XXXVI

L.A, 25 août 2000.

Ma main empoignait le rebord du muret fortement, laissant de vieux morceaux de gravats gris s'effriter contre mes doigts. Mon regard était fixe, situé en direction des voies de circulation, dont l'hôpital me séparait à peine. J'entendais le bruit des klaxons et des cris de mécontentements, qui ne me firent même pas sourciller.

J'étais là, en étant ailleurs.

J'étais tellement perdue dans mes pensées que je n'aperçus pas immédiatement une silhouette familière s'approcher. D'abord hésitante, elle finit par prendre place sur le muret à côté de moi. Mais en voyant que je lui prêtais désormais de l'intérêt du coin de l'œil, elle se sentit rapidement soulagée.

- « Nina est partie en salle d'opération. »

Je hochais la tête, avant de m'attarder sur les deux jattes de café fumantes que Paul tenait à la main. En voyant que j'y portais un certain intérêt, il finit par m'en tendre une. J'enlevais ma main du muret – désormais remplie de poussière blanche, pour pouvoir m'en emparer.

Alors que le liquide chaud emplissait désormais mon corps, j'écoutais silencieusement les moindres bruits alentours, que je n'étais plus capable de produire moi-même. Je semblais avoir laissé ma voix dans la chambre de Tom, avec le reste de ma dignité.

Je sentais le regard de Paul sur mes épaules. Les bruits se faisaient finalement moins agaçants que ce silence qui s'instaurait entre nous. Il ne m'avait pourtant pas dérangée lorsque j'étais seule, mais maintenant, j'avais l'impression de lui devoir quelque chose.

- « Où est Erica ? » demandai-je d'une voix mal assurée.

Mes doigts bougeaient sans arrêt contre le gobelet pour leur éviter de se brûler, et ce, malgré la fine couche de poussière qui me donnait l'impression d'être protégée. Mais la température extérieure entretenait pourtant déjà très bien celle de ma peau.

- « Elle est restée avec... son fils. J'ai cru bon de leur laisser un peu d'intimité, avant l'opération.

- Tu as bien fait.

- Tu es passée voir Nina, avant qu'elle ne parte ?

- Oui. J'ai essayé de lui parler de choses futiles, pour la rassurer. Mais je voyais bien qu'elle avait l'esprit... ailleurs. » lâchai-je, le regard dans le vague.

Après tout, sa chambre était juste en face.

- « Elle était très angoissée avant de venir ici. C'est normal, me rassura Paul.    

- Hum, je ne pense pas que ce soit à cause de ça. Je le sais, parce que je vois actuellement la même chose dans tes yeux. »

Je venais d'oser un regard vers Paul, qui baissa le sien vers son gobelet de café. Ils n'avaient peut-être pas eu le temps d'avoir une discussion de fond tous les deux, mais il ne fallait pas être devin pour voir qu'il désirait dire tout haut, ce que tout le monde pensait tout bas depuis trop longtemps.

Ces mêmes questions qui me collaient à la peau depuis mon enfance, et que même Nina avait préférées oublier.

- « Je suis désolé Kerrie, j'étais loin de me douter de l'ampleur de toute cette histoire.

- Nina ne t'a pas fait part de son ressenti ?

- Eh bien, ce que je pensais n'être que des coïncidences un peu étranges, était en fait bien plus révélateur que prévu.

- Des coïncidences, dis-tu ?

- Nina m'a dit que la tête de ce garçon lui était familière. »

Je lâchai un sourire triste. Je savais très bien qu'elle n'avait aucun souvenir de Tom.

- « Il ressemblait au médecin qui s'est occupé d'Esteban, avant sa mort.

- C'est également une coïncidence, n'est-ce pas ?

- Pas cette fois. Votre donneur anonyme – plus vraiment anonyme, est bien son fils. Le tout, c'était de savoir si Nina a réussi à faire le lien ou pas. »

La tête dépitée que m'adressait désormais Paul commença à me peiner. Je voyais bien qu'il faisait de son mieux avec ma sœur, et qu'il ne voulait que son bien. Sa méfiance et son scepticisme à l'écart de Tom n'avait été que de la protection, parce qu'il désirait le meilleur pour elle.

