XXXIX

L.A, 8 septembre 2001

Un an était passé, et la vie avait suivi doucement son cours. C'était une année calme, peu rythmée par les péripéties et les surprises, qui avaient permis à tout ce qui s'était ancré malgré tout de se concrétiser sérieusement.

Certains auraient pu trouver mon mode de vie ennuyant. Je le trouvais plutôt reposant, surtout que j'avais pleinement conscience de la chance qui avait tourné pour moi. J'avais un travail qui me plaisait, à côté de mes études que je réussissais enfin à suivre dans de bonnes conditions et qui me permettaient d'exceller encore plus qu'avant, pour espérer accéder au travail de mes rêves.

J'étais également entourée de personnes qui avaient arrêté de me tirer vers le bas, malgré la pression qu'il pouvait y avoir à l'extérieur et dont nous ne tenions plus compte. Nous évoluions ensemble, avec des objectifs communs et l'envie de nous élever toujours plus haut, pour oublier que ceux qui nous avaient gardés cloués au sol étaient restés sur la terre ferme pour nous regarder nous envoler, et pouvoir se chercher d'autres personnes à maintenir.

Dans l'équation, je comptais évidemment Henry, avec qui nos relations commençaient à devenir sérieuses. Depuis son retour du Mexique, nous avions passé du temps ensemble plus que jamais, et avions commencé à envisager la possibilité d'un avenir commun. En effet, Henry venait d'obtenir sa licence, et avait été admis haut la main dans son école de droit, après avoir passé son examen d'entrée pour commencer à préparer son Juris Doctor et espérer se spécialiser un peu plus, jusqu'à l'examen final du barreau.

Venant d'entamer ma troisième année de premier cycle, je l'encourageais plus que jamais à concrétiser ses projets. Je savais que le droit civil l'intéressait, en particulier la branche du droit des familles. C'était plus facile pour nous de savoir vers quoi se diriger, en sachant que nous avions les mêmes objectifs et la même vision des choses, notamment sur notre assiduité au travail. Ainsi, j'étais confortée dans la suite de notre vie commune, notamment sur l'organisation de celle-ci que j'avais l'impression d'enfin maîtriser totalement. Et tout ça, c'était parce que Henry était à mon écoute et à celui de mes besoins.

Et s'il m'arrivait malheureusement de douter lors de ces moments de remises en question nécessaires, je pouvais compter sur le soutien sans faille de Tom, dont son amitié profonde m'était parfois d'un grand secours lorsque j'avais besoin d'équilibre. Il arrivait à Henry d'être pudique dans sa manière d'être, signe que nous avions encore beaucoup de temps pour nous découvrir. Et comme notre crédo s'apparentait à nous respecter l'un l'autre, je ne désirais pas aller à contre-courant.

C'était vrai, après tout. Tout s'était toujours fait naturellement avec Tom. Il aimait discuter de la pluie et du beau temps, au point de me faire oublier la raison pour laquelle nous avions commencé à parler. Et quand bien même il se pouvait qu'elle ait décidé d'être coriace, Tom arrivait toujours à trouver les mots qu'il fallait pour dédramatiser la chose suffisamment longtemps pour me faire réaliser à quel point ma vie se portait mieux, à présent.    

Tom travaillait également avec acharnement pour obtenir tous ses diplômes. Lui aussi était rentré en troisième année dans l'une des universités de Los Angeles, dans son cursus de pré-médecine. L'an prochain, si tout se passait bien, il entamerait sa dernière année et pourrait prétendre à l'examen national d'entrée à la faculté de médecine, ainsi que tout un tas d'autres examens oraux et écrits qui lui mettaient la pression, à tel point qu'il commençait déjà à tout anticiper.

