XXVIII
L.A, 29 juin 2000.
La fin de la semaine me tendait les bras. Je n'avais toujours pas eu de nouvelles pour les résultats de Nina, mais je continuais de lui rendre visite trois fois par semaine, comme il était convenu.
Son état ne s'améliorait pas ; il stagnait. Mais ça ne l'empêchait pas d'être toujours contente de me voir, lorsque je venais. Elle retrouvait alors un certain regain d'énergie, qui rassurait tout le monde.
Seulement, combien de temps étions-nous capables de tenir, dans cet état-là, à se contenter de garder la face ? L'avions-nous réellement, ce temps d'ailleurs ? Les résultats tardaient et l'état de Nina n'irait pas en s'arrangeant ; c'était un fait. Était-ce donc normal qu'ils soient aussi longs à arriver ?
Malheureusement, je n'avais pas vraiment eu le temps de me pencher plus en détail sur la question. Le temps des partiels était officiellement arrivé, mais s'était finalement bouclé plus vite que prévu. Une bonne chose pour moi ; j'avais pu m'en servir comme excuse pour fausser compagnie à Henry un moment.
Je ne l'avais pas revu depuis l'épisode avec son père. Nous nous étions séparés bredouilles le soir même, bien qu'il m'ait promis que cet incident ne se reproduirait plus et n'avait eu aucune incidence sur ses choix.
Je voulais bien le croire. Je le désirais de tout mon cœur. Mais j'avais bien vu qu'il n'était pas resté de marbre. Que contrairement à ce qu'il m'avait toujours laissé croire, l'impact de son père sur sa vie le concernait toujours, d'une manière ou d'une autre. Et qu'il n'en avait pas encore fait abstraction. Il en restait donc toujours dépendant.
Je me sentais un peu gênée. J'avais l'impression d'avoir été victime d'un chantage affectif. Qu'on m'avait forcé la main. Compressée dans un étau et incapable de défendre mon statut, je m'étais retrouvée les quatre fers en l'air, sans savoir quoi faire.
En réalité, je n'avais pas aimé cette situation. Je n'aimais pas perdre le contrôle. Je n'aimais pas être contrainte. Et Henry l'avait bien compris, lorsque nous nous étions retrouvés à deux, par la suite. Il m'avait laissé souffler, le temps des examens, par respect. Sûrement.
Mais au final, lui aussi s'était servi de cette excuse à mauvais escient. Parce qu'il ne m'avait pas recontacté.
Je n'étais plus très sûre que ce soit du respect, du coup.
J'avais eu le temps d'y réfléchir, coincée dans le plus vieil amphithéâtre de la faculté, au milieu de ce silence angoissé, corrompu par le stylo qui grattait le papier. Mes copies s'en étaient ressenties. Les feuilles avaient été trop peu noircies à mon goût et pour la première fois, ma boule au ventre n'était pas due à un manque d'inspiration. C'était presque monté au second plan.
Mais maintenant que l'adrénaline était redescendue, je m'en voulais de m'être uniquement accrochée aux séances d'études intensives avec Edwige, le week-end dernier, pour remplir mes copies, sans même avoir pris la peine de consulter mes fiches secrètes, tant convoitées par mon amie.
Au moins, elles n'avaient pas servi à grand monde.
C'était terminé. Je n'avais plus d'excuse et Henry non plus. L'heure était venue de savoir si la gêne s'était officiellement installée dans notre relation, nous forçant à trouver d'autres excuses afin de nous éviter encore un bout de temps.
Mais heureusement, j'avais trouvé une nouvelle occupation beaucoup plus importante et encore plus angoissante qu'un partiel de droit ou une confrontation avec mon petit ami, pour éviter d'y penser.
La situation de Tom, et son père, m'avait ouvert les yeux, m'ayant fait également beaucoup réfléchir sur la mienne, qui contenait plus de similitude que je voulais bien le croire. Et une sorte de nécessité s'était créée, en plus du petit côté de culpabilité.
Peut-être qu'après tout, j'avais besoin de réponse. Peut-être qu'un certain quiproquo s'était établi, entraînant des conséquences plus qu'insoutenables. Et que certains éléments avaient été omis, pour pouvoir comprendre la totalité de l'histoire.
