Chapitre 21 : Debts (Dettes)
Résumé:
Valjean tente de tenir sa promesse. Javert et Marius se rencontrent par hasard.
" La chose la plus courageuse que j'ai faite est de continuer ma vie alors que je voulais mourir" .
-Juliette Lewis
***
Lorsque Jean Valjean rentra dans le petit appartement de la rue de l'Homme Armé, il fut accueilli par deux paires d'yeux également incrédules. Ces yeux appartenaient au portier et à sa femme, qui le regardaient depuis le seuil de la porte avec une stupéfaction totale, frappés de mutisme.
C'est la maîtresse de maison qui rompit la première le silence. "Monsieur !" s'exclama-t-elle en serrant les mains de Valjean entre les siennes dans un excès de joie. "Mon Dieu, c'est bien vous ! Ah, vous avez disparu un jour, vous êtes parti depuis si longtemps... On a cru... !" Elle le lâcha et se passa une main sur la bouche. Ses yeux devinrent humide. "Oh, mais vous êtes en sécurité ! Vous êtes là. Et vous avez l'air tellement plus en forme ! Je comprends maintenant ; nous pensions que vous aviez connu un sort terrible dans les rues, mais vous étiez simplement en convalescence ailleurs. C'est une excellente nouvelle. Ah, je suis si heureuse de vous voir en bonne santé."
"Nous avons vraiment craint le pire pour vous", ajouta son mari, beaucoup plus calme qu'elle, mais toujours visiblement surpris. "Nous pensions que nous allions devoir trouver un autre locataire pour louer la..."
Sa femme lui donna un coup de coude dans l'estomac avec un regard mauvais.
Il s'étouffa sur ses mots, grimaçant brièvement avant de relever le regard vers lui avec un sourire de travers. "Ah, c'est-à-dire que nous avions peur de ne jamais vous revoir, Monsieur Fauchelevent. Mais vous êtes revenu parmi nous. C'est bien, très bien."
"Mais où étiez-vous pendant tout ce temps ?" s'enquit la portesse. "Pourquoi ne nous avez-vous pas prévenu de votre départ ? Nous étions morts d'inquiétude."
"Je suis vraiment désolé, madame", lui dit Valjean, en baissant la tête de façon coupable. "J'aurai du vous prévenir. Il ne m'est pas venu à l'esprit de le faire, en vérité. Je vous ai troublée, et je m'en excuse. Mais voyez-vous, je n'ai jamais eu l'intention de partir comme ça. J'étais juste sorti me promener. Mais quelque part en chemin, je me suis effondré. Il se trouve qu'une de mes vieilles connaissances passait par là, il m'a reconnu et m'a amené chez lui pour récupérer. Je n'ai pas pensé à vous contacter, j'en suis désolé. Mon esprit était préoccupé par d'autres choses."
Ses sourcils se froncèrent dans une profonde contemplation, et il laissa échapper un petit soupir triste. "Pour être honnête, je... ne pensais pas que je serais regretté. Je vois maintenant que j'avais tort. De plus, je voudrais m'excuser pour mon comportement, plus tôt. J'étais en effet gravement malade. Je l'ai nié, malgré le fait que c'était évident. Vous avez essayé de m'aider ; vous avez essayé de me faire manger. Vous avez appelé un médecin en mon nom. C'était très gentil de votre part. Je vous ai dit que c'était inutile, mais ça ne l'était pas. À l'époque, cependant, je ne me souciais pas vraiment de mon état de santé."
Il baissa la tête. "J'étais tellement affligé par la perte de Cosette. Je suis juste ... tombé dans le désespoir. La vie me semblait morne, alors, et dépourvue de tout autre sens. J'ai cessé de me soucier de ce qui m'arrivait. Je n'ai même pas remarqué que mon apathie blessait quelqu'un d'autre. C'était égoïste, d'une certaine façon. Tout ce que vous avez fait pour moi ces derniers mois... Je ne me souviens même pas si je vous ai remercié. C'était très impoli de ma part, très ingrat. Et pour cela, je suis désolé. J'espère que vous me pardonnerez."
La femme le regarda fixement, ses yeux gris-vert étincelants. Ses lèvres tremblèrent. "Oh, monsieur", murmura-t-elle en l'entourant de ses bras, "ce n'est pas nécessaire. Je suis simplement heureuse de vous voir en bonne santé."
