XXX

L.A, dans la nuit du 3 juillet 2000.

[Dans ce chapitre, Tom est le narrateur.]

Son visage s'enfonça à nouveau dans la cuvette des toilettes, tandis que je prenais soin de remonter ses cheveux, non sans lever les yeux au ciel.

Depuis le début, elle gémissait, essayant de parler entre ses sanglots et ses vomissements, mais elle n'était arrivée qu'à balbutier. Du coup, je n'avais pas plus d'information sur la situation. Je savais juste que j'étais là, dans sa salle de bains et que le reste de la nuit s'annonçait long.

Elle finit enfin par redresser lentement la tête, le visage blême et la bouche pâteuse. Elle haleta, les yeux encore embués et me fit signe de lâcher ses cheveux. Je n'opposais pas de résistance, trop heureux de pouvoir m'écarter, tandis qu'elle essayait lamentablement de leur redonner du volume. Vomir l'avait épuisée et l'effort s'était payé.

Je m'accoudais contre le mur de sa salle de bains, ne la perdant pas de vue. Certes, j'allais passer une nuit blanche plutôt désagréable, mais je ne pouvais pas la laisser seule. J'avais peur qu'elle rechute à nouveau, son état fébrile laissant présager sa désaccoutumance.

Et qui disait désaccoutumance, disait inconscience. Ce qu'elle avait fait ce soir ne lui ressemblait pas. Cela était même aux antipodes de ses principes. De ses envies. Il y avait donc de quoi s'inquiéter doublement.

Elle pivota vers moi, dans un ultime effort qui la fit grimacer. Puis elle me sourit faiblement :

- « Merci, Tom. »

Je lui rendis son sourire, plus crispé.

- « Ce n'est rien, Kerrie. »

Elle hocha lentement la tête, avant de fermer le capot et d'actionner la chasse d'eau. Et tandis qu'un grondement retentit dans toute la pièce, Kerrie s'adossa de l'autre côté de la salle d'eau, entre la baignoire et les toilettes, à l'opposé de moi, les jambes repliées.

Elle prit sa tête entre ses mains en soupirant, celle-ci semblant incapable de tenir seule. Elle était malléable, telle de la pâte à modeler, comme si tous les os de son corps s'étaient dissous, la rendant souple et flexible. Vulnérable.

- « Je... Je ne sais même pas pourquoi j'ai fait ça. » finit-elle par murmurer.

Je ne pus m'empêcher de lâcher un ricanement, qui fut accueilli par un regard noir de sa part. Mais il y avait bien longtemps que ses états d'âme ne m'atteignaient plus, aussi haussais-je les épaules, indifférent.

- « À vrai dire, je ne sais toujours pas non plus. Je ne sais même pas ce qui s'est passé. Heureusement que ma mère a été assez sympathique pour me transmettre le message.

- Quoi ?! J'ai appelé Erica ?

- Eh oui Kerrie. Grâce à toi, j'ai pu échanger quelques mots avec ma mère, que je n'avais pas revue depuis dix jours. Je ne sais pas trop si je dois te remercier ou non.

- Je présume que ça s'est mal passé. »

Je posais mon bras sur le rebord de la baignoire, sans lui répondre. À vrai dire, nous n'avions absolument pas parlé de nous deux, évitant soigneusement d'y faire allusion. Notre seul sujet de conversation s'était orienté sur l'appel imprévisible de Kerrie et ses paroles quelque peu... alarmantes, qui nous avaient semblé beaucoup plus urgentes à régler sur le moment.

Autant dire que la conversation n'avait pas duré longtemps. Qu'elle avait même été froidement expéditive, puisque nous nous étions empressés de tomber d'accord. Et je m'étais donc rapidement retrouvé avec deux problèmes sur les bras.

J'en avais réglé un, ce n'était déjà pas mal.

Kerrie interpréta ma non-réponse comme un acquiescement. Elle se mordit la lèvre, soudainement honteuse et coupable, se sentant responsable de la situation.