J'en avais marre des secrets. Marre d'essayer de garder en moi, des choses qui étaient hors de ma portée. Si j'étais aussi concernée que prévu, par respect, comprendre était un droit ; une obligation.
Je ne parlais pas d'une seconde chance. Et encore moins d'un pardon. J'avais juste besoin de réponse pour enfin me vider l'esprit une bonne fois pour toutes ; chose qui me paraissait encore impossible.
Ce que je m'apprêtais à faire l'aurait encore été il y a plusieurs mois, à tel point que je me demandais si j'avais actuellement toute ma tête. Cela avait germé si soudainement...
Trop de réflexions s'étaient pressées dans mon esprit. J'aimais avoir du temps pour chacune d'entre elles. Et le seul que j'avais trouvé à accorder à celle-ci, était le soir, entre deux bâillements et lectures bien trop furtives, lorsque mes émotions étaient à fleur de peau et m'empêchaient de me concentrer sur ce qui était primordial.
Mes pensées et mes sentiments avaient toujours été plus intenses, en fin de soirée. Et il s'était avéré que beaucoup de mes décisions passées avaient découlé de ces nuits blanches de réflexion. Certaines avaient été vaines et d'autres bénéfiques, mais j'étais persuadée qu'après une bonne nuit de sommeil, les choses auraient paru plus claires et moins agitées. Voir plus évidentes.
Sauf que je ne pouvais jamais rester trop longtemps en place.
Me voila donc debout de bonne heure, en cette belle journée d'été. Mal assurée, j'avais fini par pénétrer dans les locaux sombres. Je m'étais déjà renseignée la veille, pour savoir s'il était possible que je puisse avoir un entretien avec elle.
On m'avait répondu que j'avais le droit à une demi-heure, dans une salle commune et surveillée.
J'avais donc décidé de me contenter de ce temps, décidant officiellement de m'y rendre, en espérant qu'elle accepte de me revoir.
A l'accueil, on m'avait fouillé. Dépouillée de tout objet de valeur et coupant ; ou tous autres ustensiles qui pouvaient nuire à la vie d'autrui, d'une quelconque manière.
A contrecœur, j'avais dû me séparer de certains bijoux et de ma ceinture, les posant dans un bac qui donnait l'illusion de m'attendre sagement en sécurité, derrière la vitre opaque où ils avaient été positionnés, jusqu'à la fin de l'entretien.
J'étais ensuite passée dans un dédale de couloir, derrière une multitude de portes, toujours accompagnée de ce vigile baraqué et imposant. Étrangement, au lieu de me sentir en sécurité, je m'étais sentie plutôt oppressée.
Mais il avait fini par s'arrêter devant une porte plus étroite que les autres, avant de me héler, de manière officieusement grave :
-« La détenue a été jugée apte et a accepté de vous voir, suite à votre coup de fil de la veille. Vous avez le droit à une demi-heure, ni plus, ni moins. Mais il vous est strictement interdit d'avoir un quelconque contact physique avec la détenue, ainsi que d'avoir des paroles qui la pousserait à la violence. Une caméra de surveillance synthétisera la scène, en cas de problèmes, qui seront engendrés à vos frais. Dans tous les cas, si la détenue présente ces soi-disant signes de violence, j'interviendrai et l'entretien sera définitivement interrompu. Les règles sont-elles assez claires, Mademoiselle ?
- Oui, j'ai compris, merci.
- Très bien. Vous pouvez rentrer. Elle vous attend à l'intérieur. »
Le vigile m'ouvrit la porte pour me laisser rentrer et la referma derrière moi. Guère rassurée, je le suivis du regard et le vis se glisser derrière une baie vitrée, qui donnait un accès panoramique entier vers la salle. Comme il était convenu, il était prêt à agir, en cas de soucis.
La salle n'était pas très grande, mais elle était surtout très mal éclairée. Un vieux lustre poussiéreux à la lumière tremblotante embrasait partiellement la pièce, ainsi que le visage fantomatique de ma mère qui transparaissait sous le minuscule îlot illuminé.
Elle était assise sur une chaise, en face d'une table, droite, l'air grave. Sa tête n'avait pas bougé lorsque j'avais fait irruption dans la pièce. Seul son regard froid, contrastant avec le fluo orange de sa combinaison, suivait mes mouvements hésitants, lorsque je vins à sa rencontre.