J'ignorais comment leur proximité était devenue aussi flagrante. J'avais arrêté de chercher une double facette chez cet homme, dont la gentillesse et la générosité débordait de tous les côtés. Au fond, ce genre de personne devait vraiment exister ; et c'est Nina qui avait décroché le gros lot.

- « J'aurais dû le voir venir. J'aurais dû refuser... Je savais que cette histoire de donneur anonyme était complètement folle. Mais Nina le désirait vraiment, et je me suis dit que si ça lui sauvait la vie, c'était l'essentiel. Non ?

- Peut-être bien. Au final, tout le monde y gagne...    

- Même Tom ? »

Je finis par hausser les épaules, après un moment d'hésitation. Si son but était vraiment d'aider, alors il était devenu le miracle qu'il nous fallait.

Malheureusement, j'avais du mal à croire qu'il n'avait pas d'idée derrière la tête. Et si c'était effectivement le cas, je frissonnais d'avance devant un aveu prochain sur ce qui avait motivé son geste.

C'était sûrement là la raison de mon hystérie soudaine ; si je ne le lui faisais pas comprendre avec fermeté, il continuerait à mal interpréter ces signaux.

Et pourtant, c'était moi qui avais perdu mes moyens.

- « Si c'est là réellement ce qu'il souhaite... L'importance c'est que Nina s'en sorte, non ?

- Oui sans aucun doute ! C'est le plus important, et si tout fonctionne comme prévu, alors... Elle pourra enfin vivre normalement. »

Je hochais la tête, un petit sourire mélancolique au coin des lèvres. Si Nina survivait à cette épreuve supplémentaire, elle serait prête à affronter le monde entier en ne percevant même plus les contraintes.

Et si ma petite sœur était heureuse, alors je ne pouvais que l'être à mon tour.

- « Kerrie, puis-je te poser une question ? » osa soudainement Paul.

Le vieil homme se tordait soudainement les doigts, peu rassuré. Je compris à ses mimiques que cette dernière semblait risquée, voire peut-être intime. J'avais une petite idée du sujet, parce que le spectacle précédent ne pouvait définitivement pas être ignoré. Même par Paul, qui était la personne qui me connaissait le moins.

- « Tu veux savoir quel est le souci, n'est-ce pas ? demandai-je, avec un sourire crispé.

- Eh bien... Je voudrais savoir ce qui lit ce Tom à Nina, oui.

- A Nina, pas grand-chose. À moi, en revanche... C'est un peu plus épineux. Mais tu n'es pas obligé de te cacher derrière ce genre d'excuses pour avoir des informations. Je peux t'en parler sans problème. »

Paul hocha subitement la tête, curieux. Je détournais mon regard de ma jatte de café pour le reconcentrer sur la circulation, dont le tintamarre était à son apogée. Bizarrement, il commença presque à m'apaiser.    

- « Tom était... mon meilleur ami d'enfance. Nous avons grandi ensemble, et nous nous sommes aimés. Vraiment aimés. Puis il est parti, parce qu'il y a de grosses, disons... tensions entre nos deux familles. Pendant cinq ans, je n'ai pas eu de ses nouvelles, et il est revenu il y a maintenant trois mois, avec pourtant l'intention de repartir bientôt. Nos retrouvailles, aussi imprévues que surprenantes se sont avérées électriques, parce qu'il y avait beaucoup de préjugés de chaque côté. Nos relations se sont, par la suite, légèrement améliorées, mais rien d'aussi important que ce qu'il y a pu avoir entre nous dans le temps. Nous continuons de nous fréquenter de loin, parce que nous avons un entourage commun. Il était au courant pour Nina, parce qu'il m'a accompagné durant tous les examens que j'ai pu faire. Seulement, j'ignorais qu'il comptait aller aussi loin, après lui avoir annoncé les résultats. »

Je baissais la tête, repensant soudainement à cette soirée de juillet. J'avais été bien trop facile à appréhender, bien que je doute que Tom ait profité de ce moment de faiblesse pour m'octroyer des informations. Tout avait dû se faire sur le tas, comme d'habitude.