Fort heureusement, il avait déjà gagné des points à coups sûr en ayant obtenu un stage dans une clinique pendant les grandes vacances, jusqu'à la fin septembre. Il voulait se débrouiller seul, sans que le nom de son père ne vienne lui causer de soucis, ou au contraire, lui donner de passe-droits. C'était le seul domaine où il voulait exceller sans l'aide de personne, pour que rien ne vienne encrasser cette promesse qu'il m'avait faite, mais qu'il s'était surtout fait à lui-même.

Son stage se passait bien dans l'ensemble, même s'il avait été frustré au début de ne pas pouvoir faire ce qu'il voulait, et d'être parfois orienté du côté administratif. Tom était impatient, même s'il avait conscience qu'un stage à ce stade-là de ses études lui apporterait une expérience supplémentaire, pour espérer séduire un jury, et que le chemin à parcourir était encore long.

Néanmoins, il ne prenait pas le stage à la légère, et s'était souvent contenté de me donner de ses nouvelles par le biais du téléphone. C'était évidemment parce qu'il rentrait éreinté à l'appartement de sa mère le soir, et parce qu'en plus, il s'obligeait à prendre de l'avance dans ses révisions. C'était la dernière ligne droite, et il ne voulait pas la rater.

Parfois, entre deux révisions intensives, nous passions voir Nina et Paul. D'autre fois, j'y allais seule, et c'était tout aussi bien. Ils étaient toujours content de nous voir, et l'épisode de l'hôpital avait définitivement consolidé les liens entre la famille Questz et la famille Heckwood.

Sauf que cette fois-ci, c'était une nouvelle famille, avec de nouveaux membres et une nouvelle mentalité. Une nouvelle façon de voir la vie, et une nouvelle façon de l'apprivoiser. La peur ne faisait plus partie de notre vocabulaire, et depuis que le voile avait été relevé, nous nous rendions compte à quel point les choses étaient plus faciles d'accès, lorsque l'on se démenait pour les avoir.

Nina était rentrée au collège, après sa rémission. Elle avait suivi des cours par correspondance pour pouvoir se remettre au niveau, et rattraper un retard conséquent. Cependant, sa soif d'apprendre et sa curiosité sur ce monde qu'elle avait toujours rêvé de connaître l'avait possédée, et voilà qu'elle avait pris grand plaisir à s'instruire, pour ensuite réussir ses contrôles haut la main. Sa rentrée avait eu lieu lundi dernier, et Paul m'avait dit qu'elle s'était déjà faite plein d'amis.

Paul avait tendance à toujours extrapoler le bonheur de Nina, mais c'était le seul détail dont nous ne pouvions pas nous plaindre. La tutelle se passait extrêmement bien, et était une véritable cure pour la jeune fille, qui commençait à découvrir des situations de la vie qu'elle n'avait jamais soupçonné jusqu'ici.    

De plus, Paul tenait vraiment à ce que je fasse partie intégrante de son éducation, sans pour autant m'investir autant qu'avant et remplacer le rôle que ma mère aurait dû tenir. Il voulait que Nina garde un lien sain avec sa véritable famille, pour ne pas oublier d'où elle venait, et ainsi pouvoir se retourner sur sa vie pour ne garder que le positif, et voir d'où elle était partie.

Je pouvais maintenant dire que j'étais entourée. J'avais fini par en prendre vraiment conscience, lors de mes vingt ans, le 19 janvier dernier, lorsque je m'étais retrouvée avec mes amis et ma nouvelle famille. Je me souvenais avoir réalisé qu'il n'y avait strictement rien qui clochait, et que pour la première fois, j'en avais pris conscience sur le moment. Ainsi, j'avais pu en profiter et me créer un magnifique souvenir, qui me tenait aujourd'hui encore très à cœur.

L'équation était presque parfaite. Il y manquait toutefois une personne, qui avait arrêté de se faire désirer. Et comme nos relations avaient toujours fait les montagnes russes, je continuais de penser que le wagon était en train de chuter en bas du manège.