Je finis par m'asseoir en face d'elle, essayant de paraître sure de mes choix. Je m'étais encore laissé porter par mes caprices du soir. Seulement, il était trop tard pour faire demi-tour, désormais.
Elle me regardait, comme si elle avait été vidée de toute émotion. Maintenant que je la voyais de plus près, je percevais une grande fatigue sur son visage. Des cernes ornaient la courbure de ses yeux et sa bouche s'affaissait légèrement, comme si elle n'avait plus la force de s'étirer.
L'alcool l'avait toujours vieillie, mais maintenant qu'elle était sûrement sobre depuis un peu plus d'un mois, les traits de son visage s'étaient vraiment alourdis, la rendant officiellement grisonnante, voir presque malade.
Elle ne parlerait pas la première. Elle ne voulait pas se risquer à dire une bêtise. Et même si cela ne se voyait pas, je savais que ma visite à l'improviste l'avait chamboulée.
-« Salut... Maman. » déclarais-je soudainement, prenant mon courage à deux mains pour briser le silence angoissant
Son visage ne bougea pas d'un millimètre. Sa bouche n'avait même pas tremblé. Elle se contentait simplement de me fixer de ses yeux cadavériques et flegmatiques.
Légèrement déstabilisée, je décidais d'enchaîner sans me poser de question, pour ne pas perdre de temps sur la demi-heure d'entretien qui nous était accordée :
-« Tu dois sûrement te demander ce que je fais dans le coin, n'est-ce pas ? Notre dernière entrevue n'aura pas été très glorieuse. Tu t'attendais à ce que je te laisse pourrir ici, en pensant que tu l'avais mérité. »
Elle ne répondait toujours pas. Ses yeux avaient dévié de trajectoire, désormais fixés sur mes doigts repliés timidement sur la table, seul obstacle physique entre nos deux corps. Elle y mettait tellement d'insistance que je fus obligée de les déplacer le long de mes cuisses, ressentant un puissant malaise.
Pourtant, j'avançais doucement ma tête en avant, pour essayer de croiser son regard et espérer une confrontation, le tout sans la brusquer, repensant aux paroles du vigile. Je ne savais pas du tout comment elle se portait dans sa cellule. C'était la première fois que je la voyais aussi inanimée. Et ce ne pouvait pas être la faute de l'alcool cette fois-ci. Il ne pouvait pas être responsable de tout.
-« Tu ne dis rien ? »
Elle recentra soudainement son regard dans le mien, me donnant l'illusion d'être contemplée par un fantôme. Puis, elle finit enfin par déclarer ses premiers mots, d'une voix affreusement morne :
-« Que veux-tu que je te dise ? C'est toi qui as demandé à me voir. »
Je frissonnais. Mes craintes étaient fondées ; elle était bien rancunière. Elle pensait que sa présence ici était injustifiée. Que tout ce qui lui était arrivé avait été hors de sa portée. Et elle continuait de me blâmer sur le fait de l'avoir abandonnée, de l'avoir laissée se débrouiller seule, au lieu de la soutenir comme je l'avais toujours fait. Par obligation.
Pourtant, j'étais persuadée qu'elle désirait hurler.
Je me redressais contre le dossier de ma chaise, essayant de paraître placide et rassurante. Mais en réalité, je me contentais d'essayer de garder mon sang-froid.
-« En effet. Je voulais savoir comment tu te portais. »
Un faible rictus vint soudainement déchirer la moue platonique que faisait sa bouche depuis le début de l'entretien. Mais je ne m'étais rendu compte que trop tard que ma remarque pouvait paraître déplacée.
-« Comme tu le vois, je me porte comme un charme. J'ai tout le temps libre dont j'ai toujours rêvé. »
Je me mordis les lèvres, honteuse. Sa remarque ironique soulevait une détresse qu'elle ne voulait plus me montrer ; par fierté, sans doute. Une détresse que je suspectais mais que je n'osais pourtant pas relever.
Et même si elle l'avait voulu, qu'aurait-elle pu y faire, aujourd'hui ? C'était trop tard, le mal était déjà fait.