Mais je ne lui en voulais pas. Quelque part, elle m'avait rappelé qu'il était temps de faire face à mes responsabilités. Et que je ne pouvais pas laisser mes relations avec ma mère s'envenimer de la sorte. C'était la personne la plus chère à mes yeux. Je ne pouvais pas me risquer de la perdre, elle aussi. Je savais que je n'y survivrai pas longtemps.

- « Mais assez parlé de moi, veux-tu ? Qu'est-ce qu'il s'est passé pour que tu décides d'appeler ma mère à deux heures du matin, complètement amorphe ?

- C'est une question que je trouve très intéressante, parce que je n'ai pas encore la réponse. Mais peut-être l'aurais-je un jour, si la mémoire décide de me revenir. »

Je soupirais, exténué également. J'avais très bien compris que Kerrie s'était pris une cuite toute seule et qu'il n'y avait pas besoin d'être un génie pour le deviner. En revanche, ce qui était un peu plus drôle à essayer de comprendre, c'étaient ses motivations. Mais en prenant un malin plaisir à me considérer comme un parfait idiot, dans l'unique but de se faire désirer, elle commençait à me pousser à bout.

Elle devrait pourtant bien savoir que je n'étais pas né de la dernière pluie.

- « Je vois. Tu ne veux pas en parler. Bien. »

Agacé d'enchaîner les désillusions, je commençai à me lever, époussetai mon jean, puis me dirigeai vers la sortie, non pas malheureux de quitter cette salle de bains aux odeurs écœurantes.

- « Où est-ce que tu vas ? »

Je me retournais vers une Kerrie interloquée, quoique légèrement déboussolée. Je commençais à me demander si elle comprenait ce que j'attendais d'elle, ou si elle était réellement perdue.

- « Puisque tout cela ne mène à rien, je vais aller me coucher. Sur ton canapé. Je tombe de sommeil, mais comme il faut que je garde un œil sur toi, je vais me contenter de somnoler. Donc, si tu as besoin de quelque chose, je pense que tu connais mieux le chemin que moi. »

Elle écarquilla les yeux devant mon inconvenance ; mais avais-je vraiment le choix ? Certes, j'avais réellement envie de rentrer chez moi, mais comme je l'avais dit, je ne pouvais pas la laisser seule. Elle avait légèrement repris ses esprits, même si elle était toujours dans un état second général. Mieux valait ne pas être deux inconscients dans la même pièce.

Alors que j'avais la main sur la poignée de la porte, je l'entendis tout d'un coup murmurer, incapable de savoir si elle me parlait ou si elle ruminait des idées noires.

- « Tu as dit quelque chose ? fis-je en me retournant à moitié.

- Je ne suis pas compatible avec Nina. »

Sa réponse avait été claire et concise. D'un seul coup. Elle avait réussi à me faire me retourner complètement. Et bien que cette nouvelle ne me concernât qu'indirectement, je me sentais réellement bouleversé par la bombe qu'elle venait de lâcher.

Je la dévisageais, totalement désemparé ; j'essayais à présent de comprendre ce qu'elle pouvait endurer. Ce que cela faisait que d'être encore du côté des impuissants. Perpétuellement.

Parce qu'on ne parlait jamais assez des proches des victimes, qui mettaient en sourdine leur propre souffrance, la pensant bien moindre en comparaison à celui qui avait enduré. Au risque de passer pour un égoïste. Au risque de s'oublier.

Ils laissaient tout passer ; tant que tout finissait par s'arranger. Tant que la personne en face était vivante. Alors, il n'y avait plus qu'à attendre que tout redevienne comme avant.

Seulement, ils savaient que ce ne serait plus jamais le cas. L'épreuve transformait, l'épreuve faisait changer. Et on avait plus qu'à espérer qu'elle ait su le faire dans le bon sens, pour nous donner une bonne raison de guérir correctement.

