce sentiment. Il se rendit compte qu'il n'avait pas de mots à sa disposition.
"Voyez-vous maintenant, monsieur, ce que je ressens ?" J'ai compris, en me rendant à votre appartement, que je vous avais fait ce que mon grand-père avait fait à mon père le colonel. Je recule devant moi-même !" Il passa une main sur son front. "Quand je pense au chagrin qu'il a dû endurer lors de notre séparation ! De penser que j'ai moi-même imposé cela à un autre, de mon propre chef ! J'ai pensé que vous étiez un meurtrier, un brigand - un nuage sombre jetant son ombre sur nous - mais vous n'êtes rien de tout cela. J'ai fait des suppositions sur vous, et je vous ai chassé en me basant sur elles. Tout comme mon grand-père. Je ne pensais pas. Les parallèles ne m'étaient pas venus à l'esprit."
Valjean se mordit la lèvre, fixant le sol. Son âme était en plein bouleversement. "Vous me pardonnez par culpabilité pour ce qui s'est passé dans le passé, dit-il enfin, et non parce que je mérite un pardon. Vous pensez qu'en m'embrassant, vous pourrez expier ce qui est arrivé à votre père."
"Mais vous vous trompez ! Ce n'est pas par culpabilité que je fais cela, mais par gratitude !"
"Monsieur, je sais mieux que quiconque que la frontière entre ces deux choses est très mince ."
"Et alors ? Je me sens coupable dans la mesure où je vous ai fait du mal, et où je vous ai traité avec méchanceté alors que vous ne le méritiez pas. N'est-il pas normal que je me sente coupable d'un méfait ? Ce n'est pas à cause de mon père le colonel que je fais cela, que je vous accueille dans notre maison et que j'implore votre pardon ; c'est parce que vous, monsieur, êtes un ange ! Vous méritez tout : admiration, louanges, confiance, amour. Je vous suis redevable."
"Vous ne me devez rien", insista Valjean. "J'ai seulement fait ce que je ne pouvais pas m'empêcher de faire. Est-ce qu'une telle chose mérite vraiment des louanges ?"
"Mériter des... ? Vous avez sauvé ma vie !"
"Par obligation, oui. Le devoir m'obligeait à agir."
"Vous obligeait ?" répéta stupidement Marius. "Vous n'étiez obligé de rien du tout ! Et pourtant, vous avez résisté à l'enfer et aux grandes eaux pour me ramener à la maison. Vous m'avez donné votre fille. Vous nous avez offert une fortune. Et vous vous êtes révélé à moi, par la piqûre de votre conscience, alors qu'il n'était pas nécessaire de le faire ; alors que vous auriez pu vous taire et jouir de la félicité et du secret pendant toutes ces années, sans que personne ne le sache."
"Vous vous trompez", dit Valjean. "J'avais besoin de me révéler à vous. Ma conscience ne m'aurait pas permis de faire autrement. J'y ai longuement réfléchi, pour être honnête. J'avais beaucoup à perdre, et cela me faisait beaucoup de peine d'avouer ces choses affreuses sur moi-même. Mais en fin de compte, je n'avais pas d'autre choix à faire. Tout ce que j'ai fait, je l'ai fait par obligation. Donc vous voyez, ce n'est pas vraiment quelque chose qui mérite des éloges."
Marius serra les dents et fronça les sourcils. "L'humilité est une vertu céleste, monsieur, mais vous la poussez trop loin. Vous vous privez d'une juste récompense. Vous avez peur de l'admiration. Il est mauvais que les hommes de bonté ne soient pas reconnus sur cette terre. Pensez-vous que Dieu est satisfait de votre martyr, alors qu'il est si inutile ?"
"Vous êtes un chrétien fervent ; poursuivit-il, je comprends. Vous croyez que votre récompense sera au Ciel, et que peu importe la récompense que vous recevez ici dans la vie. Mais vous êtes-vous jamais arrêté pour considérer que peut-être, ici et maintenant, ces choses sont votre récompense ? Que la récompense de ses bonnes actions ne vient pas d'en haut, mais d'en bas, dans ce qui a été semé ? Il me semble que Dieu dit : "Assez. Cet homme a fait sa part ; que sa souffrance prenne fin et qu'il goûte à la gratitude. Que ses enfants l'accueillent chez eux. Qu'il vive en paix et qu'on le chérisse pour le reste de ses jours."