Valjean se raidit à l'étreinte, pris au dépourvu par cette démonstration d'affection. Il devint tout rouge, se frottant la nuque quand elle s'éloigna, balayant ses yeux sur son tablier.
"Euh, merci", dit-il, en leur faisant une rapide révérence embarrassée. "Je ne m'attendais pas à un tel accueil."
"Ah, je vais vous préparer quelque chose de spécial pour le dîner", proclama la portesse en posant ses mains sur ses larges hanches. "Que diriez-vous d'un rôti de boeuf ? Avec de la sauce, et des carottes au miel. Et je ferai cuire d'autres de ces pommes de terre en forme de doigts de dame. Vous allez les manger, n'est-ce pas ? Maintenant que vous avez retrouvé votre appétit."
Il lui fit un léger sourire. "Bien sûr."
***
Valjean se réinstalla dans son foyer de manière résignée. Ce n'était pas sans soupirs ni découragements. Mais pour autant, il essayait de continuer comme il le pouvait, forçant ses muscles à agir, se forçant à manger.
Chaque fois qu'il sentait que la morosité commençait à l'envahir à nouveau, il se levait et allait à la fenêtre pour regarder la rue en contrebas, et il entendait les mots de Javert au fond de son esprit.
"Il n'y a pas de moment précis. Il faut juste aller de l'avant, un jour après l'autre."
"Ça devient plus facile. Vivre."
Ils se répétaient pour lui, et il ne pouvait pas dire si ça arrivait tout seul, ou s'il se disait ces choses intentionnellement. Cela devint une sorte de mantra.
" Tu n'es pas un fardeau."
Lorsque la portière lui apportait sa nourriture, ou venait remplir la bassine suspendue dans la salle d'eau, il lui souriait, et bien que le sourire n'atteignait pas ses yeux, il n'était pas entièrement faux. Quand elle lui souriait en retour, qu'il voyait la sympathie dans son expression, quelque chose semblait un peu mieux dans le monde. Juste un peu.
Il pensait à Cosette, et parfois à Marius, mais ne cherchait pas à les contacter. Il ne marchait plus vers la rue des Filles du Calvaire. Il se disait qu'il y irait en temps voulu. Mais pas tout de suite. Il n'était pas prêt. Il ne savait pas s'il le serait un jour, mais il osait croire qu'un jour la pensée de frapper à ces grandes portes aux heurtoirs en forme de tête de bélier ne lui causerait plus un tel trouble.
Il n'écrit pas à Javert. Une partie de lui le voulait. Une partie de lui était trop embarrassée. Il semblait approprié d'attendre un peu avant de correspondre avec cet homme, bien qu'il ne sache pas vraiment pourquoi. Peut-être que la vraie raison était qu'il ne savait pas quoi dire.
Au petit matin, juste avant l'aube, il descendait vers le fleuve et regardait le soleil se lever sur la Seine. Le ciel se teintait d'orange et de rose sur les silhouettes noires de la ville, et des étincelles jaillissaient de la surface de l'eau. Il n'était pas sûr de ce que cette vue lui inspirait, mais c'était certainement quelque chose, et il sentait cela gonfler dans sa poitrine et le faire se sentir moins vide de l'intérieur. Lorsque les ombres commençaient à raccourcir, il reprenait son chemin, et rentrait à l'appartement avant que trop de gens ne soient dans les rues. Puis il prenait un petit déjeuner.
Finalement, la nourriture de la portesse n'était plus si difficile à finir pour lui, et elle commençait à retrouver sa saveur. Il oublia que manger était une corvée, et le fit naturellement. Il ressentit une vraie faim pour la première fois depuis des mois. Ses sens redevenaient plus aiguisés, et ses pensées plus claires. Les choses semblaient en quelque sorte plus réelles qu'avant.
Il mettait de l'eau à bouillir et se faisait du thé juste pour le plaisir, et empruntait le dernier numéro du Moniteur aux porteurs pour le lire en buvant.
Et un jour, sans prévenir, il se mit à rouler hors du lit le matin par pure habitude, sans avoir à se disputer avec lui-même.
***
Javert mordillait ses lèvres, fixant la petite feuille de chiffres qu'il avait rédigée.