Je m'étais rapprochée de Kerrie, qui fixait ses pieds, l'air totalement vidé. Ses doigts se baladaient sur la moquette, s'accrochant aux fils de celle-ci, avec une poigne qu'elle aurait voulue convaincante. Mais elle n'arrivait plus à se forcer. Elle avait fait bien trop d'effort pour la soirée. Pour la journée.

Je ne me rassis pas de l'autre côté du mur, mais bien devant elle. Devant ses genoux qui formaient une barricade entre elle et moi. Et le fait que je sois là, ne la motiva pas à les baisser.

- « Est-ce que tu en es absolument certaine ? »

Elle déplia la paume de la main sur le sol effiloché, n'osant pas me regarder. Elle était désormais fascinée par sa gestuelle morbide et dénuée de sens.

- « Kerrie ?

- Oui. J'en suis certaine. Ce n'est pas le genre de chose qui se prend à la légère. »

Son regard s'était ancré dans le mien. D'un seul coup. Cet air qu'elle essayait de rendre au-dessus de tout, pour cacher son impuissance. Celui qu'elle passait sa vie à montrer, qui se lisait sur son visage, comme s'il avait été griffonné au marqueur indélébile. Celui que personne n'avait envie de lire. Pas même moi.

Mais ce n'était pas une raison pour réussir à l'ignorer.

- « Tu l'as dit à Nina ?

- Non. Je les ai reçus aujourd'hui. Je suis directement rentrée chez moi. »

Je comprenais mieux les cinq appels manqués, qui clignotaient sur son téléphone fixe, lorsque j'avais fait irruption chez elle. Demain, elle aurait sûrement droit à une visite surprise du tuteur de sa sœur, qui ne devait pas avoir compris pourquoi Kerrie lui avait posé un lapin. Un certain Paul, si je me rappelais bien ce que j'avais entendu à l'hôpital.

- « Tu sais ce que tu vas faire, du coup ?

- Franchement Tom, tu penses vraiment que j'ai envie de parler de ça ? Avec toi, qui plus est...

- Oh ouais, je sais que tu en meurs d'envie ! Sinon, tu n'aurais pas réveillé ma mère en hurlant mon nom au téléphone. »

Les lèvres de Kerrie tremblèrent quelque peu, sous le coup de la surprise. Et alors que j'allais rajouter quelque chose, elle leva la main pour m'interrompre dans ma lancée, releva le capot des toilettes sans piper mot et replongea sa tête à l'intérieur de ceux-ci ; le tout dans un fracas épouvantable.

Cette fois-ci, je n'avais même pas bougé. Je m'étais contenté de la regarder faire, vidé à mon tour, incapable de faire quoique ce soit. Son indécision m'épuisait, m'ôtait toutes les forces et la joie de vivre que je m'obligeais à garder. La côtoyer mettait réellement tous mes principes en danger, au point d'en être impacté dans ma vie personnelle.

Elle finit par se redresser, ayant à nouveau perdu le peu de force qu'elle avait récupéré, ces dernières secondes, en se contentant de fixer le sol, comme si le fait de parler était devenu un effort surhumain.

Mais c'était Kerrie. On ne l'arrêtait jamais, après tout.

- « Tu sais très bien que je n'étais pas dans mon état normal. C'est mon inconscient qui a parlé à ma place.

- Eh bien, inconscient ou pas, il m'a quand même obligé à me déplacer. Donc maintenant que je suis là, j'aimerais au moins servir à quelque chose.

- Alors, pourquoi es-tu venu Tom ? Si tu as tellement peur de ne pas servir à quelque chose... Tu n'étais engagé à rien. Je ne t'ai jamais rien demandé ! Et jamais je ne pourrais avoir conscience de le faire. Après tout, nous ne sommes que de simples connaissances qui entretiennent des relations cordiales. Pas suffisantes pour être présents l'un pour l'autre. Et pourtant, tu t'es déplacé à trois heures du matin, dans le simple but de me tenir les cheveux, alors que je sais très bien que tu préférerais être ailleurs. Alors pourquoi, Tom ? Pourquoi ? »

C'est vrai ça ; pourquoi ?