Paul encaissait chaque information, essayant de tout rattacher à la situation actuelle.

- « Pourquoi était-il là, lors de tes examens ?

- Eh bien... Parce que nous avons fait une sorte de pacte, lorsque nous étions plus jeunes.

- Un pacte ?

- Oui. Nous nous devons d'être là, lorsque l'un de nous a besoin de soins médicaux. »

Le vieil homme se mit soudainement à secouer la tête, peu convaincu.

- « Je ne crois pas que tu sois obligée à quoique ce soit, Kerrie.

- Tu as raison, et je ne veux pas que tu crois que je me sente enchaînée par rapport à ce que l'on a pu vivre. Mais c'est bien plus important que tu le crois. C'est presque devenu évident, et l'on peut difficilement y déroger. De ce côté-là, on est redevable l'un envers l'autre, et cette promesse est devenue beaucoup plus importante que notre amitié d'origine. »

Je baissais soudainement la tête, me reconcentrant sur mon café tiède. J'avais fini par le réaliser, parce que je me retrouvais à nouveau là. Et même si je pouvais me contenter de m'occuper du sort de ma petite sœur, je savais que le garçon de la chambre d'en face ne me laisserait jamais indifférente.

Cette nuit nous avait marqué au fer rouge, et même si nous avions fait tout ce qui était en notre pouvoir pour l'oublier, elle nous rappelait toujours à l'ordre. Et le fait de nous revoir sans cesse – et en particulier dans ces lieux, ne nous permettrait pas d'aller de l'avant.

Ce qui nous différenciait ici, c'était le fait que Tom avait essayé de prendre le taureau par les cornes. En partant, il s'était octroyé une nouvelle chance, tandis que je continuais de vivre sur les lieux du crime. Et après avoir pris la peine de revenir, il allait même jusqu'à jouer avec le feu, quitte à se brûler les ailes, en espérant que cette mort subite se transforme en résurrection. Parce qu'en sauvant la vie de Nina, il essayait également de sauver la sienne.    

Seulement, je n'étais pas sûre que Paul soit capable de comprendre tout ça.

- « J'ai l'impression que tu te sens bien seule, Kerrie. »

Je tournais la tête vers lui, tandis qu'il osait me regarder dans les yeux après avoir sorti cette affirmation sans aucun état d'âme.

- « Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

- J'ai toujours eu un petit doute. Depuis la première fois que je t'ai vue dans l'échoppe des Paige, à vrai dire. Tu sembles rejeter toutes les mains tendues, lorsque tu n'es pas sûre de qui te les tend. J'ai pensé que c'était un manque de confiance en toi, mais en réalité, ça m'a l'air un peu plus profond que ça.

- Profond ?

- Tu restes focalisée sur ta relation avec Tom, parce que tu ne penses pas pouvoir connaître mieux. »

J'avalais ma salive, sceptique. Pensait-il que je faisais la fine bouche face à tout ce qui m'était proposé, simplement parce que je me basais sur l'échelle de ma relation fusionnelle avec Tom ?

Dire que je me donnais l'impression d'être moins seule, ces derniers temps...

- « J'ai un copain, pourtant... »

Je secouais la tête, évitant de repenser à Henry. Je n'avais pas eu de ses nouvelles de tout l'été, et je me demandais si je devais continuer de patienter. Mon bon sens et l'affection que je ressentais pour lui me disait de continuer, mais j'avais peur de donner à nouveau de ma personne, en continuant d'attendre ce qui ne reviendrait jamais.

Après tout, il était parti sans me donner la moindre information. Il m'avait juste dit qu'il m'aimait, et il s'était envolé. Comme s'il me disait adieu, et qu'il voulait que je l'oublie, en gardant notre amour en mémoire.