Elle avait toujours cet affreux rictus pendu à ses lèvres. Surtout lorsque ce fut à son tour de se pencher lentement vers moi, alors que je me sentais m'enfoncer de plus en plus dans le fond de ma chaise, jetant des coups d'œil furtifs vers la baie vitrée. Mais visiblement, cette situation semblait rester convenable.
-« Eh bien Kerrie, pourquoi tournes-tu autour du pot ? Sois directe, pour une fois. »
Sa remarque sembla me provoquer un ultime électrochoc. Sûrement parce que je m'étais promis qu'elle ne m'humilierait plus jamais.
Je me redressais immédiatement sur ma chaise, comme si je m'étais souvenue d'un seul coup, la raison de ma venue ici. J'avais encore été intimidée par ma propre mère, comme d'habitude. Mais juste le temps d'un instant, histoire de revenir à la réalité.
-« J'ai juste ressenti le besoin de te comprendre. Comprendre tes actes. »
Son sourire restait campé. Comme si la situation l'amusait. Comme si je l'amusais. Comme si elle n'y croyait pas. Mais pour une fois, ce qu'elle pouvait penser me passait presque par-dessus la tête.
Elle se contenta de poser ses mains menottées sur la table, tapant docilement du bout des ongles, le revêtement plastique.
-« Comme si tu avais vraiment envie de savoir ce qui m'était passé par la tête.
- Disons que ça m'aiderait peut-être à voir la situation sous un autre angle.
- Réellement ? Tu penses que ça changerait quelque chose ? Tu ne pouvais pas essayer de me comprendre avant que je sois incarcérée ici ?
- J'ai dit que je voulais comprendre. Pas que je te pardonnais. »
Elle avait arrêté de sourire. Elle me fixait désormais avec une certaine pitié.
-« Il n'y a rien à comprendre. C'est comme ça, c'est tout. » soupira-t-elle
J'étais définitivement accablée de son manque de réaction. Elle ne cherchait même pas à se décrédibiliser ou à nier quoique ce soit, comme une personne un minimum empli de culpabilité aurait cherché à le faire. Elle ne reconnaissait pas non plus les faits, trouvant sa présence ici injustifiée.
Elle se contentait simplement d'accepter son sort avec une fatalité insupportable. Elle était là, parce que ça faisait partie de son destin. Et elle ne discutait jamais son destin.
Le seul sujet où elle s'était un minimum animé, était celui de ma responsabilité sur le fait de sa présence ici. Qui confirmait définitivement son animosité à mon égard.
-« C'est comme ça. C'est tout ce que tu as à dire ? Tu trouves ça normal ?
- Ce qui m'arrive ? Peut-être bien. A force de trop jouer avec le feu, j'ai fini par me brûler. Je vais avoir le droit à une longue convalescence de cinq ans.
- Et tes actes aussi du coup ?
- Tu es réellement venue me blâmer dans mon propre lieu de torture, ma fille ? »
J'allais continuer de la sermonner, mais je fus obligée de ravaler mes paroles.
Malheureusement, elle avait raison. Cela ne servait à rien de lui rabâcher ce qu'elle savait déjà. Et même si ça ne se voyait pas, je savais très bien que ça lui taraudait l'esprit.
Elle ne m'aurait jamais demandé de me taire, sinon.
Je lâchais un soupir, serrant maladroitement mon bras, comme si je cherchais à me dissimuler. Me cacher d'elle et partir loin. On m'en avait donné l'opportunité mais j'avais préféré la gâcher sur un coup de tête.
Il me restait encore l'espoir de la transformer en quelque chose de productif.
-« Tu as raison. Je suis désolée.
- Oh, au point où j'en suis, je peux bien te pardonner pour ça. Ce n'est qu'un infime détail.
- Dois-je comprendre que je dois me sentir coupable de quelque chose ?
- Je n'ai pas besoin de te faire comprendre quoique ce soit. Tu sais déjà tout et c'est le cas. Tu te sens coupable. Et si tu ressens pareille émotion, c'est que tu l'es quelque part. C'est que tu sais que tu as ta part de responsabilité, Kerrie. »
Mes ongles se plantèrent dans ma peau. L'étreinte sur mon bras se fit plus ferme.
-« Je ne vois pas où j'ai ma part de responsabilité dans la mort d'Esteban. »
Elle m'adressa un ricanement, suivi d'un regard appuyé, qui me déstabilisa au plus haut point.