Depuis que Tom et Edwige avaient mis fin à leur relation de couple, cette dernière avait littéralement pris ses distances. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'elle avait une dent contre moi, mais qu'elle avait certainement mis de l'ordre dans sa vie, et que je ne faisais plus partie de ses priorités. Nous continuions pourtant de travailler ensemble, dans une ambiance professionnelle studieuse, qui se contentait d'aborder des sujets tels que les cours à la fac, ou la confection de bouquets.

Au début, cela avait été difficile, et je m'étais rappelée de cette époque où nous avions été en froid et où il nous avait été difficile d'être naturelle, l'une envers l'autre. Pourtant, en ayant fini par constater que les choses ne s'arrangeraient pas, je m'y étais accommodé au début, en comprenant que nos relations devaient se terminer de la sorte.

En effet, Edwige et moi, en plus d'être diamétralement opposées, avions toujours cherché à provoquer des côtés de nous qui ne nous ressemblaient pas, dans le but de nous rendre soi-disant meilleures que ce que l'on avait toujours proposé à l'autre. Cependant, l'admiration que j'avais toujours eue pour Edwige avait fini par me faire fléchir plus d'une fois, et par me laisser supposer que c'était souvent moi qui exagérais le plus.

Mais qui sait, Edwige avait peut-être été toute aussi gênée par son comportement, lorsque j'avais réussi à lui dire qu'elle était allée trop loin. Elle avait simplement tendance à dissimuler ce que moi, j'aimais bien montrer. Ou parfois le contraire.

Ce n'était pas plus mal, au fond. C'était toujours délicat de se forcer avec quelqu'un que l'on était censé apprécier, au point qu'il finisse par mal interpréter ce que l'on avait derrière la tête. Et tout ce que je voulais, c'était que nos relations restent cordiales, et qu'elle arrête de m'en vouloir par rapport à ce qui s'était passé avec Tom, à l'hôpital.    

En ce qui concernait ces deux-là, j'avais rapidement fini par comprendre que c'était l'idée du couple qui les empêchait d'avancer. Pourtant, ça ne les empêchait pas de continuer à se voir – beaucoup plus souvent qu'avant, même. Tom me l'avait avoué à demi-mot, parce qu'il pensait que parler d'Edwige me froisserait vis-à-vis de nos relations actuelles, mais en réalité, j'étais plutôt contente de voir que tout allait bien pour eux. Ils avaient le sourire, ils prenaient du bon temps et ils apprenaient à vraiment se connaître, sans sauter d'obstacles. J'étais persuadée que c'était une bonne chose pour Edwige, en sachant qu'elle ne s'était vraiment jamais confiée à quelqu'un ; et sûrement ironique, lorsqu'elle avait toujours souhaité en savoir plus sur ma vie.

Au final, ça ne me dérangeait pas qu'Edwige soit épanouie, sans que ma présence ne soit nécessaire. Je vivais une équivalence à la sienne, et je ne voulais pas venir chambouler cet équilibre que j'avais enfin fini par me créer également, sans passer par les conflits et ces mêmes leçons psychologiques que je me forçais à apprendre depuis que j'étais petite.

Maintenant, c'était l'heure de faire la fête et d'en profiter ; au sens littéral du terme, même. Un banquet était organisé en l'honneur des vingt-deux ans de Henry, dans deux jours, et j'allais devoir assurer un certain rôle auprès de lui.

Je pensais que je n'angoisserais pas. Après tout, c'était son anniversaire et c'était normal pour moi d'être présente, pour fêter dignement un événement organisé en son honneur. Mais plus la date approchait, plus je prenais conscience des contraintes qu'il pouvait y avoir pour un anniversaire qui sortait de mes habitudes, notamment une assez sociale, qui concernait sa famille.