Malheureusement, cela avait eu l'effet inverse, et c'était pour ça que j'évitais d'y penser un maximum. Les jours de juillet me paraissaient encore trop proches et trop routiniers, bien que l'état de ma sœur m'ait suffisamment préoccupé, au point de m'oublier moi-même.

Au fond, ce n'était pas plus mal, et terriblement nécessaire.

Paul m'observait devenir nerveuse. Ses doigts restaient pourtant calmement superposés sur le gobelet de café, qu'il tenait depuis trop longtemps.    

- « Ne te sens pas obligée de te justifier Kerrie. Ce n'est que ma vision des choses, et si tu estimes la tienne plus légitime, c'est totalement normal.

- Non... Je sais pourquoi tu dis ça, et tu n'as pas totalement tort. Je n'ai pas toujours été très aimable avec toi. »

Mes ongles s'enfonçaient dans le gobelet devenu malléable, bien que j'essayais vainement de ne pas le percer. Peut-être même que ce désagrément m'empêcherait de parler sur un sujet que je n'avais jamais appris à maîtriser.

Après tout, c'était la première fois que j'en parlais à quelqu'un.

- « Lorsqu'on a pour mère une personne instable, il faut parfois endurer. Lorsqu'on n'a nulle part où aller, lorsqu'on est jeune et que ça dure depuis trop longtemps, les solutions ne viennent pas forcément, et on espère être plus grand pour pouvoir réussir à avancer. Sauf qu'en devenant plus grand, les contraintes le deviennent aussi... »

Je bus une gorgée de café pour me donner du courage. Celle-ci avait un goût amer, et passa difficilement. Peut-être parce que je sentais le regard de Paul peser lourd sur mes épaules, ce qui me nouait encore plus la gorge.

- « Je reconnais n'avoir jamais été très douée avec les relations humaines. Ma mère ne me l'a jamais vraiment appris. Et lorsque Tom est parti, j'avais l'impression de ne plus être capable de rien. Les gens m'ont souvent reproché de ne pas savoir ce qu'était l'amour, et c'est peut-être vrai... Qui sait, peut-être que je n'ai jamais aimé Tom ? Que c'était juste de la reconnaissance... Je ne sais pas. Jusqu'ici, j'évitais de me poser la question.

- Pourquoi serait-ce de la reconnaissance ? Votre amitié avait l'air de suffire, non ? Pourquoi avais-tu besoin de plus ?

- Peut-être parce que je ne pensais pas trouver mieux ? »

Je lui adressais un sourire crispé, mais Paul ne paraissait pas convaincu. C'était la première fois que j'entendais un discours contraire. Et venant de la part de quelqu'un dont la vision n'était pas entachée par la subjectivité des événements, c'était peut-être plus intéressant à écouter.

- « Quoiqu'il en fût, lorsqu'il est parti, cela aurait pu être une occasion de m'ouvrir au monde, et de découvrir une autre forme d'amour. Mais va savoir pourquoi, ça n'a pas marché. Je me suis dit que c'était à cause de mon manque d'expérience ; je n'avais donné que ce semblant d'amour à une seule personne, et je pensais que c'était suffisant. Mais je ne savais toujours rien. Je n'avais retenu aucune de mes leçons. »

Je pris une bouffée d'inspiration, surtout en voyant que Paul était pendu à mes lèvres.

- « Seulement, j'étais étonnée de savoir discerner une situation anormale. Une sorte d'abus physique ou psychologique. Je savais me poser des barrières, et savoir quand les choses pouvaient déraper. Et peut-être bien que c'était la seule chose que ma mère m'avait apprise, malgré elle. Grâce à ma mère, je suis dorénavant capable de me protéger d'elle, et de toutes les personnes qui lui ressemblent. Mais à cause d'elle, je suis également obligée de côtoyer de près ou de loin toutes ces personnes et leurs contraintes,qu'elle ne se gênait pas pour faire entrer dans ma vie. »    

Je jetai un coup d'œil à Paul, la bouche désormais entrouverte sous le coup de la stupeur. Il ne tenait plus son gobelet entre ses mains, et l'avait posé sur sa partie de muret, pour pouvoir accorder toute son attention sur ce que je disais. D'un certain côté, c'était assez effrayant, car voilà bien longtemps que j'avais perdu l'habitude d'être écoutée.