Il accomplissait souvent ce rituel. Il avait un esprit de calcul et une tête pour les chiffres, ainsi qu'une mémoire phénoménale, et n'avait donc besoin que de lui-même pour gérer ses finances.
Et il y arrivait toujours, d'une manière ou d'une autre.
Mais les dernières semaines n'avaient pas été clémentes pour son portefeuille. Tout d'abord, il y avait ce qu'il avait payé au docteur pour son taxi, et ce qu'il avait payé pour la bouteille de laudanum que Valjean avait insisté pour qu'il ait, et ensuite, ses dépenses pour la nourriture avaient été doublées ces deux dernières semaines en raison de son invité inattendu. En plus de cela, il devait acheter une autre paire de gants en cuir, et, à un moment donné, des fournitures de remplacement pour sa trousse médicale. En plus de cela, ses heures de travail avaient été réduites la première semaine de mai en raison de son inquiétude quant à la santé de Valjean, et donc son salaire aussi.
Il resta là à regarder les dépenses et les gains sur le parchemin, se tortillant les doigts dans ses favoris et laissant échapper un soupir.
On frappa à sa porte.
"Entrez."
C'était la portesse, qui apportait son dîner. Elle le posa sur le bureau à côté de lui, jetant un coup d'œil par-dessus son épaule à son travail dans la lumière vacillante des bougies.
"On refait les comptes, hein?" remarqua-t-elle.
"Mm."
Elle se pencha plus près, inspectant la feuille, à son grand malaise. "Oh", dit-elle en haussant les sourcils, "mais vous n'avez pas à vous inquiéter de cela". Son doigt survola le mot "Loyer ".
Les sourcils de Javert se fronçèrent. "Que voulez-vous dire ?"
"Eh bien, il est déjà payé, n'est-ce pas ?"
Il pencha la tête vers elle, en plissant les yeux. "Non, il ne l'est pas."
"Si, c'est fait", insista-t-elle. "Ou avez-vous oublié ? Vous n'êtes pas du genre à oublier une chose pareille."
"Madame, de quoi parlez-vous ?"
"Cet homme qui est passé. Vous savez bien. Il m'a donné votre loyer."
Le sang disparut du visage de Javert. "Cet -homme ?"
"Votre ami, monsieur! Avec les cheveux blancs. Il est passé hier, il a dit qu'il vous devait de l'argent."
Javert serra les dents, agrippant le bord de la table avec des mains qui étaient soudainement devenues des serres. "Il a fait quoi ? Vous êtes en train de me dire qu'il a payé le loyer de ce mois-ci pour moi ?"
"Pas seulement ce mois-ci, monsieur, les deux prochains aussi."
Les lèvres fines de Javert se retroussèrent. " Ce petit ..."
"Vous voulez dire que vous n'avez joué aucun rôle dans cet arrangement ?" demanda la portesse, le visage vide d'expression particulière.
"Aucun rôle du tout ! Aucun rôle, et aucune connaissance !" Il laissa échapper un grognement, mettant sa tête dans ses mains et se passant les doigts dans les cheveux. "Ce petit diable; il sait que je ne veux pas de sa fichue..."
"Pour quelqu'un qui n'aime pas les dettes, vous êtes très prompt à mépriser la charité", s'offusqua-t-elle. "Je ne verrais pas d'inconvénient à ce qu'on me rembourse de temps en temps une partie de mes dépenses."
"La charité est une dette, madame", s'exclama Javert en relevant la tête pour la regarder avec frustration. "Je lui ai dit qu'il ne me devait rien ! Je lui ai dit que je ne voulais pas d'argent de sa part ! Il me prend pour un pauvre bougre à qui il faut faire l'aumône anonymement, comme un mendiant, cet espèce de..."
"Qu'est-ce que vous allez faire?", demanda-t-elle avec un sourire en coin, "retirer le paiement ? Cet argent m'appartient maintenant, sachez-le."
Javert la regarda fixement, le nez se plissant d'un côté, une paupière tiquant. "Je... oui, c'est vrai, mais plutôt..."
La femme se mit à glousser. "Vous n'aimez pas avoir des amis, n'est-ce pas ?"
Il était embarrassé. " Je... il n'est pas ... Je n'ai pas « d'amis ». Et si j'en avais, cet homme ne serait certainement pas l'un d'entre eux !"