Je la regardais, abasourdi, ne sachant quoi lui répondre. Elle avait raison. Je ne voulais pas être là. Je ne voulais pas lui parler de cette manière. Mais comme d'habitude, nous finissions par nous retrouver tous les deux, dans des situations biscornues que personne n'avait pu suspecter. C'était toujours plus fort que nous, parce qu'au fond, il y avait toujours ce petit intérêt, cette curiosité morbide que nous avions l'un envers l'autre qui prenait le dessus.

Après tout, c'était ce qui nous correspondait, n'est-ce pas ? Nous continuions d'avoir ces automatismes, de regarder l'autre pour voir si tout allait bien. S'il était aussi heureux que nous. Nos regards s'étaient habitués durant tellement d'années. Cinq ans n'avaient pas été suffisants pour réussir à les programmer autrement. Les dissuader.

Nous étions toujours attirés par ce que l'on connaissait ; ce qui nous rassurait.

Alors évidemment, lorsque mon regard avait décidé de s'assurer que tout était à sa place et que je l'avais vue partir seule de l'université, d'un pas pressé, sans même avoir pris le temps de voir qu'elle avait eu son année avec les félicitations du jury, j'avais tout de suite eu la puce à l'oreille. La compétition dans laquelle Edwige l'avait embarqué s'achevait de manière décevante, parce qu'elle n'avait pas joué le jeu jusqu'au bout.

J'avais immédiatement compris qu'il y avait eu un problème avec Henry, en voyant que les deux protagonistes étaient partis à un intervalle irrégulier et dans une direction opposée.

À vrai dire, je n'avais jamais vu Kerrie détaler aussi vite. Elle avait été bien trop pressée de partir. Bien trop pressée de le fuir. Ce qui était étrange, dans une situation où deux personnes étaient censées s'aimer. Dans un moment censé être convivial.

Dès que je l'avais vu arriver derrière elle, je n'avais même pas cherché à lui faire barrage. Je n'en avais même plus envie. Je m'étais rendu compte que j'étais bien dans ma vie et que je ne voulais plus chercher à m'attirer des ennuis. Ou du moins, plus que je n'en avais déjà.

Mais c'était moi qui lui avais tenu le poignet, avant qu'elle ne se retourne.

Je voulais lui demander si tout allait bien. Si quelque chose s'était tramé sous ses yeux. Les miens. Sans que personne ne l'ait vu venir. Sans que personne ne puisse rien y faire.

Et ce fut effectivement le cas. Les choses étaient arrivées sans crier gare. Juste après l'avoir lâchée. Et Kerrie était partie. Henry aussi. Moi, je les avais simplement laissés faire. Je les avais laissés partir alors qu'avec une simple question, une simple phrase, j'aurais pu les garder ensemble. Réunis. Comblés.

Et pourtant, je n'avais rien fait. Je ne m'en voulais même pas.

Alors, je me contentais de hausser les épaules, face à toutes les questions qu'elle m'avait posées. Après tout, elle n'était pas la seule à avoir le droit de ne pas savoir. Ou du moins, de faire mine.

- « Et pourquoi pas, après tout ? Qu'est-ce qui te dérange ? Je n'ai rien fait de mal. Du moins, je l'espère. Sinon je risque d'avoir ton bourge sur le dos ! »

Elle esquissa un sourire triste. La dernière fois que j'avais osé mettre ses émotions en émoi, sa nausée avait automatiquement riposté. Donc techniquement, si elle se remettait à vomir une nouvelle fois, je pouvais avoir une idée de ce qui se tramait avec Henry.

Quoique, je ne fusse pas sûr d'en avoir besoin pour le savoir.

- « J'ai touché une corde sensible, n'est-ce pas ?

- Ne joue pas à l'ignorant Tom. Tu l'as très bien vu, ce matin.