- « Je crois qu'il te ressemblait Paul, et j'ai eu peur. Mais il faisait toujours noir chez moi, parce que pendant longtemps, les jumeaux n'ouvraient jamais les volets de la maison. Et après tout ça, je leur ai appris à le faire. Je leur ai appris à faire rentrer la lumière dans toutes les pièces, pour qu'il ne puisse pas avoir peur.

- C'est... ça s'est passé ? demanda Paul d'une voix blanche.

- Ma mère est arrivée à temps. Je me souviens que ce jour-là, je n'avais jamais été aussi contente de la voir. Pour ces choses-là, elle s'est toujours défendu bec et ongle, et elle n'a plus jamais ramené personne à la maison. Et nous n'en avons jamais... reparlé. »

Les derniers mots furent compliqués à articuler. Je venais de me rendre compte que mes larmes me coulaient directement dans la bouche, amplifiant ce sentiment amer que je ressentais, et cette masse imposante dans mon corps qui souhaitait s'éparpiller, pour le rééquilibrer.

Je voyais que Paul hésitait à bouger, dorénavant. Il ne savait plus quelle attitude adopter, ayant peur que le moindre geste puisse rendre ma peau friable, ou que le fait de ne pas en faire soit perçu comme de la lâcheté.

Pourtant, je pleurais à côté de lui. Peut-être silencieusement, mais cela était suffisant pour rendre la situation insoutenable. Si bien que je ne tardai pas à me blottir contre lui, tandis qu'il ouvrait volontiers ses bras pour m'y abriter.

Les minutes semblaient s'écouler. Paul écoutait mes sanglots, tandis que j'essayais de me concentrer sur les battements de son cœur pour me calmer. Ces derniers étaient anormalement réguliers, prouvant que le vieil homme essayait de prendre sur lui, pour pouvoir être plus apte à gérer la situation.

- « Je ne te ferai jamais de mal, Kerrie. Ni à toi, ni à Nina. Je n'en serai pas capable, et ce serait bien l'une des premières raisons pour lesquelles je me détesterais. »

Je hochai la tête contre sa poitrine, retrouvant soudainement l'usage de la parole et une respiration régulière.

- « Merci Paul... 

- Tu n'es plus toute seule, Kerrie. Et tu sais aimer, j'en suis persuadé. Rien de tout ça n'entachera jamais ta capacité à aimer, parce qu'aimer ne s'apprend pas. Aimer se ressent avant tout. »

Je me redressai subitement pour pouvoir l'observer. Je venais d'arrêter de pleurer, et je sentais ma bouche s'étirer d'un sourire. J'avais l'impression d'avoir perdu plusieurs kilos, et que ma tête s'était vidée de tas d'informations capitales, pour venir se réfugier chez quelqu'un d'autre, qui les traiteraient avec beaucoup plus d'objectivité que moi.

- « Je ne suis plus toute seule ?

- Non, tu ne l'es plus. Et je crois que tu ne l'as jamais vraiment été. »

Je fronçai les sourcils, avant d'apercevoir mon gobelet de café renversé sur le sol, déversant un liquide froid et marron qui colorait les rainures grisâtres de ciment, et les tâches noires de moisissures.

Le sol damier.

- « Je crois que je dois parler avec Tom. »

Paul acquiesça mes paroles, satisfait. C'était exactement ce qu'il souhaitait entendre. Et bizarrement, j'avais envie d'écouter cet homme affectueux, qui m'offrait une porte différente de ce que j'avais toujours connu, jusqu'ici.