"Et vous, monsieur, vous vous tournez vers Dieu et vous dites,-" Ici, il gesticula, mettant sa paume devant lui et souriant à quelque être invisible. "Non merci, j'aurai ma récompense quand je serai mort." Puis il pivota sur la plante des pieds pour faire face à la direction opposée. "Et le bon Dieu dit : 'Mais je veux que vous l'ayez maintenant. Ne souhaitez-vous pas que vos luttes cessent ? Et vous répondez : 'C'est très bien. J'attendrai. Eh bien ! s'écria-t-il en se retournant et en le regardant sévèrement, c'est de l'ingratitude, monsieur !"
Les commissures des lèvres de Jean Valjean s'abaissèrent ; ses yeux s'ouvrirent un peu plus.
"Je ne vous comprends pas", continua Marius en jetant les bras en l'air en signe de frustration. "Vous vous donnez du mal pour vous peindre terriblement, pour vous priver de bonheur, et vous vous attendez à ce que Dieu approuve cela ! Que se passera-t-il lorsque vous franchirez la Porte du Paradis et que le Seigneur devra vous expliquer qu'il a déjà essayé de récompenser votre bonté à plusieurs reprises sur terre, mais que vous l'avez continuellement refusé ? Je crains que ce ne soit une conversation très embarrassante à avoir."
Il inspira et relâcha lentement son souffle, son humeur se refroidissant. "Vous craignez d'accepter mes affections et mes invitations parce que vous avez peur qu'elles soient indues, ou qu'elles ne soient pas sincères. Mais vous savez très bien qu'elles sont dues ! Et j'ai longtemps réfléchi à la manière dont je pourrais prouver que je suis sincère en vous croyant un grand homme, digne de tout l'amour qu'un cœur peut rassembler, et j'en suis arrivé là."
"Monsieur, vous pensez que je vous aime par obligation, parce que vous m'avez sauvé la vie. Si je vous dois bien sûr énormément pour cela, ce n'est pas la seule raison pour laquelle je vous chéris. En fait, je ne vous chéris pas non plus simplement en raison des innombrables bonnes actions que vous avez faites dans votre passé. En vérité, je vous chérissais avant même d'être au courant de toutes ces choses."
"Je vous chéri simplement pour le genre d'homme que vous êtes - gentil et doux, et digne de respect. Je vous aime uniquement pour vous-même. Cela n'a rien à voir avec votre charité ou votre héroïsme. Même après que vous vous soyez révélé être un forçat, je vous ai toujours considéré comme un homme bon."
Ici Valjean protesta "Mais quand je vous ai demandé si vous pensiez que je ne devais plus voir Cosette, vous m'avez répondu que vous pensiez que ce serait mieux. Comment pouvez-vous me dire que vous me pensiez un homme bon, alors qu'il est clair que ce n'était pas le cas?"
La couleur disparut du visage du garçon. "Je..." Il s'arrêta, la bouche ouverte, et baissa la tête. "Je ne peux nier avoir dit cela, même si j'aimerais qu'il n'en soit pas ainsi. Je regrette énormément ces mots, je vous l'assure. Mais comprenez, monsieur - les choses que vous m'avez dites ont produit un grand choc sur moi. Vous me dites que vous avez été aux galères, que vous êtes recherché par la police pour des crimes non élucidés, le lendemain du jour où vous êtes devenu mon père de sang, rien de moins ! Je n'ai pas eu le temps de réfléchir à la question."
"Malgré cela, j'avais encore une assez bonne opinion de vous - mais lorsque Cosette est entrée dans la pièce, mes pensées se sont tournées vers elle, et, comme vous, j'ai souhaité la protéger de votre passé, et de toutes les ombres qu'il pourrait apporter. J'avais l'impression que votre caractère était honnête et décent, mais le doute s'était installé dans mon esprit. Je ne pouvais pas être sûr de vous. Nous avions l'intention de vous faire vivre avec nous, mais je me suis méfié. Cependant, vous devez au moins vous rappeler que lorsque vous me l'avez demandé, j'ai assuré que vous devriez voir votre Cosette tous les jours. Sur mon honneur, vraiment, je le pensais sérieusement."