- Oui, je n'ai jamais prétendu le contraire ! Mais je ne pense pas que ce soit ça qui puisse te rendre aussi triste. Voir, qui ait pu faire pencher la balance, si tu vois ce que je veux dire. »

Elle fronça les sourcils, tandis que je lui assénais un regard explicite. Cela ne servait rien de me faire mariner, je connaissais les contours du scénario. Il ne me manquait plus qu'à en comprendre la consistance.

- « Henry est parti, c'est tout, soupira-t-elle.

- C'est tout ? Tu bois comme un trou parce qu'il est parti, et tu dis que c'est tout ?

- Mais qui te dis que j'ai fait ça vis-à-vis de lui ? s'emporta-t-elle, soudainement.

- Parce que Kerrie la reine des prudes n'aurait jamais décidé de se descendre une bouteille toute seule, après tout ce qui s'est passé dans sa famille. »

Son visage se durcit soudainement. Ses traits s'étaient crispés et les muscles de ses doigts s'étaient tendus. Je l'avais senti, parce qu'ils frôlaient presque les miens. Cela m'avait provoqué une sensation similaire, comme si elle me passait son malaise pour se venger.

Mais lorsque je vis son regard incrédule et cette déception dans ses yeux, je m'étais rendu compte que j'avais peut-être dit une bêtise.

Comme ce jour-là, où nous avions eu cette discussion. Un air de déjà-vu.

* * *

*Flash-back : 25 février 1995*

- « Tout va bien, Kerrie ? »

Elle était assise sur le rebord de mon lit, depuis bientôt cinq minutes, l'air pensif.

Ce n'était pas la première fois qu'elle réagissait comme ça. Depuis trois jours, je la sentais déjà plus distante.

Elle aurait dû être contente que je me sois réveillé. De voir que j'avais survécu. Mais au lieu de ça, elle s'amusait à gâcher le peu de temps qu'il nous restait à passer ensemble, en diffusant un silence angoissant dans toute la chambre.

Je ne lui avais toujours pas dit pour le Texas. À vrai dire, je n'arrivais pas à trouver le bon moment pour le faire. Aujourd'hui, c'était la première fois que nous nous retrouvions tous les deux, seul à seule. Et j'espérais pouvoir y arriver durant les derniers jours que j'avais encore à passer ici. Du moins, d'après l'avis du médecin, qui trouvait mes résultats encourageants.

Même nos retrouvailles s'étaient faites sous la surveillance de mes parents. Elle était venue le lendemain ; le vingt-trois. Et comme je l'eus craint, personne ne l'avait mise au courant. Et même si mes parents avaient réussi à me faire douter, dès qu'elle avait franchi les portes de ma chambre, tout était déjà loin derrière. Tout était oublié. Parce que j'avais été tellement soulagé de l'avoir retrouvée.

Mais ça n'avait pas été naturel. Je savais que ses relations avec mes parents étaient désormais tendues, et qu'elle était gênée en leur présence ; d'où le fait qu'elle s'était beaucoup moins lâché qu'à l'accoutumée. Seulement, aujourd'hui, je m'étais temporairement débarrassé d'eux pour passer un peu de temps seul avec elle, avec une impatience poussée à l'extrême.

Et elle était venue. Elle était là. Toujours aussi distante. Toujours aussi gênée. Toujours aussi triste.

D'où ma question.

Elle avait tourné sa tête vers moi et m'avait adressé un sourire confiant :

- « Ce n'est pas vraiment à moi qu'il faut demander ça, n'est-ce pas ?

- Mais moi, je pète le feu ! Je devrais sortir un peu de mon lit ce soir, pour marcher. Le médecin a dit que ça devrait aller.

- Je suis ravie d'entendre ça ! Peut-être que demain, on pourra faire un tour, tous les deux, du coup.