Mes relations avec Sabri n'étaient pas au beau fixe, même si elles semblaient donner cette impression de cordialité latente. Je savais qu'il me voyait comme une fille de la ville, incapable de sortir de sa banlieue ou, au pire, de son imposante ville qui avait au moins le mérite d'être l'une des plus grandes des Etats-Unis, et qui avait su m'offrir suffisamment de ressources pour me pousser à me sédentariser ici. Il n'avait pourtant jamais dénigré ma manière de travailler et de gagner ma vie – difficile cependant lorsque j'avais choisi le même cursus que son fils unique, ainsi que ma manière de l'affectionner, ce qui m'avait surprise au début. Mais j'avais fini par comprendre qu'un homme de son envergure avait parfois de la retenue, au point de ne pas vouloir prendre le risque de se cacher derrière des excuses déguisées, qui risquaient de lui faire perdre son sens du crédit.

J'avais évolué, depuis notre premier rendez-vous au restaurant du Rich Angeles Hotel. A force de côtoyer Henry – qui usait du même stratagème au sein de sa propre famille, j'avais fini par comprendre quels étaient les codes importants pour se fondre dans la masse, tout en préservant mon intégrité. Et pleurer sur mon sort n'était définitivement pas une solution, sans quoi les excuses de Sabri auraient définitivement masqué le fond du problème, en plus de me faire perdre ma confiance en moi.

Mais peut-être que le véritable problème venait de la vie à laquelle Sabri me destinait ? Depuis que je m'étais dépêtrée des obligations de ma mère et que je m'étais rendue compte que ce n'était pas à moi de les tenir, j'avais du mal avec les gens qui souhaitaient contrôler ce à quoi je souhaitais aspirer. C'était d'autant plus frustrant que j'avais conscience que je n'en avais pas envie, et que je ne semblais pas avoir le choix si j'aimais réellement Henry.    

Pourtant, il y avait une sorte de deal, en échange de l'amour que je lui portais. Rentrer dans la famille Texies ne se faisait pas aussi facilement que prévu, et je savais que Sabri contrôlait les entrées et les sorties, peu importe le rôle que nous nous attribuions. Et je devais avouer avoir du mal avec leurs pensées arriérées, notamment vis-à-vis de mon statut de femme ; femme issue de banlieue, qui n'avait visiblement pas conscience des responsabilités qui allaient bientôt lui tomber sur les épaules.

Pour l'instant, je m'en tenais donc aux codes que j'avais appris, en espérant me fondre suffisamment dans la masse pour que Sabri daigne minimiser mon existence, qui ne rechignait pourtant devant rien, et qui se réveillerait subitement lorsqu'on lui imposerait le mariage dans quelques mois.

Je n'en étais pas encore là.

Je trimai à tirer la fermeture éclair de ma robe. Elle était tellement volumineuse qu'elle me donnait l'impression de m'enfoncer dans la moquette granuleuse de mon nouvel appartement. J'en avais loué un tout meublé à Crenshaw pour pouvoir m'échapper de l'appartement de ma mère, et me rapprocher de ma faculté et de mon travail. C'était l'un des seuls que j'avais trouvé avec un loyer en dessous de mon salaire, et qui m'avait suffisamment convaincue pour continuer de suivre mon impatience de m'offrir ce que je méritais, pour guérir de ces cicatrices auxquelles je m'étais trop rattachée moi-même.

Je grimaçai, tordant mes avant-bras pour monter la fermeture dans un dernier effort, et parvins sans mal à la faire tenir suffisamment pour ne pas qu'elle redescende. Il ne me manquait plus qu'à m'entraîner à porter des talons aiguilles et à tourner en rond dans mon appartement avec pendant quinze minutes, pour m'assurer que je savais marcher avec. La soirée allait sans aucun doute être très longue.

Encore plus lorsque j'entendis sonner à ma porte. Je roulai des yeux en sachant expressément de qui il s'agissait, et que son goût assuré pour les visites surprises dévoilait enfin les défauts de son initiative. Je n'y étais relativement pas opposée habituellement, mais je ressentais actuellement une telle appréhension que je n'avais pas le temps de penser à autre chose que les pas que feraient mes pieds, lorsqu'ils seraient sur place.