- « Avec des mots plus civilisés, j'espère.

- T'en fais pas, ça devrait aller cette fois-ci. »

Il me sourit, avant de hocher la tête.

- « Dans ce cas, attendons que Nina et lui nous reviennent en bonne et due forme. »

Et cette vision de ce futur presque parfait réussit à me faire sourire à mon tour.

* * *

Paul et moi avions fini par nous diriger vers les portes automatiques du grand hall d'entrée. Nous avions emprunté un chemin escarpé à l'arrière de l'hôpital, où nous avions continué à parler normalement. La discussion précédente nous avait débloqué, et nous avait permis d'aborder des sujets qui, jusqu'ici nous demandait beaucoup d'efforts, à force de ne pas être naturels.

Maintenant que nous avions mis carte sur table, les langues se déliaient d'elle-même, et j'avais levé le voile sur cet homme chaleureux et amical, que tout le monde adorait à chaque fois qu'il franchissait les portes de l'échoppe des Paige.

Seulement, en arrivant à l'entrée, nous fûmes soudainement face à une surprise de taille. Et je compris assez rapidement que je n'étais pas la seule à être en conflit permanent avec tout le monde.

Cependant, j'en demeurais toujours la source.

- « Pourquoi tu ne m'as pas appelé, Erica ? »

Tyler se tenait accoudé contre l'un des piliers en pierre, qui permettait à la toiture de rester en équilibre au-dessus de ce couple orageux et bancal. Il regardait son ancienne compagne fumer une cigarette, et qui tentait tant bien que mal de rester insensible.

Je fis soudainement signe à Paul d'arrêter d'avancer, et de rester là, un peu en retrait. Je ne tenais pas à ce que le père de Tom me voie tout de suite, pour mettre de l'huile sur le feu.

- « Je te rappelle que tu m'as écrit une lettre pour me quitter. Tu croyais vraiment que j'allais t'appeler ? répondit sèchement Erica.

- Mais enfin ! s'emporta soudainement le grand blond. On parle de la santé de notre fils, là ! Ce n'est pas la même chose, et tu ne peux pas me mettre sur la touche parce que tu as une dent contre moi !

- Une dent contre toi ? Mais enfin Tyler, c'est bien plus que ça ! Tu n'as même pas été capable de me dire yeux dans les yeux que tu ne ressentais plus rien pour moi. Après vingt-cinq ans de mariage. Alors ne me sort pas l'excuse de notre fils pour justifier ta présence ici. »

J'avais le souffle coupé, tout comme Tyler qui prenait son mal en patience pour ne pas trop monter en épingle. J'échangeais alors un regard avec Paul, qui observait la scène d'un œil sceptique, en essayant de comprendre ce qui se tramait entre cette femme qu'il venait de rencontrer, et l'homme qui ressemblait un peu trop à son donneur.

Et lorsqu'il se redressa en soufflant, je compris qu'il avait réussi à mettre un nom et un acte sur le visage de cet homme, qui avait rythmé les derniers instants d'Esteban.

- « Je ne me sers pas de lui, soupira Tyler. J'ai reçu l'appel, comme toi je présume ? Parce qu'on était sur cette foutue fiche tous les deux. Les personnes à prévenir en cas d'urgence. On avait dit que ce merdier, on l'affronterait à deux, peu importe ce qui nous en coûterait. Voilà pourquoi j'aurais préféré l'apprendre de ta bouche à toi ! »

Erica lâcha un petit rire nerveux, avant de souffler sur sa cigarette.

- « Je ne sais pas ce que tu affrontes depuis quelque temps Tyler, mais tu es complètement à côté de la plaque. Peut-être que finalement, ton fils a eu raison de te refaire le portrait.

- Ne deviens pas insolente Erica, commença Tyler plus menaçant. J'ai merdé, mais ça ne te donne pas tous les droits.    