Les sourcils de Valjean se fronçèrent. "Mais alors pourquoi..."
"Je dois m'expliquer, monsieur ; j'ai commis une erreur, à plus d'un titre. Dans un effort pour comprendre le genre d'homme que vous étiez, j'ai essayé de faire des recherches sur votre histoire. Les informations que j'ai réussi à déterrer étaient fragmentaires, il n'y avait que peu de pièces du puzzle. J'ai essayé de les rassembler en une histoire sensée avec des suppositions instruites. C'était une erreur. Les hypothèses que j'ai faites étaient complètement incorrectes."
"Comment ça ?"
"J'ai... pensé que vous aviez dénoncé un maire bienveillant du Pas-de-Calais comme un criminel et que vous aviez imité sa signature à la banque pour lui voler sa fortune pendant qu'il était détenu", lâcha-t-il d'une traite, l'air coupable.
Le visage de Valjean se figea. "Vous quoi ?"
"C'est Javert qui m'a finalement éclairé sur le fait que Jean Valjean et M. Madeleine étaient en réalité une seule et même personne. Et Javert !" s'exclama-t-il. "Je croyais que vous l'aviez tué sur les barricades ! Je ne connaissais pas d'autre raison pour laquelle vous étiez là-bas ; vous ne vous êtes pas battu. Il me semblait que vous aviez dû avoir vent de sa capture et que vous étiez allé là-bas pour vous venger pendant que le conflit le permettait encore."
"À la lumière de cela, j'ai cru que vous étiez un faussaire, un voleur de la pire espèce, et un meurtrier par-dessus le marché, qui s'était juste trouvé par miracle être aussi un père décent. C'est pourquoi je vous ai chassé, c'est pourquoi je suis revenu sur ma parole. Non pas parce que j'avais ruminé sur ce que vous m'aviez dit plus tôt et que j'avais décidé que vous étiez indigne d'une place dans notre famille, mais plutôt parce que je me suis trompé en concevant des horreurs sur vous."
Valjean le regarda avec perplexité, essayant de se faire une idée de ce qui avait bien pu se passer dans la tête du garçon.
Après un moment, Marius poursuivit . "Si je n'avais pas rencontré ces renseignements erronés, et si je n'avais pas été amené à des conclusions affreuses sur votre compte, je crois qu'avec le temps je me serais adouci et que j'aurais perdu ma crainte de vous. Après tout, vous ne vous êtes jamais montré autre chose qu'une âme douce. Et au début, j'ai été terriblement impressionné par votre honnêteté. Elle me semblait être une marque certaine de votre réforme."
Le garçon s'humecta les lèvres et se mordit la langue en secouant la tête. Il leva son visage pour regarder Valjean avec une expression suppliante. "Ce que j'essaie de dire, c'est que malgré l'histoire que vous m'avez racontée, je vous ai quand même aimé ! Vous ne me croyez pas. C'est toute votre réserve. Mais c'est vrai ! Je vous aimais. Et je peux le prouver."
Valjean était frappé de mutisme depuis un certain temps déjà, de plus en plus mal à l'aise. À présent, il était au bord des larmes. En vérité, il voulait être aimé, chéri, vivre dans le bonheur, avec ceux qu'il aimait le plus. Il voulait croire qu'il méritait ces choses. Il voulait que quelqu'un le convainque de cela, car il ne pouvait pas en bonne conscience s'en convaincre lui-même. Il le voulait, mais il n'était pas sûr que ce soit possible.
Et il avait peur. Peur d'accepter quelque chose qu'il ne méritait peut-être pas.
Jean Valjean avait été beaucoup de choses au cours de sa vie, mais s'il y avait une chose qu'il ne pouvait se résoudre à redevenir, c'était un voleur.
Sa voix sur le point de se briser, tout ce qu'il put dire fut: "Comment ?"
"C'est très simple", dit Marius, en s'avançant et en serrant les mains de Valjean. "Voilà. Vous vous souvenez de notre discussion dans le salon, le matin après le mariage."