Cette sortie ne fit qu'attiser son rire. Elle se serra l'abdomen, parvenant à peine à se retenir, ses épaules bondissant de haut en bas tandis qu'elle se tournait vers la porte. "Oui, bien sûr ; bien sûr. Transformez votre appartement en chambre de malade et renoncez à votre lit pendant quinze jours ; il vous rembourse à la pelle sans que vous le sachiez - mais vous n'êtes certainement pas amis, non !". Elle lui lança un sourire fendu en commençant à descendre les escaliers. "Bien sûr que non. Je me suis trompé, monsieur. Bon appétit."
Javert tremblait de colère sur sa chaise, sa main se transforma en poing sur son bureau, froissant le morceau de parchemin alors qu'il entendait les pas de la femme descendre. Il laissa échapper une série de grognements contradictoires, étouffés par la colère. "Ce n'est pas mon satané ami, vous entendez ? " lui cria-t-il.
Un rire mal dissimulé se fit entendre à l'étage inférieur. "Comme vous voulez, monsieur !"
***
C'était la fin mai, et cela faisait environ deux semaines que Valjean avait quitté l'appartement de Javert.
Plusieurs fois, l'inspecteur eut envie de le surveiller. Mais quelque chose lui disait de ne pas le faire. Lui disait de lui faire confiance. Que Valjean tiendrait sa parole.
C'était un dimanche, et Javert traversait la foule des paroissiens qui sortaient de la messe à Saint-Sulpice, quand tout à coup un visage familier attira son attention. Il s'arrêta dans son élan, jetant un coup d'œil en arrière par-dessus son épaule. Il rétrécit les yeux.
Cette tignasse noire, ces taches de rousseur...
Il sursauta. Le garçon Pontmercy ! Était-ce possible ?
Le jeune homme descendait les marches de pierre lorsqu'il se retourna pour regarder dans la direction de Javert. Puis lui aussi se figea, tandis que le dernier groupe de fidèles passait devant lui et se dispersait dans la rue.
Ils se regardèrent mutuellement avec étonnement.
"Vous êtes vivant ?" s'exclamèrent-ils tous les deux, dans une synchronisation parfaite.
Marius recula sous le choc. "Je... Vous... Mais comment ? La barricade ! Ils vous ont fait exécuter, j'ai entendu le coup de feu ! C-comment pouvez-vous encore être... ?"
En grognant, Javert l'attrapa par le col et le tira vers l'église.
"À l'intérieur. Maintenant. Nous ne voulons pas que cette conversation soit entendue."
Abasourdi, le jeune homme se laissa entraîner dans l'édifice sans protester.
"Monsieur !" s'exclama-t-il lorsqu'ils se retrouvèrent seuls, en reculant dans l'une des alcôves. "Je ne peux pas... Comment se fait-il que vous soyez encore en vie ? Je ne peux pas..."
"Taisez-vous, maintenant", le réprimanda Javert, en jetant un coup d'œil aux bancs vides. "Pas si fort. Nous sommes dans une église, pas dans un confessionnal." Javert étudia son visage pendant un moment, fronçant les sourcils. Il fît claquer sa langue, détournant le regard et plissant les yeux. Il revint vers Marius. "Je devrais vous arrêter, vous savez", grommela-t-il finalement, passant une main dans ses cheveux en signe de frustration.
Marius pâlit.
"Vous êtes un insurgé, après tout", poursuivit-il. "Mais cela s'avérerait plutôt... gênant ."
"Ah," dit Marius.
"De plus, il y a eu une amnistie depuis lors, et, eh bien..." Il le regarda d'un œil inquisiteur. "Qu'avez-vous fait exactement ces derniers temps ? Pas causé plus de problèmes, à ce qu'il semble. Je ne vous ai pas vu ou entendu depuis plus d'un an, et personne n'a mentionné votre nom dans la préfecture."
"Cela ne m'étonne pas", dit Marius avec prudence, "car j'ai été cloué au lit pendant près de cinq mois après les barricades".
"Cinq mois !"
"Enfin, quatre et demi. Ma clavicule était brisée. Le médecin ne m'a pas permis de quitter la maison. Et puis, ils ont tous insisté sur le fait que recevoir des invités serait mauvais pour ma santé, que je serais trop excité et que j'aggraverais mes blessures, retardant ainsi le processus de guérison. J'ai donc dû attendre tout ce temps pour revoir ma pauvre Cosette !"