- Quels droits ? Tu penses encore avoir du contrôle sur moi ? Pitié ! Tu nous as laissé dans un état déplorable, et tu as l'audace de venir clamer ici que c'est de ma faute. Si tu t'intéressais vraiment à ton fils, tu aurais su qu'il venait de faire le justicier en sauvant la vie de l'une des filles de Catherine. »

Je fermais les yeux quelques secondes, en sentant que mon nom allait encore se faire souiller par la salive de cet homme abject, incésemment sous peu.

A moins que ce soit mon prénom.

- « Dis-moi que ce n'est pas vrai.

- En d'autres termes, ton fils va très bien. Il est devenu tout le contraire de toi.

- Oh non, il ne va pas bien du tout ! Il est encore en train de se donner corps et âme pour Kerrie, il cherche les problèmes et il s'étonne que rien ne se passe comme prévu ! On avait une seconde chance en partant au Texas, pourquoi ne sommes-nous pas restés là-bas ? Pourquoi m'as-tu supplié de revenir ici ? Au final, nous vivons séparés et Tom est revenu ici pour procrastiner. Il avait un avenir tout tracé, et voilà qu'il s'amuse à passer sous le bistouri pour nous provoquer une crise cardiaque, et épater une fille qui va définitivement causer sa perte ! A quoi est-ce qu'on joue, Erica ?

- Ça suffit ! Tais-toi ! Je n'en peux plus de tes excuses qui me retournent l'estomac ! N'as-tu jamais remarqué à quel point Tom et moi étions malheureux au Texas ? Il n'y a que toi qui te plaisais là-bas, et c'est toi et toi seul qui a causé la perte de notre famille, en n'écoutant que ce que tu avais envie d'entendre, et en voyant que ce que tu avais envie de voir. Tom comptait les jours pour partir à New-York, et moi, je les comptais pour pouvoir revenir à Los Angeles, parce que je savais que tu ne bougerais pas tant qu'il ne faisait pas d'études. Je n'ai rien dit parce que je savais que ça te tenait à cœur, et que tu avais été blessé. Mais est-ce que c'était une raison suffisante pour n'écouter que tes maux ? J'étais blessée tout autant que toi, mais je n'ai pas eu le droit de m'accorder de répit. Les choses vont mal depuis cinq ans, Tyler, mais tu préfères encore croire que c'est ce retour à Los Angeles qui a causé notre perte. Que c'est la faute de Kerrie si Tom fait ce que bon lui chante, alors que c'est juste de la négligence de notre part. Et sache qu'il ne procrastine pas, il cherche un hôpital où étudier l'an prochain, parce qu'il a été refusé à Seattle. Mais vois-tu, tu es incapable de t'intéresser à lui. Tu ne t'intéresses qu'à l'image qu'il renvoyait, cinq ans auparavant. Mais réveille-toi Tyler ! Tom va avoir dix-neuf ans en octobre. Tom n'a plus treize ans. Tom est grand et sait ce qu'il fait, et ce n'est pas maintenant que tu vas interférer dans sa vie, après l'avoir ignoré pendant tout ce temps ! »

Mon cœur battait à tout rompre. Erica s'était plantée devant Tyler et le dévisageait avec tout le dédain qu'elle avait la force de lui dévoiler. Le grand blond venait de se faire rabattre le caquet, mais je savais très bien que ce n'était qu'une question de temps avant qu'il ne rebondisse et qu'il ne cherche à reprendre le monopole de la situation.

D'une mauvaise façon.

Je fis signe à Paul qu'il était temps d'intervenir, et que cette dispute de couple ne devait pas rester anodine.    

- « Dis-moi que tu as cautionné tout ce qu'il a fait. Dis-moi que tout ce qu'il fait depuis cinq ans est totalement normal, et que c'est moi qui déconne depuis le début. Dis-moi que tout ceci ne nous a pas définitivement perdus, et que tu es trop fière pour avouer que tu m'aimes encore, et que tu te jetterais dans mes bras si je te disais que tu pouvais le faire. Hein ? Dis-le !