Je savais très bien où avait été ma part de responsabilité. J'avais été absente ce soir-là. J'avais été absente parce que j'avais cherché à être comme elle. Et au final, j'avais réussi. J'avais été complice de ses actes.
Complice indirecte. C'est ce que j'essayais de me dire pour me rassurer.
Son manque d'humanité me faisait vomir. Je ne comprenais pas comment le fait d'avoir tué son propre fils pouvait la laisser si indifférente. Même avec un flot de circonstances atténuantes. Même en cherchant à me faire porter le chapeau.
Elle n'avait jamais été très proche des deux enfants. Ils n'avaient pas eu la chance de la connaître dans ses bons jours. Sûrement parce qu'elle voyait leur existence comme un fardeau, le miroir d'un calvaire qu'elle ne pouvait plus oublier. Parce qu'ils étaient là sans cesse pour le lui rappeler. D'autant plus qu'ils étaient deux. Pour deux fois plus de douleur.
Je ne me rappelais pas tellement de leur père. Il me semblait même ne l'avoir qu'aperçu une ou deux fois, quand elle m'emmenait clandestinement à son ancien travail. Elle ne l'avait jamais ramené à la maison. C'était un des employés ; son patron. Il était d'origine portoricaine. Plus vieux. Plus expérimenté. Trop expérimenté. Trop confiant. Trop arrogant.
Mais j'avais des bribes de souvenirs d'un soir en particulier. Un soir de vacances d'été mille neuf cent quatre-vingt-neuf, durant la période de pluie tropicale. Un temps à ne pas mettre un chat dehors.
Je me rappelais m'être postée devant la fenêtre une bonne partie de la journée, parce que ma mère n'était pas rentrée depuis la nuit précédente. J'avais guetté les coins de rue, espérant la voir surgir dans mon champ de vision, entre deux morceaux de vitre parsemée de gouttelettes.
Puis la porte avait fini par s'ouvrir lentement, en grinçant, pour la laisser entrer, ses longs cheveux bruns et trempés, plaqués sur son visage. Mais ça n'avait pas enlevé son air hébété, pour autant. La peur qui s'y tramait dessus.
Je me souvenais m'être dirigée vers elle, en silence. Etre allée à sa rencontre pour la prendre dans mes bras, rassurée. Je n'avais pas vu tout de suite qu'elle en avait réellement besoin. Je m'étais contentée de la serrer dans mes bras, parce qu'elle m'avait manqué et parce que je m'étais inquiétée pour elle.
Elle m'avait maladroitement serrée contre elle, mais son étreinte m'avait paru distante, molle, dénuée de force. Comme si elle avait été vidée.
Puis je l'avais regardée, du haut de mon petit mètre trente-cinq. Yeux dans les yeux. La tête encore baissée, les cheveux emmêlés et humides qu'elle ne prenait pas la peine d'ôter de devant ses yeux. Je n'avais pas osé y toucher, sentant que ce qui allait s'y cacher derrière, allait m'effrayer. Comme dans ces vieux films d'horreurs, lorsque les monstres se cachaient derrière le rideau.
D'un simple coup d'œil face à sa dégaine, j'avais fini par comprendre, du haut de mes huit ans que quelque chose n'allait pas. Qu'elle était encore plus mal que d'habitude.
Et alors que j'allais lui demander ce qu'elle avait, elle n'avait réussi qu'à lâcher cette phrase avant de m'avoir laissé le temps de dire quoique ce soit :
-« Je ne me souviens de rien. »
A l'époque, je n'avais pas compris ce qu'elle voulait me dire. Elle n'avait eu personne à qui se confier. Elle savait qu'elle ne pouvait pas le faire avec sa fille de huit ans. Même si elle désirait le crier. Mais qui l'aurait écoutée ? Qui l'aurait comprise ? Elle s'était sentie salie. Salie par un homme qu'elle pensait aimer.
J'avais été incapable de dire quoique ce soit. Je m'étais contentée de renforcer mon étreinte, parce que là, j'avais compris qu'elle s'était sentie mal et qu'elle avait besoin de soutien. Qu'on lui montre qu'elle n'était pas seule, même si mon geste relevait de l'impuissance.