"Cosette !" s'exclama Javert. "Cosette ? C'est donc vous qu'elle a épousé ! Bien sûr, murmura-t-il pour lui-même en se tapant le front, bien sûr que c'est vous ; j'aurais dû m'y attendre, si je ne vous avais pas cru mort."
"Attendez, vous la connaissez ?" demanda Marius. "Mais comment auriez-vous pu tous les deux..." Il s'arrêta net et secoua la tête, violemment, comme pour tenter de déloger la ligne de pensée qui s'était formée dans son cerveau. "Non, non. Ce n'est pas bien de vous parler comme ça. Comme si rien ne s'était passé. Pour autant que je sache, vous êtes un fantôme !" Son ancienne ferveur paniquée était revenue. "Je vous croyais mort !" s'exclama-t-il en tendant les mains. "Et pourtant, vous êtes là. Comment cela se peut-il ? Comment pouvez-vous encore vivre ? J'ai vu, aux barricades..." Il passa une main dans ses cheveux, consterné. "Monsieur Fauchelevent, il était chargé de vous exécuter ; il..."
"Il ne l'a pas fait , si ce n'était pas assez évident."
"Mais, alors..." Le garçon fronça les sourcils, le regard distant. "Il ne vous a pas tué", murmura-t-il pour lui-même, comme s'il découvrait une foule de révélations intérieures. "Il ne vous a pas tué..." Tout à coup, son visage s'illumina d'un étrange mélange de choc, de terreur et de joie. "Alors, il... il vous a sauvé ! Il a demandé à être celui qui vous tuerait exprès, pour pouvoir vous soustraire à leur vue, et ... ! Oh !" Des larmes apparurent dans ses yeux. "J'ai pensé... Mais vous êtes en sécurité. Ce n'est pas un meurtrier après tout."
Il leva les yeux vers Javert comme s'il se souvenait de lui. "Oh, monsieur !" s'exclama-t-il. "Je vous ai reconnu. Je me suis dit que vous me sembliez familier. Et puis, quand j'ai compris qui vous étiez, quand j'ai demandé votre nom, j'ai été rempli d'effroi devant votre sort. Espion ou pas, vous étiez un homme bon, et je... je ne pouvais pas en bonne conscience les laisser vous condamner à mort. J'étais sur le point de plaider pour qu'ils suspendent votre exécution, mais j'ai entendu ce terrible coup de pistolet, et il est réapparu dans l'allée d'un air sombre et a dit "C'est fait", et j'ai pensé... ! Mais vous êtes vivant ! Il ne vous a pas tué après tout ! Ah, je suis heureux !"
Javert fut complètement pris au dépourvu par l'inquietude du garçon. Il ne savait plus quoi dire.
"Un instant, alors..." dit Marius, en divaguant maintenant tout seul, "Vous avez réussi à sortir vivant des barricades. Et quelqu'un m'a sorti des barricades. Quelqu'un m'a déposer à la maison de mon grand-père. Basque a dit qu'il y avait eu deux hommes à la porte cette nuit-là, et le cocher a dit que l'un d'eux était un agent de police. Mon Dieu, inspecteur, est-ce possible ? C'est vous qui m'avez sauvé aux barricades ?"
Javert était décontenancé. "Quoi ? Bien sûr que non ! Comment ça, "c'est vous" ? Vous ne savez donc pas comment vous vous êtes retrouvé là ?"
Marius secoua la tête avec ferveur. "Non ! J'ai cherché désespérément, pendant un bon moment, à trouver qui m'avait sauvé, mais je n'ai eu aucune piste ! Tout ce que je savais, c'est qu'il y avait deux hommes qui m'avaient amené dans cette maison, et que l'un d'eux était un agent de police ! Mais, vous voulez me dire que ce n'était pas vous ?"
"Si, l'agent de police, c'était moi."
"Alors vous m'avez sauvé ! Je vous dois la vie !"
"Pas le moins du monde ! J'étais peut-être là, mais ce n'est pas moi qui vous ai tiré des barricades. Comment se fait-il que vous ne le sachiez pas ? Il ne vous l'a pas dit ?"