- Arrêtez ! »

Tyler et Erica venaient de faire volte-face vers Paul et moi, alors que nous venions brusquement de faire irruption dans leur champ de vision. Et en voyant la façon différente qu'ils avaient d'aborder ce nouveau tournant de situation, je savais que la vision commune qu'ils avaient toujours eu des choses venait de voler en éclat.

- « Encore toi ? s'exclama Tyler. Pour qui te prends-tu à nous interrompre comme ça ? Et qu'est-ce que tu fais là, en plus ? Va-t'en !

- Laisse-la tranquille Tyler, siffla Erica. Elle est totalement dans son droit, et elle a bien fait de le faire. J'allais y mettre fin, de toute façon. »

Elle le fusilla du regard, avant de venir se placer à mes côtés. Elle m'adressa un sourire bancal, laissant derrière elle un Tyler bredouille, mais bouillant de colère.

Celui-ci secoua la tête, essayant de se canaliser.

- « C'est vraiment insensé. Vraiment. Je fais de mon mieux, et voilà comment je me fais traiter.

- Vous devriez partir, monsieur, déclara calmement Paul.

- Eh, vous êtes qui vous d'abord ?! Je ne crois pas vous avoir demandé votre avis ! »

Les joues de Tyler luisaient de colère. Il commença à s'approcher de Paul d'un air menaçant, mais Erica s'interposa entre eux.

- « Il a raison. Va-t'en. Je gère la situation.

- C'est mon fils. Je suis en droit de...

- Justement, coupa Erica. Si c'est ton fils, pense à ce qu'il voudrait pour une fois. Et il ne voudrait pas te voir à son réveil. »

Tyler ne trouva rien à redire. Il se contenta de fusiller Paul et Erica du regard, avant de reculer. Il resta statique quelques secondes, puis tourna les talons, en veillant à se retourner plusieurs fois, pour voir si l'un de nous décidait de changer d'avis.

Seulement, nous restions tous campés sur nos positions. Nous le regardions s'éloigner avec satisfaction, avec tout le reste de nos problèmes. 

- « Tout va bien ? demandai-je à Erica.

- Oui, ne t'en fais pas... Je m'attendais à ce qu'il vienne, lâcha-t-elle. C'est juste que ça m'a fait tout drôle de lui reparler après tout ce temps.

- Tu ne lui avais pas reparlé depuis ? »

Elle secoua lentement la tête, le visage impassible. Je voyais qu'elle essayait de se retenir de pleurer.

- « J'ai menti quand j'ai dit que je gérais la situation. Je ne suis pas sûre de gérer quoique ce soit, en réalité.

- Tu t'en es très bien sortie, Erica. » déclarai-je en souriant.

La femme finit par me décocher un sourire rassuré, qui s'agrandit en voyant que Paul acquiesçait mes paroles d'un signe de tête. Il n'osait simplement pas s'immiscer dans l'intimité d'un couple brisé qu'il ne connaissait pas, si celui-ci n'avait toutefois plus de raison de mettre en danger autrui.

- « Aller, ne restons pas dehors dans cette canicule, finit par déclarer le vieil homme. Allons attendre les bonnes nouvelles à l'intérieur. »

Paroles qui furent accueillies par des exclamations, et qui nous amenèrent à effectuer les quelques mètres qui nous séparaient encore des portes de ce grand hall, et de l'avenir de nos proches.

Et une fois à l'intérieur, tout ce qu'il y avait dehors de nous concernerait absolument plus.

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Hello, hello !

Non, je ne suis pas morte, j'ai simplement eu une panne d'ordinateur, ainsi que des partiels jusqu'au cou ! Et comme je suis très douée, je vous sors un chapitre pour le dernier jour de 2017 ! :-) J'espère que cela vous plaira.

J'y aborde deux sujets qui me tiennent à cœur. 

Le prochain chapitre arrivera plus rapidement, du coup ! Et en 2018 (lol).

D'ici là, bonne fin de vacances, une bonne année et à très vite !

#C

{Musique en média : Different pulses - Asaf Avidan}

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