Et à l'époque – cette époque où elle avait encore l'audace de se démener pour nous assurer un avenir, je venais de comprendre que le monde dans lequel elle évoluait et qu'elle essayait de me dissimuler, n'était pas conforme à l'idée que j'avais de la vie, dans ma tête de petite fille.
Au début, je n'avais pas compris pourquoi elle avait gardé les jumeaux. Je voyais qu'elle en souffrait, que ça ne la rendait toujours pas heureuse. Je les avais alors vus comme un mauvais présage. Une nouvelle occasion pour elle de sombrer, de se détruire de l'intérieur. Et à l'époque, je n'arrivais qu'à me contenter d'être capable de mépriser tout ce qui lui faisait du mal.
Mais j'avais fini par prendre conscience en ayant grandi, qu'elle avait effectué ce choix, parce qu'elle avait continué d'attendre son retour. Qu'elle pensait qu'avec cette grossesse, il finirait par revenir, après tous les appels à l'aide qu'elle lui avait lancé par la suite. Qu'il se serait rendu compte de ce qu'il lui avait fait et qu'il assumerait. Elle pensait qu'il l'aimait. Qu'il regretterait. Parce qu'elle ne voulait pas y croire.
Alors, elle l'avait attendu. Elle avait passé sa grossesse qui avait au moins eu le mérite de s'être passée sans encombre. Elle avait donné son nom de famille aux enfants. Et en voyant qu'il n'allait pas revenir, en comprenant l'ampleur de la situation dans laquelle elle se trouvait, elle avait sombré. Les jumeaux en ont payé le prix. Moi, j'ai fini par comprendre qu'ils n'étaient pas un fardeau, mais bien un cadeau. Alors, j'avais compensé.
Beaucoup plus tard. Et les rôles s'étaient inversés.
En me remémorant ces souvenirs qui prenaient de plus en plus de sens au fur et à mesure que j'avais pris de l'âge, je regardais à présent ma mère avec une certaine dose de pitié. Après tout, elle n'était rien de plus qu'une pauvre fille qui n'arrivait pas à gérer ses démons ou faire face à ses responsabilités. Elle était seule, certes. Mais elle avait sali toutes les mains qu'on lui avait tendues.
Ce qui n'était pas mon cas. Elles étaient déjà sales lorsque je m'en étais emparée.
-« Non, décidément, je ne vois pas.
- Tant pis. Je suis mal placée pour te donner des leçons. Mais tu m'as caché des choses Kerrie. Tu sais très bien que mes nerfs sont facilement irritables. Pourquoi as-tu cherché également à jouer avec le feu ?
- Je t'ai caché avoir un métier et que j'économisais de l'argent. J'avais peur que tu sois fière de moi, tu comprends. Je risquais de faire une syncope si je l'entendais de ta bouche pour la première fois de ma vie.
- Non. Tu voulais surtout me laisser seule. »
Les ongles que j'avais plantés dans la peau de mon bras se retirèrent lentement et douloureusement. J'essayais de ne pas la regarder trop froidement, mais mon cerveau n'avait plus aucune influence sur le moindre de mes gestes ou de mes traits. Il se contentait de repasser en boucle sa dernière phrase, comme un mauvais refrain que je ne connaissais que trop bien.
-« Je vais faire mine de n'avoir rien entendu.
- Pourquoi donc ? Tu sais que j'ai raison. Tu voulais partir.
- Oui. En effet. Nous voulions tous partir. C'était invivable pour tout le monde.
- Je t'ai fait du mal, n'est-ce pas. »
C'est ce moment-là que les points sensibles que ma mère avait déjà touchés, choisirent pour tous se mettre en marche, comme s'ils cherchaient à répondre ironiquement à sa question évidente.
-« Pourquoi fais-tu fuir les seules chances que tu as d'être heureuse, maman ?
- Je pourrais te retourner la question, Kerrie.
- Je ne les fais pas fuir. Elles fuient très bien toutes seules.
- Tu avais pourtant tellement d'occasions de tout plaquer, depuis que tu es majeure. Tellement d'occasions de me laisser seule, mais tu ne les as jamais saisies. Tu es restée jusqu'au bout. Tu es encore là aujourd'hui, face à moi.
- Je croyais que tu ne voulais pas que je te laisse seule.