"Il... ? Non, monsieur ! L'homme est parti avant que quiconque puisse le remercier, et il n'est jamais revenu. Le porteur l'a vu, mais il était couvert de boue, de sang et de poudre à canon, et il serait impossible de le reconnaître. Mais vous, vous savez qui il est ! Vous étiez avec lui ; vous connaissez son identité, n'est-ce pas ?"
"Bien sûr ! Mais— vous voulez dire qu'il n'a jamais— Vous n'êtes pas... ?" Ses yeux s'écarquillèrent. "Attendez," s'exclama-t-il à lui-même, "Attendez, attendez, attendez - mais si vous êtes marié à Cosette, cela ferait de vous..." Une sorte de fureur incrédule apparut sur ses traits. "Quoi, vous êtes son gendre !"
Marius fronça les sourcils. "Je... Que voulez-vous dire ?"
"Vous êtes le gendre de Val..." Il retint le nom avant qu'il ne s'échappe complètement de ses lèvres. "Je veux dire, vous êtes marié à la fille de Monsieur Fauchelevent ! Cela fait de vous son fils !"
"Oui, mais je ne vois pas pourquoi vous..."
"Espèce d'imbécile , vous voulez vraiment dire que vous..."
"Monsieur ! Pouvons-nous revenir au sujet qui nous occupe ? Je ne..."
"Vous êtes son fils, par Dieu ! Et pourtant il ne vous a rien dit !"
"Me dire quoi, monsieur ?"
"Il vous a sauvé la vie , espèce d'idiot ! C'est lui qui vous a sauvé des barricades, c'est lui qui vous a traîné dans les égouts ! Tout ça parce que vous étiez amoureux de sa fille ! Et cet idiot , il vous l'a caché pendant tout ce temps !"
Les yeux du garçon s'écarquillèrent. "Quoi ?" Il recula contre le mur et glissa le long de celui-ci alors que ses jambes lui faisaient défaut. "Vous voulez dire que Monsieur Fauchelevent était cet homme ? Cet homme qui s'est emparé de moi alors que je tombais ? Qui m'a enlever loin de la bataille ?"
"Oui, pour l'amour de Dieu, oui ! Est-ce que cette possibilité ne vous a jamais effleuré l'esprit ?"
"Eh bien, je... C'est compliqué. J'ai d'abord cru que c'était lui que j'avais vu aux barricades, mais quand je l'ai interrogé, quand je lui ai demandé s'il connaissait la rue de la Chanvrerie, dans laquelle nous nous étions battus, il l'a nié ! Et donc j'ai supposé que c'était un homme qui ne faisait que lui ressembler ! Non seulement cela, mais j'avais parlé de l'affaire devant lui, exprimé mon inquiétude de ne pas pouvoir trouver mon sauveur et de lui rendre la pareille, et il n'a pas agi comme si cela ne le concernait pas le moins du monde !"
"Vous voulez dire qu'il vous a menti ?" Javert se renfrogna, serrant les poings et souhaitant vivement briser quelque chose en deux. "Sacré dieu, quand je mettrai la main sur lui..."
"Je me suis rendu compte quelque temps après que c'était bien lui que j'avais vu, poursuivit Marius, mais je me disais : " Il ne s'est pas battu là. Qu'est-ce qu'il serait venu faire là-bas ?' et puis j'ai pensé, 'Javert ! Il a dû y venir pour se venger !". C'est ce que je pensais, monsieur. Qu'il savait que vous étiez là, qu'il avait dû entendre quelque mot de votre capture, et qu'il était allé à la barricade pour vous tuer ! Mais ça !" Toute la couleur avait disparu du visage du garçon, et il tremblait, assis sur le sol, ses yeux papillonnant dans une terreur frénétique. "Cela veut dire que... ! Ah ! C'est moi qu'il était venu chercher ! C'est lui qui m'a sauvé la vie cette nuit-là !"
"Si vous saviez qu'il était là, et que tous les autres présents à cette barricade ce jour-là sont morts, pourquoi diable n'auriez-vous pas supposé que c'était lui qui vous avait emmené ?" s'emporta Javert.