"Clairement."
"Vous vous rappellerez comment vous vous êtes dénoncé à moi comme un criminel, toujours recherché par la police."
"Je vous le dis, c'est avec une clarté douloureuse que je me souviens de ce matin-là. Je me souviens de tout ce qui a été dit."
"Vraiment ? Je crains que vous n'oubliiez quelque chose, monsieur."
"Et qu'est-ce que c'est ?"
"Je vous ai dit que je vous obtiendrais votre grâce."
Valjean eut un sursaut, ses yeux s'écarquillèrent. Il avait en effet oublié cela.
"Vous avez dit que cela n'avait pas d'importance, car les autorités vous croyaient mort depuis longtemps. Il n'y avait rien à faire à ce moment-là - ou du moins, rien qui n'avait besoin d'être fait - donc ce sujet a été abandonné. Mais il n'en reste pas moins, monsieur - et vous l'oubliez - que j'étais prêt et disposé à vous défendre en tant qu'homme honorable, contre le système judiciaire lui-même. Même en sachant qui vous étiez, j'étais heureux de vous accepter dans notre maison. Je vous avais déjà accepté dans mon coeur."
"J'ai seulement été pris de vertige à votre dénonciation soudaine, et j'ai temporairement douté de votre caractère. Mais même alors, une partie de moi savait que ce doute était infondé. Peu importe qui vous étiez auparavant, vous aviez manifestement tourné la page. Que vous ayez commis des méfaits dans votre passé n'avait aucune importance pour moi, face à ce que vous étiez dans le présent."
"Alors vous voyez, dit-il en serrant ses mains, je vous ai vraiment aimé depuis le début. Juste parce que... parce que vous êtes vous. Parce que vous êtes un homme bon, et que rien dans votre passé ne change cela. Nous ne sommes pas esclaves de notre histoire, ni de qui nous avons été. Chacun est capable de grandeur, de vertu, quelles que soient ses origines. Il n'y a pas de meilleure preuve de cela que vous."
À ces mots, Jean Valjean trembla de la tête aux pieds. Les larmes qui s'amassaient dans ses yeux glissèrent finalement sur ses joues. Leur filet devient un ruisseau, chaud contre sa peau. Il pencha la tête, son visage se crispant de telle sorte que ses yeux se fermèrent et que ses dents se serrèrent dans une grimace de ce qui pourrait apparaître à tout autre homme comme du chagrin. Il mît son visage dans ses mains.
Pendant un certain temps, il resta comme ça, trop frappé pour faire quoi que ce soit d'autre. La brise du soir ébouriffait les boucles de ses cheveux tandis que les larmes glissaient entre ses doigts et s'écrasaient dans l'herbe.
Après un moment, il entendit la voix de Marius. "Père", dit doucement le garçon. "Vous êtes mon père."
Il n'avait pas le cœur à contester.
Avec précaution, son fils l'attira dans ses bras.
Valjean ne pouvait rien dire, sa gorge était trop serrée. Ses bras trouvèrent la taille de la queue de pie de Marius, et serrèrent la fine structure du garçon. Il enfouit son visage dans son épaule et pleura.
***
Ils restèrent deux jours à Vernon.
Aux petites heures du matin, alors que le soleil commençait à se lever, on aperçut un homme aux cheveux blancs sortir d'une des auberges locales et s'aventurer dans un champ désert à proximité.
Lorsque le ciel s'éclaircit d'un bleu clair et placide, on trouva dans le cimetière, sous une croix de bois noir, deux bouquets : l'un acheté au marché, l'autre composé uniquement de fleurs sauvages.
***
Le voyage de retour à Paris, sans être plus court qu'il ne devait l'être, fut beaucoup plus supportable que le premier, et, malgré le silence qui régna pendant la plus grande partie du trajet, il fut agréable.
Les regards de Marius et Jean Valjean étaient tous deux tournés vers les fenêtres, se contentant d'absorber la sérénité des pâturages et des terres agricoles qui défilaient.