Néanmoins, je me traînai jusqu'à la porte, l'ouvris et laissai débouler un blond plutôt énergique pour une fin de journée, alors qu'il aurait normalement dû être épuisé par sa journée de travail – encore plus depuis qu'il avait repris les cours.

- « Si tu as faim ou soif Tom, tu sais où se trouve le frigo. » lâchai-je, concentrée sur la fermeture de la porte.

Mais lorsque je me retournai, il m'observait, surpris, tout en enlevant sa veste pour la poser sur le porte-manteau. Il prit même le soin d'enlever ses chaussures, posant à ses côtés sa mallette de travail, qui semblait anormalement pleine, et qui témoignait de son intention de rester ici beaucoup trop longtemps à mon goût.    

- « Tu vas quelque part ? demanda-t-il, étonné.

- C'est l'anniversaire de Henry, soupirai-je. Ce n'est pas comme si je te l'avais rappelé avant-hier.

- Ah oui, c'est vrai. Mais bon, je dois avouer que tout ce qui touche à ton grand dadet finit par me sortir de la tête au bout de quelques minutes ! »

Je levai les yeux au ciel, ignorant sa remarque pour partir zyeuter ma paire de talon aiguille que j'avais disposée sous une étagère, dans l'espoir d'oublier sa présence et de chausser mes autres paires un peu plus passe-partout, mais malheureusement beaucoup plus classique. Seulement, la hauteur de cette dernière me paraissait trop exagérée pour pouvoir être ignorée.

J'avais pourtant le choix de m'intéresser à celle-ci, ou à Tom qui avait repris sa mallette contre son torse, pour finir par la balancer sur mon minuscule divan, et par suivre le mouvement de celle-ci, cachant mal son impatience. Le fait que je sois de sortie ce soir ne semblait absolument pas l'alarmer ; peut-être que le sujet de Henry l'empêchait de voir clairement la voie sans issue dans laquelle je m'engouffrais.

- « Tom... Je suis pressée, je suis désolée. Je ne peux pas parler avec toi ce soir.

- Mais ça, ce n'est pas grave, parce que c'est moi qui vais parler de toute façon ! Tu ne devineras jamais ce que j'ai trouvé.

- Non, tu n'as pas compris ; je n'ai pas le temps. Repasse demain, j'aurai sûrement besoin d'un massage des pieds, et en échange, j'accepterai de t'écouter aussi longtemps que tu voudras ! »

Je récupérai mes chaussures à contrecœur, et m'assis sur le bord du divan pour les enfiler. Je n'étais pas encore debout, et j'avais déjà l'impression de perdre mon équilibre, comme si tout le poids de mon pied était incapable de tenir sur un talon aussi fin. J'aurais pu trouver la situation impressionnante, si mon intégrité ne dépendait pas du soutien qu'il faisait à ma chaussure.

J'étais concentrée dans mes gestes, comme s'il s'agissait d'une action consciencieuse, si bien que je ne tenais pas compte de ce que Tom était en train de chercher dans sa mallette, malgré le bruit évident du papier froissé.

Ce bruit évident qui aurait pourtant dû m'alarmer.

- « Kerrie, est-ce que tu te souviens de Tess Bawl ? »    

Mon talon n'était plus intéressant le moins du monde, et pourtant, c'était sur ça que je misais pour engouffrer une partie de ma vie dans une situation que je jugeais obligatoire. J'avais sûrement encore plus honte de me retourner vers Tom, pour pouvoir lui faire face et lui répondre, en espérant ne pas être trop cinglante.

- « Oui. Très bien. »

Tess était restée une fillette, pour moi. Elle appartenait à mes souvenirs de gamine, et l'image qu'elle avait donné aux autres représentait ce qui m'avait toujours effrayé, et tout ce que j'avais prié de ne pas devenir un jour, en sachant que j'en avais les capacités.