"Mais monsieur, protesta Marius avec douceur, cela m'aurait été impossible à ce moment-là. Car l'homme qui est sorti des égouts... le cocher a dit que le policier l'avait arrêté ! J'ai donc pensé qu'il devait être en prison, ou même au bagne, peut-être - mais je me suis renseigné, et aucune des arrestations effectuées cette nuit-là ne correspondait à ce signalement. Et oui, je savais que Monsieur Fauchelevent était aux barricades, et qu'il me l'avait nié, mais j'ai supposé que la raison pour laquelle il l'avait nié était qu'il était là pour vous tuer ! S'il avait été là pour moi, eh bien— quelle raison avait-il de mentir à ce sujet ? Aucune ! Aucune raison du tout. Donc vous voyez, dans mon esprit, il ne pouvait pas être l'homme qui m'a sauvé !"
"Oh, mais il l'est", dit Javert, en renversant la tête en arrière de façon menaçante.
"Je le vois maintenant, oui. Tout s'emboîte si bien que c'est un miracle que je ne l'aie pas vu avant. Dieu, j'ai été aveugle ! Il était mon sauveur. Oh, Christ, et tout ce temps, j'étais... !" Son visage se contorsionna de chagrin, et il mit sa tête dans ses mains. "Je suis un monstre", sanglota-t-il, la voix étouffée. "J'ai été si froid avec lui; je l'ai repoussé..."
"C'est vous qui lui cachiez sa fille !" réalisa Javert à haute voix. "C'est vous qui avez failli le pousser dans la tombe !"
"Je ne savais pas ! Je ne savais pas que c'était à lui que je devais la vie ! Il m'a parlé de son passé, qu'il était un homme misérable, un condamné recherché qui a rompu sa liberté conditionnelle, et je..."
Il se figea au milieu de sa phrase, se retournant pour regarder l'inspecteur de police, horrifié par les mots qu'il venait de prononcer.
Javert le fixait, attendant qu'il continue.
Mais le garçon resta bouche bée.
"Oh, c'est vrai", dit Javert en roulant les yeux et en levant la paume de sa main, "Je suppose que je dois vous dire que je suis dûment au courant de ce fait."
"Vous... vous quoi ?"
"Je suis au courant, mon garçon."
"Qu'il est un détenu ? Que son nom est Jean Valjean ? Vous le savez ?"
"Oui."
Marius le regarda fixement, déconcerté. "Oh", fut tout ce qu'il put dire dans sa stupeur.
"Mais", reprit-il enfin, "pourquoi donc n'avez-vous rien fait ? Savez-vous tout ce qui s'est passé ? Qu'il s'est échappé des galères, qu'il a dénoncé un autre homme et commis une fausse identité pour lui voler sa fortune ?".
Les sourcils de Javert se fronçèrent. "Que dites-vous ?"
"Oui !" dit-il. "Je me suis renseigné. Dans un certain arrondissement du Pas-de-Calais, il y avait un manufacturier, un forçat réformé du nom de M. Madeleine, qui gagnait une vaste somme d'argent dans la fabrication des perles de jais. Il utilisait cet argent pour financer des écoles et des hôpitaux. Il visitait les malades, soutenait les veuves. Il était comme le père nourricier des pauvres. Il a refusé la croix, il a été nommé maire. Personne ne connaissait ses anciens crimes. Et puis, un homme est arrivé, Jean Valjean, et il l'a révélé, il a imité sa signature pour retirer à Lafitte l'intégralité des économies de Madeleine ! Il a détruit cette âme bonne et généreuse, et j'ai entendu dire que plus tard le malheureux s'est noyé dans la mer aux galères ! En effet, monsieur, Jean Valjean a tué cet homme !"
Javert le dévisagea muettement pendant une seconde avant que ses lèvres ne se fendent en un rictus sauvage. Un gloussement grondant et silencieux résonna dans sa poitrine, se transformant en un mugissement, et l'homme rejeta la tête en arrière, éclatant d'un rire terrible.
Marius vit cela avec effroi.
"Il l'a tué !" lui fit écho Javert, toujours en riant, " Il l'as tué, dites-vous ! Oh, c'est bien ! C'est vraiment capital !"
"Pourquoi ?" gloussa nerveusement le garçon en se recroquevillant sur lui-même. "Pourquoi riez-vous ?"
"Jean Valjean n'a pas tué Monsieur Madeleine ;" S'exclama Javert, "il était Monsieur Madeleine !"