- Certes. Mais je ne t'ai jamais obligée à rien. Je surréagissais. Mais je ne t'ai jamais obligée à rien. Ce que je veux dire, c'est que tu aurais très bien pu fuir sans que je le sache. Mais tu m'as toujours couverte. Encore aujourd'hui, tu continues. Tu continues de te gâcher la vie, dans le simple but de répondre à mes caprices. C'est que dans un sens, toi et moi, on a plus de points communs qu'on veuille bien l'admettre, tu ne crois pas ? »
Je me surpris à esquisser un frisson. Tellement d'enfants auraient aimé être associés à leur mère. Moi, ça m'inspirait le dégoût.
A moins que j'arrive à me dégoûter de moi-même ?
Je voyais très bien où elle voulait en venir. Elle ne faisait rien pour que je reste, mais elle faisait tout pour que je ne la quitte pas. Elle avait besoin de savoir qu'elle était attendue quelque part, par quelqu'un qui ne la laisserait jamais tomber, peu importent les circonstances ; peu importe qui elle était. Quelqu'un qui devait se sentir redevable envers elle.
Mais en réalité, elle avait juste besoin que ce soit moi. Rien de plus.
Je détestais lorsqu'on m'associait à ma mère. Parce qu'elle n'était vraiment pas appréciée. Parce qu'elle était mauvaise, elle ne convenait pas à la vision de ce qu'appréciaient les autres. Mais l'entendre de sa bouche à elle, sonnait comme une triste vérité à laquelle je refusais de me confronter. Parce que je ressentais le besoin d'être appréciée et que j'étais peinée quand je voyais que je ne l'étais pas. Ce qui n'était pas son cas.
On était donc différentes.
Alors que je m'apprêtais à renchérir quelque chose, je me rendis compte que les mots restaient coincés dans ma gorge. A moins que ce soit la venue du vigile qui venait me signifier que le temps était écoulé ?
La porte s'ouvrit dans un grincement assourdissant, me faisant tressaillir. J'aurais dû être soulagée d'en avoir fini et pourtant j'avais l'étrange sensation que j'avais perdu la partie.
-« Mademoiselle, l'entrevue est terminée. La détenue doit retourner dans sa cellule. »
C'était à présent à moi d'être plantée comme un piquet, immobile. Je ne regardais qu'elle, semblant presque ignorer la présence et les ordres du vigile. Quant à ma mère, elle me fixait de ses petits yeux perçants, avec ce sourire vainqueur sur le visage.
Elle avait beau ne pas m'avoir vue grandir, elle me connaissait presque trop bien. Du moins pour savoir où appuyer pour me faire sortir de mes gonds.
Je finis par me lever lentement, m'emparant mollement de mon sac, tout en ne perdant pas son visage familier de vue. Elle arrivait à soutenir mon regard sans le moindre problème. Parce qu'elle savait très bien qu'elle avait gagné.
Je suivis le vigile doucement vers la sortie, tandis que les mots continuaient de rester coincés dans ma gorge, manquant presque de m'étouffer. J'étais incapable de lui dire au revoir. Pire, je ne savais même pas si je devais lui dire quelque chose, en guise de conclusion : au revoir, adieu, bonne chance, pourris bien ici... A bientôt ?
Je savais bien que je n'allais pas pouvoir rester comme ça bien longtemps. La discussion avait été courte ; trop courte pour être réellement constructive, bien qu'avec ma mère, les discussions n'étaient jamais réellement profondes. Il y avait toujours quelqu'un sur une marche plus haute que l'autre.
Je pensais juste avoir l'occasion de l'inverser, pour une fois. Juste une.
Naïve. C'était tout ce que j'avais de plus que ma mère.
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Hey ! Comment ça va ?
J'en profite pour publier mon chapitre entre deux heures de voiture pour aller au ski. :-)
C'est un chapitre un peu spécial ; vous comprendrez peut-être pourquoi dans les prochains chapitres.
En tout cas, j'avais besoin de développer un peu le personnage de Catherine, qui est l'un des plus intéressants à mes yeux.
Qu'avez-vous pensé de l'entrevue ?
Sinon, j'espère que vous avez apprécié ! À bientôt pour un nouveau chapitre et merci pour les 4K de lecture ! :-)
#C.
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