Lorsque nous étions en primaire, cette petite fille enrobée en avait bavé. Elle avait essayé de s'en sortir, mais elle n'y était pas arrivée. Les gens avaient pris un malin plaisir à lui mettre des bâtons dans les roues, à tâtons, et par oublier les raisons de leur motivation. A l'époque, j'avais tendance à croire que les enfants étaient des êtres purs et que j'étais le bon exemple pour le démontrer ; avec ce que me faisait vivre ma mère, je pensais que nous pouvions tous surpasser nos bêtises, en voyant à quel point il était facile de les solutionner lorsqu'on prenait conscience du mal que nous pouvions causer.

Tom n'avait rien vu pendant très longtemps, jusqu'à ce que Tess ne se mette sous ses yeux. Moi, j'avais pitié d'elle, mais je n'avais rien fait pour lui enlever ce sentiment qu'elle me procurait, à cheval entre une peur constante et une envie de me faire apprécier. Tom avait alors fini par m'imiter à son tour et nous étions devenus silencieux.

Tess s'était fondue dans la masse, dans un collège plus grand et nous avions eu moins de nouvelles de ses péripéties. J'en avais conclu qu'elle allait sûrement mieux, et quelque part, ma conscience s'était allégée. Elle m'avait permis de comprendre que je ne pouvais plus rester immobile, à regarder les choses se dégrader sous mes yeux. L'immobilité était devenue synonyme d'impuissance, pour moi.

La seule immobilité que je semblais tolérer, c'était la tétanie que j'avais ressentie lorsque ma mère s'en prenait à moi. Et je l'avais contrée en m'occupant des autres ; mes frères et sœur, la famille Questz...

L'immobilité était devenue synonyme d'impuissance, du moment qu'elle touchait mon rapport à l'autre.

J'immergeai de mon état second, regardant Tom remettre à niveau une pile volumineuse de papier, sur la table basse de ma minuscule salle de séjour. En faisant ce geste machinal et nécessaire, il ne déviait pas son regard sérieux du mien, cherchant à soutirer mes pensées avec ses yeux profond. Il avait l'air de penser que j'avais changé d'avis, avec l'âge. En réalité, c'était toujours l'une de mes plus profondes culpabilités, et je détestais en parler.

Et si l'enfouir n'était pas suffisant, sortir les mots de la terre semblait être une épreuve de taille pour lui, comme pour moi.

- « Ne me dis pas que c'est ce à quoi je pense, finis-je par lâcher.    

- Peut-être bien. Tu n'as pas envie d'en savoir plus ?

- Non, Tom ! fis-je en me levant subitement. Ni maintenant, ni jamais. Tu te rends compte de ce que tu as fait ? Je ne suis pas médecin, mais je sais que c'est mal et que tu risques de ne jamais rentrer en faculté de médecine, à cause de ça ! Voire pire. »

Tom déglutit, son regard imperturbable commençant à perdre de sa superbe. Il avait sûrement eu conscience de l'enjeu de la situation en ramassant toutes ces feuilles, pour me les amener sur un plateau d'argent, comme à chaque fois qu'il désirait aller au bout de ses actions. Cependant, c'était justement ce dernier point qui ne le faisait pas ciller ou hésiter une seule fois sur la finalité de son geste ; quand il faisait quelque chose, ce n'était pas dans l'idée d'abandonner. Même s'il devait le payer pendant de longues années, après ça.

- « Tu savais que Tess avait bénéficié de suivi psychiatrique ?

- Non, je n'en savais rien. Mais après tout ce qui lui est arrivé, ce n'est pas étonnant. »

Le blond haussa les épaules, esquissant passablement un frisson. Après tout, entre lui et moi, c'était lui qui avait le mieux connu Tess. Contre son gré, certes, mais la petite fille l'avait toujours bien aimé. Un peu trop sûrement.

Je vins finalement m'asseoir à ses côtés, tandis qu'il zyeutait la page de couverture du dossier de Tess, le dos courbé et la tête dans sa main droite. C'était une grande page blanche, griffonnée de quelques annotations écrites au stylo bic, qui s'étaient un peu estompées avec le temps et la photocopie, étant devenues difficilement lisibles. La partie dactylographiée avait survécu à de tels obstacles, pour mettre en valeur le nom de Tess Bawl et quelques informations personnelles la concernant, comme sur une carte d'identité.