Marius se figea. "Quoi ?"
"Ces deux hommes, Valjean et Madeleine, ce n'étaient pas deux hommes, mais un seul ! Jean Valjean est venu à Montreuil-sur-Mer et y a fait sa fortune, et il ne l'a pas volée à Lafitte, il l'a simplement réclamée ! Je le saurais ; car je travaillais dans cette ville pendant qu'il était maire. Je l'avais connu par sa peine des années auparavant à Toulon, et je me suis méfié de lui après une série d'événements qui ont rappelé ces souvenirs. C'est moi qui l'ai renvoyé aux galères ! Et il n'est pas mort là-bas, mais a simulé sa propre mort pour s'échapper, et j'avais entendu des rumeurs qui m'ont fait soupçonner cela. J'ai traqué cet homme dans toute la France !"
"Ah !"
"En fait, poursuivit Javert en reprenant son calme, je me préparais à l'arrêter quand il est sorti des égouts avec vous sur le dos." Il baissa la voix. "Mais comme je lui devais la vie, j'ai été... moins impitoyable dans cette entreprise que je n'aurais dû l'être. Il m'a convaincu de votre cas ; il n'a rien voulu plaider en sa faveur, mais mon dieu", dit-il en se touchant le front, "il ne voulait pas se taire à votre sujet - que vous deviez être vu par un médecin, que vous deviez être rendu à votre famille."
"J'ai permis que l'on vous emmène à l'adresse de votre grand-père - uniquement parce que, à l'époque, vous m'êtes apparu comme un homme sûrement destiné à la mort à brève échéance. Ce qui, naturellement, a mis fin à mon obligation de vous arrêter en tant qu'insurgé. Après avoir quitté l'endroit, j'aurais dû l'emmener au poste de police le plus proche, alerter les gendarmes sur le champ, mais je..." Il laissa échapper un grognement de frustration, détournant le visage. "Des choses... se sont passées. J'ai fini par ne pas le signaler. Un peu comme vous ne l'avez pas fait, et probablement pour des raisons similaires."
"Je vois ", souffla le jeune, encore perdu dans son choc. "Vous... vous l'avez épargné, parce qu'il vous a sauvé. Une pitié en retour pour une autre."
Les yeux de Javert glissèrent, une grimace sur le visage. "Peut-être pas en si peu de mots, mais... quelque chose comme ça, oui." Il réfléchit encore un moment, puis brusquement changea de rythme. Son regard se transforma en éblouissement. Sa voix s'abaissa jusqu'à devenir un grognement. "Il a failli mourir à cause de vous, vous savez."
Marius releva la tête. "Quoi ?"
"La façon dont vous l'avez éloigné de sa fille. Il avait l'impression qu'il n'avait plus aucune raison de vivre. Quand je l'ai trouvé - et c'est arrivé par hasard - il était déjà aux portes de la mort. Il s'est affamé de chagrin pendant des mois. Il ne voulait même pas appeler un médecin pour lui-même. Vous avez de la chance que je sois arrivé au bon moment. Sinon, vous n'auriez plus de père à l'heure actuelle."
Un nouvel élan d'horreur traversa le visage de Marius. "Vraiment ? Et dire que... Oh, pardieu , il faut aller le voir tout de suite !" Il se leva dans une ardeur passionnée. "Je lui dois tout, et j'ai été horrible avec lui ! Tout ce temps, je l'ai pris pour un méchant homme, un criminel, un assassin, dont la seule grâce était sa conscience et son dévouement à Cosette, mais maintenant je le vois clairement ! Bon Dieu, c'est un saint ! Je dois aller le voir. Je dois m'excuser ; je dois implorer son pardon ! Excusez-moi, inspecteur, dit-il en se redressant et en lissant sa queue de pie, mais je dois partir à l'instant même. Oh, où est Cosette ? Je l'ai laissée dans la rue ; ah, il faut que je la retrouve. Nous allons aller chez lui, nous allons..."
"Je viens avec vous", dit Javert.
Le garçon ne sembla pas l'entendre.
Javert le suivit hors de l'église, croisant ses bras sur sa poitrine à la manière de Napoléon, tandis que Marius s'agitait et volait dans la foule.
***
Notes:
Suggestions d'écoute :
Undertale - Toby Fox
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