- Tu as l'air triste que je sois réveillé, Kerrie. »

Je l'entendis déglutir, ce qui me brisa le cœur. J'avais l'impression qu'elle s'était faite à l'idée de ma mort et qu'elle ne voulait plus s'en défaire. Peut-être avait-elle encore du mal à y croire ? Pourtant, d'habitude, elle adorait vivre de ses illusions. C'était pour ça que je m'amusais le plus possible à les faire devenir réalité.

Mais j'ignorais que la réalité pouvait lui faire peur à ce point-là.

- « Tu dois me prendre pour un monstre, n'est-ce pas ?

- Mais non, absolument pas. Je me doute que ça n'a pas dû être facile pour toi. Simplement, je pensais que passer un peu de temps avec moi en étant un peu plus... Réactif que cette dernière semaine, aurait suffi à te remonter le moral ! »

Elle rit, face à ma blague de mauvais goût. Au moins, je réussissais toujours à la faire rire. Ça prouvait qu'elle était toujours aussi folle de moi.

- « Pardonne-moi Tom, j'ai la tête un peu pleine, en ce moment. Je ne suis pas la petite amie rêvée. Et je n'avais pas prévu ça comme premier rendez-vous officiel.

- Sérieusement, c'est notre premier ?

- Oui. Si on oublie la Saint Valentin.

- Merde ! Tu aurais dû me le dire, je me serais coiffé ! »

Elle me sourit tendrement. Elle s'était définitivement retournée vers moi cette fois-ci, les jambes en tailleur. Habituellement, elle se contentait de pivoter sa tête vers le lit, quand je lui parlais. Et lorsqu'elle sentait que la discussion allait s'achever, elle se remettait à me tourner le dos. Du coup, c'était à moi de me creuser la tête pour réussir à la regarder un maximum.

Après tout, c'était tout ce que je voulais. Imprimer son visage dans mon conscient, pour l'avoir avec moi pour toujours ; devant mes yeux, lorsque je serai au Texas. Comme ça, j'aurai l'impression qu'elle serait à mes côtés, tous les jours.

Pour toujours.

- « Dis, tu ne veux pas t'allonger à côté de moi ? »

Kerrie sembla hésiter en voyant toutes les machines auxquelles j'étais branché. Elle se demandait sûrement comment elle allait pouvoir s'installer, sans faire sonner quoique ce soit. Après tout, il y en avait tellement...

Elle finit pourtant par se décider. Elle replia ses jambes à l'intérieur du lit, et se glissa lentement à mes côtés, tandis que je m'écartais un peu pour lui laisser de la place. Elle riva alors son visage dans le creux de mon cou, alors que je raffermissais mon étreinte contre elle, la joue collée contre la sienne.

Nos deux bras gauches étaient rabattus par-dessus la couverture, côte à côte. Mais ils ne tardèrent pas à se rencontrer, pour laisser nos doigts s'entremêler. Les droits étaient rabattus sur nos corps respectifs.

- « C'est mieux comme ça, tu ne trouves pas ? »

Je sentis sa tête opiner, contre mon épaule. Mais je sentais aussi que celle-ci commençait à s'humidifier promptement. Et la poigne de sa main se fit plus forte dans la mienne.

- « Tu pleures ou tu déconnes ?

- Pardon Tom, excuse-moi...

- Non, vas-y, fais comme chez toi ! Par contre, évite juste de te moucher sur ma blouse ou mon épaule. Je t'aime mais j'ai tout de même mes limites ! »

Je la sentis s'agiter contre moi, signe qu'elle voulait ôter sa tête de mon cou. Je dégageais donc ma joue de son visage, pour que ceux-ci puissent enfin se faire face et s'observer dans toute leur splendeur.

On avait beau se connaître par cœur – autant physiquement que mentalement, j'avais l'impression de la redécouvrir. Outre le fait qu'elle avait désormais les yeux bouffis par les larmes, j'avais l'impression d'avoir une autre Kerrie Heckwood en face de moi. Plus uniquement ma meilleure amie. Ma première petite amie. Sûrement celle que je désirais garder le plus longtemps possible.