- « Je n'ai lu que la première page. J'ai juste trouvé son nom dans les archives, tout à l'heure. Je dois avouer que ça m'a intrigué.

- Au point de photocopier son dossier entier ? Tom, débarrasse-toi de tout ça. Tu as encore l'occasion de faire comme si rien ne s'était passé.

- Ne me dis pas que ça ne t'intrigue pas non plus. »

Soudainement agacée, je me levai d'un coup, oubliant que mon pied était compressé dans un étau. Je stabilisai mon équilibre, décidant qu'il valait mieux chausser la deuxième, pour un avant-goût quelque peu pratique, mais bien loin d'être plaisant.

Je fis moins dans les états d'âme, n'ayant jamais été aussi contente de ne pas fuir mes responsabilités. Certes, j'en fuyais une autre toute aussi importante et sûrement la cause de cette culpabilité inavouable, mais je me voyais mal la régler en si peu de temps, assise inconfortablement sur mon canapé, à regarder des papiers qui me mettaient toute aussi mal à l'aise.    

Malheureusement, l'occasion de régler ce problème ne se présenterait jamais de manière agréable et adéquate. Mieux valait continuer de croire que la suite de ma vie me permettrait définitivement de changer de comportement.

Je m'emparai de mon sac sur le sol, et d'une veste que je glissai dans mon sac, prête à m'éclipser de mon propre appartement, sans me soucier de ce qu'il adviendrait de Tom et de sa mallette noire.

- « Elle a arrêté les soins en 1995. Son médecin n'a plus eu de nouvelles d'elle, depuis. »

Je me retournai vivement vers lui, sachant d'avance que son insistance allait me faire prononcer des mots que j'allais regretter et qui allait sans aucun doute me faire replonger dans ces cercles-vicieux, tous liés entre eux.

- « Toi aussi, tu es parti en 1995. C'est de toi que j'aurais préféré avoir des nouvelles. »

Le visage de Tom se figea, et ses yeux se firent plus perçants ; plus glaciaux. Habituellement, son regard était toujours chaleureux, même lorsqu'il était moqueur. On aurait dit que la moindre température s'était ôtée de son corps et de son visage. Voire peut-être de ses pensées.

Mes joues, en revanche, brûlaient de honte. Je baissai la tête et ouvris la porte, prête à m'éclipser. Une main sur mon épaule m'empêcha cependant d'avancer, mais je ne sursautai pas pour autant. Encore moins lorsqu'un bruit de fermeture éclair moins bref que prévu retentit à mes oreilles.

Le contact sur mon épaule disparu, et ma poitrine en fut plus compressée. Je remerciai timidement Tom d'un regard, dont le sien m'irradiait de toute sa froideur, et du silence définitif de ses pensées de la soirée.

Il me regarda donc partir de mon appartement, comme s'il s'était agi du sien. Un endroit où il avait tous les droits, même de ressortir des dossiers plus intimes que prévu.

Un endroit où je semblais confondre la perte de contrôle et la répartie encore trop véridique, que je pensais guérie.    

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Hello !

Premier chapitre d'une deuxième partie, normalement plus courte que la première. Celle-ci traitera des derniers mystères pouvant lier les personnages entre eux.

Un nouveau fait cependant son apparition : Tess Bawl. 

Bon, encore une fois, rien de neuf tout de vieux (comme cette expression lol, je deviens adulte snif), donc les chapitres mettront plus ou moins de temps à arriver. Les chapitres 8 à 12 sont normalement corrigés, et plus lisibles. Le 13 est en cours de correction.

Merci pour votre patience, et bonne fin de vacances si certains chanceux ont encore une semaine comme moi. :-)

#C

{Musique en média : The swing of things (Live) - a-ha}

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