Le conducteur de la diligence n'était pas le même cocher qui les avait emmenés deux jours auparavant, mais, s'il l'avait été, il aurait peut-être remarqué que deux de ses passagers semblaient beaucoup plus en paix avec eux-mêmes qu'ils ne l'étaient auparavant.
***
"Ainsi, vous revenez !" dit Cosette alors qu'ils entraient dans le hall. "Et comment était votre voyage ?"
"Excellent", dit Marius avec un air sûr de lui.
"Merveilleux." Elle se tourna vers son père. "Et vous ?"
Valjean posait leurs bagages, qu'il avait tenu à porter lui-même. Il se redressa et leva son regard vers elle. Il y avait quelque chose d'adorable dans ses yeux. "Cosette", murmura-t-il.
Sa fille lui fit un signe de tête.
Il s'approcha d'elle comme dans un rêve, et l'entoura de ses bras, l'attirant contre sa poitrine et bercant l'arrière de sa tête dans sa main.
Elle resta figée dans son étreinte pendant une seconde - il l'avait surprise, semblait-il - puis se détendit.
Il déposa un baiser sur sa tempe, brossant une mèche de cheveux châtains derrière son oreille.
Il lui semblait que toute sa vie on lui avait refusé, ou qu'il avait lui-même refusé, toute forme de bonheur, et maintenant, pour la première fois, il sentait quelque chose s'ouvrir dans son cœur, comme une porte bien rouillée, qui laissait entrer un flot de joie. Cosette était la première réelle source de bonheur qu'il avait trouvée sur cette terre ; et pourtant, même ainsi, il s'était tenu à distance d'elle, comme si sa seule présence, sa seule affection, avait la vague possibilité d'entacher son innocence. Il l'avait tenue à bout de bras, et veillait sur elle de loin.
Lorsqu'elle était devenue une jeune femme, il lui avait semblé qu'elle était devenue quelque chose de lumineux, d'angélique, quelque chose de bien trop beau et précieux pour qu'il puisse la tenir avec ses mains sales.
Mais elle avait raison - ils avaient tous deux voulu la compagnie de l'autre, et c'était une chose sacrément stupide qu'il avait faite, pensant améliorer sa vie en s'éclipsant discrètement.
" Abandon d'enfant ", résonna la voix de Javert dans sa tête.
Cela l'avait été, d'une certaine façon, n'est-ce pas ? Pas tout à fait comme il l'avait prévu. Mais quand même. Pour Cosette ... Comment aurait-elle pu comprendre les raisons de son départ ? Pour être franc, il ne lui en avait pas vraiment donné. Il avait juste cessé de venir un jour. Lorsqu'elle avait envoyé des serviteurs s'enquérir de lui, il avait prétendu être absent, parti en voyage, alors qu'en réalité il dépérissait lentement comme une plante à qui on refuse le goût du soleil.
Mais tout semblait si différent maintenant. Il éprouvait toujours une certaine appréhension face à ce bonheur, mais il y avait une nette légèreté dans sa poitrine. C'était comme si l'air avait été étouffant, et que quelqu'un avait finalement ouvert une fenêtre. Son âme poussait un soupir de soulagement. La culpabilité, la peur et la retenue l'avaient maintenu dans un état de tension perpétuelle pendant si longtemps qu'il ne se souvenait pas avoir ressenti autre chose, et pourtant, maintenant, un poids lui avait été enlevé, et il s'autorisait à se détendre.
L'amour de Cosette avait été pour lui un cadeau qu'il n'avait jamais cru mériter à juste titre, et pour la première fois, il se permettait de l'accueillir pleinement. Pour Jean Valjean, qui n'avait jamais connu beaucoup de bonheur ou d'affection de la part du monde, il n'y avait pas de forme de félicité plus élevée que celle-ci.
"Papa ?" fit la voix de Cosette. "Vous allez bien ?"
Il la tenait dans ses bras depuis un bon moment maintenant, et il s'en rendit compte en s'écartant.
"Il s'est passé quelque chose?"
Il laissa échapper un petit rire d'autodérision, jetant un coup d'oeil aux planches. "Je suppose."
"Ton père et moi avons discuté," proclama Marius, "et je l'ai convaincu de ma façon de penser."
"Et quelle est cette façon de penser ?"