Et j'espérais que cette histoire de Texas ne changerait rien entre nous. Ni le fait de le savoir, lorsqu'elle l'apprendrait de ma bouche. Je l'espérais de tout mon cœur. Parce qu'on avait déjà survécu à la distance plus d'une fois. Ça ne nous avait jamais arrêtés.

Qu'est-ce qui allait changer, cette fois ?

- « Pourquoi tu pleures ? demandais-je en souriant, alors que je lui dégageais quelques mèches des yeux.

- Je ne sais pas si tu te rends compte à quel point j'ai eu peur. J'ai cru que je ne te retrouverais jamais !

- Et moi, j'ai cru que tu ne le dirais jamais !

- Je n'ai pas trop eu l'occasion de me retrouver seule avec toi... » chuchota-t-elle.

Je levais les yeux au ciel, comprenant immédiatement ce à quoi elle se référait. Je ne savais pas trop quoi faire pour régler ça, à vrai dire, et je ne voulais pas gâcher mes derniers jours avec elle, en jouant les gendarmes, pour des tensions qui se contentaient d'être atmosphériques. Tant qu'ils ne s'en prenaient pas ouvertement à elle, je ne voulais pas me risquer à intervenir. Ils risqueraient de l'empêcher définitivement de venir me voir. Parce que depuis cette histoire de coma et de Texas, tout était devenu compliqué.

- « Mais je suis là maintenant, n'est-ce pas ? Tout va bien. Je suis stable. Je vais m'en sortir.

- Je ne veux plus jamais que tu repartes. Je ne veux plus jamais que tu me fasses une frayeur pareille, tu entends ? Je ne sais pas ce qui s'est passé durant ce laps de temps où j'ai fermé les yeux, mais je ne veux plus jamais que ça arrive. On fera tout pour que ça n'arrive plus jamais. Parce que personne ne doit avoir à revivre ça. Ni toi, ni moi. »

Je déglutis, soudainement mal à l'aise. Depuis mon réveil, je n'avais jamais repensé à tout ça. Mes parents ne voulaient pas m'en parler ouvertement et Kerrie était la première à s'être décidée à mettre carte sur table. Encore aujourd'hui, je ne savais pas si c'était une bonne chose, mais j'avais l'impression que c'était nécessaire pour aller de l'avant.

Elle ne m'avait pas confrontée aux détails. Juste à la surface. Histoire de nous donner bonne conscience à tous les deux. Parce que c'était tout aussi dur pour elle.

- « Tu ne me perdras plus. Je vais arrêter de jouer au con, je t'assure. Maintenant qu'il y a un enjeu, je ne peux plus agir en fonction de moi. Enfin... Encore plus maintenant. »

J'aimais me convaincre que ce que je lui sortais là, n'était pas un mensonge. Tant que j'arrivais à lui dire la vérité après, je m'autorisais à la rassurer, à faire de nos derniers moments, quelque chose d'unique.

C'était une illusion de plus après tout. Que j'espérais pouvoir bien exploiter.

Ses yeux étaient ancrés dans les miens. Elle promenait les bouts de ses doigts contre ma joue et les contours de mon visage. C'était sûrement la première fois qu'elle pouvait le refaire, sans se frotter à un glaçon dénué d'émotion et de vie.

- « Et toi, comment tu te sens ? murmura-t-elle

- Je te l'ai dit tout à l'heure. Je vais très bien.

- Tu n'es pas contrarié ? Psychologiquement, ça va ?

- Euh oui... Je crois. J'évite d'y penser. En réalité, c'est assez flou. J'ai rapidement perdu connaissance. Puis trou noir. Un peu comme une cuite, tiens ! » m'exclamai-je soudain.

Mais ma référence ne plut pas à Kerrie. Bien au contraire, je la sentis frissonner contre mon bras. Et je compris immédiatement à quel point ma remarque pouvait paraître déplacée.

- « Merde. Excuse-moi Kerrie.

- Pourquoi t'excuses-tu ? Ce n'est pas moi la plus à plaindre.