"Qu'il devrait s'installer avec nous, et nous permettre d'être bons avec lui. Qu'il est un homme bon, digne de toutes les bontés que nous pouvons espérer répandre, et qu'il ne s'opposera pas à ce que nous le fassions."
Elle tapa dans ses mains avec plaisir, ses yeux bleus étincelants. " Splendide ! Mon Marius, mon avocat bien-aimé, tu sais comment convaincre les gens, n'est-ce pas ?"
Le garçon se teinta de rose et lui adressa un sourire penaud.
"Alors, dit-elle à Valjean, vous avez dépassé ce clivage que vous avez créé entre vous ? Vous diriez que vous êtes satisfaits l'un de l'autre ? Que vous êtes proches ? "
Il jeta un regard en arrière à Marius, et ils fouillèrent leurs visages d'un air interrogateur.
"Assez proches pour se comprendre, je pense," dit Marius. "Bien que j'espère améliorer cette compréhension dans les jours à venir".
Valjean l'étudia. Son visage se réchauffa. Il dirigea son regard vers le sol, et donna un signe de tête subtil.
Les yeux de Cosette se tournèrent vers son mari et son père à tour de rôle. Elle semblait réfléchir à quelque chose. "Eh bien," dit-elle finalement, en croisant les bras, "Marius. Père. Maintenant que vous êtes en meilleurs termes l'un avec l'autre, je pense, peut-être, qu'une explication est due ? "
Ils la regardèrent bêtement en clignant des yeux.
"Que veux-tu dire ?" demanda Marius.
"Je veux dire que vous avez été tous les deux des imbéciles ridicules, et que vous ne m'avez pas encore fourni une raison valable pour votre comportement. Marius, tu as repoussé papa loin de nous. Tu dis que tu pensais du mal de lui, et c'est pourquoi tu l'as fait, mais pourquoi ? Qu'est-ce qui a pu te pousser à ne pas l'aimer à ce point ? Je te l'ai demandé et tu as refusé de me répondre. Tu dis toi-même que c'est un saint."
Elle fixa alors son regard sur Valjean. "Et vous ! Vous m'avez laissé faire ce qu'il voulait même si ça vous brisait le cœur. Même si ça brisait mon cœur ! Vous ne m'avez même pas dit quoi que ce soit à ce sujet. Vous vous êtes laissé faire. Pourquoi ? Qu'est-ce qui a provoqué cette rupture entre vous deux ?"
Jean Valjean regarda Marius.
Marius regarda Jean Valjean.
Ils soutinrent le regard de l'autre pendant un moment.
"La politique", répondirent-ils tous les deux en même temps.
La jeune fille était stupéfaite. "La politique !" s'exclama-t-elle, incrédule. "Vous avez fait tout ça à cause de la politique ?"
"Oui", dirent-ils en baissant la tête, toujours dans une coordination parfaite.
"Comment, je... !" Son visage commença à rougir. "Comment avez-vous pu ? Pour une chose aussi stupide et sans importance. La politique, c'est bien beau pour discuter à table, mais se chasser à cause d'elle, ruiner le bonheur de l'autre —je n'ai jamais rien entendu de tel de ma vie ! Qu'est-ce qui ne va pas avec vous deux ? Comment pouvez-vous être si ridiculement têtus et inconstants ? Et me cacher tous ces secrets, me laisser dans l'ignorance, comme si je n'étais qu'un enfant pour vous, trop jeune pour comprendre. Comment osez-vous ? Quel culot !"
"Je suis désolé", commença Marius. "C'est juste que... nous avons eu cette discussion, un jour, une sorte de dispute, si tu veux, et..."
"C'est donc de cela qu'il s'agissait, ce matin-là, dans le salon !"
Valjean eut un sursaut. "Ce matin-là ?"
"Oui ! Le matin après le mariage. Je m'en souviens très clairement. Je suis venu vous saluer tous les deux, et vous m'avez renié, et refusé de continuer à parler en ma présence. J'ai demandé encore et encore, et aucun de vous n'a voulu me défendre. Je n'étais là que pour vous dire bonjour et vous tenir compagnie jusqu'au petit-déjeuner. C'était très méchant de votre part. Mais maintenant je comprends. Vous avez dit que vous parliez de chiffres. Eh bien ! C'était de la politique, n'est-ce pas ?"