- Ouais, mais c'était déplacé... Tu connais le sujet mieux que moi. Et quelque part, ça a un impact plus lent et plus douloureux sur toi, à force.

- C'est bien ça le problème. Je crois bien que je vais devoir vivre avec ça toute ma vie...

- Comment ça ?

- Et si j'étais comme ma mère, Tom ? »

J'avalais ma salive. La mention de sa mère m'avait provoqué des spasmes soudain. Comme si mon corps était parcouru de milliers de fourmis, qui me picoraient le système nerveux. Et c'était donc là que je m'apercevais que côté psychologie, il y avait encore du chemin à parcourir.

Mais Kerrie ne semblait pas prête à lâcher le morceau. Des millions de questions avaient dû la traverser durant mon « absence » et personne n'avait été là pour y répondre. Maintenant, elles semblaient se presser dans sa bouche, pour sortir le plus rapidement possible, peu importe comment.

- « Pourquoi est-ce que tu serais comme... elle, Kerrie ?

- Je ne sais pas, c'est un peu mon seul modèle sur terre ? Et tant que je n'ai pas bu une goutte d'alcool, je ne peux pas le savoir, n'est-ce pas ?

- Je ne saisis pas trop le rapport, mon cœur. »

Son visage s'illumina le temps d'un instant. Elle essayait de se donner du courage. Mais son hésitation et son bon sens l'empêchaient de s'exprimer correctement.

- « Et si moi aussi... J'étais malade ? »

Je n'eus pas le temps de répondre quoique ce soit. Ni même de me creuser la tête pour réfléchir. C'était une question qui me demandait un certain temps de réflexion, à tête reposée.

Et avec mes parents qui venaient brusquement de faire irruption dans la chambre, en dévisageant Kerrie allongée à côté de moi, d'un œil obscène, je sus que la discussion touchait à sa fin.

Elle s'était redressée, complètement ahurie. Elle se sentait vulnérable, avec cette impression d'avoir été surprise, alors qu'elle n'avait rien fait de mal. Elle était simplement là. Avec moi.

Mais ça semblait déjà être un crime à leurs yeux.

- « Kerrie, peux-tu nous laisser s'il te plaît ? Nous devons parler à Tom. » déclara mon père.

À contrecœur, elle me regarda avec une certaine détresse dans les yeux. Je ne savais pas pour quoi c'était. Actuellement, pour elle, tout était devenu compliqué. Ça l'avait toujours été, mais le fait d'avoir temporairement disparu l'avait complètement chamboulée.

- « On en reparle demain Kerrie, promis. Tu repasses quand tu veux. » assénais-je avec un sourire que j'essayais de rendre rassurant.

Elle finit par hocher la tête mécaniquement, dévoilant une esquisse de sourire. Puis elle m'embrassa furtivement avant de descendre du lit et de saluer timidement mes parents d'un signe de tête. Comme s'il s'était agi de simples connaissances.

Ceux-ci le lui rendirent un peu plus durement, tandis qu'elle s'éloignait de la chambre, d'un pas pressé, sans se retourner.

Je l'avais suivie du regard, jusqu'à ce que mes parents ne claquent violemment la porte derrière elle, m'empêchant de la voir plus longtemps et brisant immédiatement toute l'ambiance à minima romantique qui flottait encore dans la pièce. Et sans aucun scrupule.

Ce que je ne savais pas encore, c'est qu'ils l'avaient brisé pour un long moment. Un long moment qu'on appelle toujours.

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Hello tout le monde !

Nouveau chapitre centré sur Tom et Kerrie. :-) (*jubilation*).

Qu'en avez-vous pensé ?

D'autres réponses seront dévoilées dans le prochain chapitre. Peut-être même le moment de mettre cartes sur tables pour les deux protagonistes, sur certains quiproquos de leur passé.

Bref, je ne spoile pas plus. :-)

A la prochaine !

#C.

{Musique en média : Why'd you only call me when you're high ? - Arctic Monkeys}

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