Marius leva un sourcil. "Euh..." De nouveau, Valjean et lui échangèrent un regard. "Oui."
"Voilà ! Je le savais. Pas étonnant que vous soyez si têtus. La politique peut rendre imbécile même les meilleurs des hommes, je le déclare. Bonté divine, mais vous avez laissé les choses tourner si mal ! Vous auriez dû me laisser désamorcer la situation ; c'était très imprudent de votre part. Ah, mais il n'y a rien à faire maintenant. Seulement, je vous prie de ne plus jamais laisser de telles idioties se mettre entre vous ! Et si je découvre que vous me cachez encore des secrets, je serai très fâché. Plus de dispute derrière des portes fermées. Vous avez compris ? Je ne veux pas de ça."
Marius inclina la tête vers elle. "Je t'assure, ma chère, que cela ne se reproduira plus jamais."
***
Quelques heures après le souper, M. Gillenormand fit venir Marius et Valjean au salon. Sans mot dire, il leur fit signe de s'asseoir à la table qui lui faisait face, ce qu'ils firent.
L'atmosphère était marquée par l'impression d'un interrogatoire imminent.
Gillenormand tricotait ses mains d'un air très sérieux. Il les regarda d'un air entendu, incisif.
Le silence commença à devenir insupportable.
Le vieil homme leva un sourcil. " Politique ", dit-il, comme si une inquisition entière pouvait être contenue dans ce mot. Il s'adossa à sa chaise et étendit les bras sur les accoudoirs rembourrés. Son comportement n'était pas impressionné. "Vous voulez dire que vous avez refusé de vous voir à cause de la politique."
Marius et Valjean le regardèrent stoïquement, leurs expressions identiques.
Il était clair pour tous les deux que Cosette, dans sa grande colère, s'était plainte de cela à son grand-père.
Marius s'éclaircit la gorge. "Père," dit-il, "tout bien considéré, nous pensions que vous seriez le mieux placé pour comprendre."
La consternation du vieil homme se dissipa. Et puis tous les trois portaient le même masque serré.
La pièce devint silencieuse pendant un moment.
"Ah", dit Gillenormand avec un grain de sel, "je vois". Après une seconde, son ton devint brusquement plus gai. "Eh bien !" s'exclama-t-il en regardant Valjean, "cela doit vouloir dire que vous êtes royaliste !".
Valjean cligna des yeux, son visage devenant blanc. "Je ..." Son regard se porta sur Marius.
Marius haussa les épaules.
Valjean recommença. "Je suppose que je, euh, pourrais être de cette trempe, oui."
"Oh, ne soyez pas si modeste !" lui dit le vieil homme en se levant de son siège et en contournant la table pour se mettre à ses côtés. "Si vous vous êtes disputé aussi âprement à ce sujet avec mon charmant Marius ici présent, c'est que vous et moi avons un certain nombre de choses en commun. Venez, Fauchelevent, dit-il en lui tapant vigoureusement dans le dos et en l'entraînant, discutons du roi et du pays quelque part où le petit dissident ne puisse nous entendre. "
Valjean jeta un regard par-dessus son épaule à Marius, lançant un appel à l'aide.
Mais tout ce que Marius put faire fut de lever les mains et de froncer les sourcils pour s'excuser.
"Dites, Fauchelevent," il pouvait entendre la voix déclinante de son grand-père, "aimez-vous l'eau-de-vie ?"
"Oh, je n'ai pas l'habitude de boire. Mais bon, cela peut s'avérer nécessaire en cette occasion particulière."
"C'est l'esprit ! Nicolette ! Va chercher les flûtes et la carafe de l'Armagnac que j'ai acheté !"
"Tout de suite, Monsieur."
***
[1] 600 francs (1 pistole = 10 francs).
Notes:
Suggestions d'écoute :
Iguazu - Gustavo Santaolalla & Ryuichi Sakamoto
One Summer's Day - Joe Hisaishi
Railroad Man (version piano live) - Ryuichi Sakamoto
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