XXVII
L.A, 21 juin 2000, au soir.
Cela faisait déjà plusieurs minutes que nous étions attablés à l'intérieur du café et pourtant, j'avais l'impression que nous étions là depuis des heures.
L'air y était suffoquant à cause de la température du solstice mais aussi par rapport à la nature de nos discussions et de nos relations.
Il était clair et c'était affreusement visible ; je n'étais pas à l'aise. L'influence de Sabri me faisait me sentir comme un insecte que l'on pouvait écraser à tout moment s'il devenait un peu trop bruyant et envahissant.
Le fait que ma présence ici ne soit qu'uniquement tolérée, me consternait profondément. Je détestais quand les gens, pour qui j'avais un minimum d'estime, me rangeaient dans une case de laquelle je ne devais pas bouger. Car visiblement, Henry n'avait pas l'air de m'assumer devant son père. Et il n'assumait pas non plus les lieux où nous avions l'habitude d'aller dîner. Mais peut-être que toutes ces coutumes faisaient parties de leur étrange mode de vie ?
Le Griddle Cafe était plutôt un établissement convivial et très bien fréquenté. Les pâtisseries, ainsi que les plats étaient savoureux, faits maisons et ça ne nous avait jamais posé problème de les déguster ici. Nous avions toujours adoré cet endroit pour nous retrouver durant nos rendez-vous et c'était devenu notre petit cocon personnel.
Mais les mets proposés ici ne semblaient pas assez fins pour le père d'Henry, qui ne prit même pas la peine de commander à manger, après avoir regardé le menu de haut en bas, avec une condescendance plus qu'insupportable.
Pourtant, il avait quand même fini par appeler le serveur d'un claquement de doigt pour lui signifier que nous avions fait notre choix, lui stipulant catégoriquement qu'il ne daignera pas manger ici et qu'il était simplement de passage. Seulement, il ne semblait pas savoir qu'il n'était obligé à rien d'officiel.
La salle était pleine à craquer ce soir. Il faisait chaud, les gens ne voulaient pas rester cloîtrés chez eux à ne rien faire. Si Sabri n'était pas intervenu, nous nous serions contentés d'attendre et de bavasser joyeusement. Nous n'étions pas pressés et le temps semblait s'arrêter uniquement pour nous. Et personnellement, j'adorais ça.
Mais là, j'avais l'impression d'effectuer une horrible course contre le temps dont je n'étais même pas maître. Je n'étais même pas sûre d'en être participante.
Le serveur prit nos commandes, légèrement intimidé. Visiblement, Sabri était connu dans le coin. Ce n'était pas étonnant s'il détenait la plus grande chaîne d'hôtel de luxe de Los Angeles ; le barman devait ressentir une pression énorme et une humiliation quasi-totale vue la manière dont Sabri relevait les petites imperfections d'un endroit normalement très convoité.
Il capta un de mes regards, cherchant un quelconque soutien et ayant surement perçu un mal-être similaire au sien. Mais je fus uniquement capable de lui apporter mon appui avec un signe de tête, puisque j'étais tout aussi coincée et humiliée que lui.
Voyant alors que nous étions tous les deux livrés à nous-même et incapables de nous apporter une aide réciproque, il finit par s'éloigner hâtivement avec nos commandes en poche, avant que les deux hommes ne se rendent compte de la supercherie.
Sitôt nos plats commandés, Sabri papillonna des yeux un peu partout, avant de reporter son attention sur son fils. Quant à moi, plus j'étais invisible, mieux je semblais me porter.
-« Eh bien. Quel endroit charmant. » finit-il par lâcher
Ma respiration se fit plus crue, mais fort heureusement, personne ne sembla s'en rendre compte. L'un des avantages à être imperceptible face à des gens qui n'ouvraient les yeux que lorsqu'ils le jugeaient nécessaire.
Henry haussa les épaules, de plus en plus mal-à-l'aise.
-« Pourquoi tenais-tu à me voir à tout prix ce soir ?
- J'ai des projets pour toi, mon fils. »
C'est ce moment-là qu'Henry choisit pour s'animer et devenir plus confiant. Dès que l'on remettait en cause son avenir personnel, il défendait son territoire bec et ongle. Bien la preuve qu'il ne se laissait pas complètement marcher sur les pieds sur des sujets qui lui tenaient réellement à cœur.
-« Je t'ai déjà dit que les projets familiaux ne m'intéressaient pas.
- Je ne te demande pas de changer de passion. Et puis... avocat, ce n'est pas si mal, au fond. J'ai fini par m'y habituer. Beaucoup d'avocats sont des gens prestigieux, je me suis renseigné.
- Ce n'est pas une passion. Accepte que ce soit mon métier.
- Peu importe. J'ai besoin que tu viennes avec moi, durant les vacances d'été au Mexique.
- Pardon ? » s'étrangla Henry
J'ouvrais des yeux ronds, soudainement alarmée. Alors, c'étaient ça les fameux projets que je devais écouter à tout prix ? Entendre le père de mon petit ami lui stipuler l'ordre de le suivre pendant plus de deux mois, pour comprendre par la suite que j'allais devoir jouer la femme parfaite qui l'attendrait sagement chez elle, en toute modestie ?
Je refusais de me cantonner à ce rôle. J'appréciais énormément Henry, mais pas suffisamment pour avoir une quelconque implication dans sa famille. Surtout que c'était un mode de vie qui ne me convenait décidément pas.
Ce que j'avais aimé chez Henry, c'était ce détachement qu'il avait vis-à-vis de ces codes, qui pourtant, lui collaient à la peau. Jusqu'à aujourd'hui, il m'avait semblé les assumer. Mais dès qu'il s'était retrouvé face à son père, c'était comme si son amour propre s'était égaré quelque part en chemin.
Les paroles de Tom à notre dernière entrevue dans ce café, il y a un mois de cela, me revinrent subitement en mémoire. En effet, d'un certain côté, il avait eu raison.
Ce n'était pas du tout l'avenir que je m'étais imaginé et je ne pensais pas que c'était celui que je désirais vraiment. Malheureusement, pour le moment, je ne pouvais rien dire.
Mais maintenant que ma relation avec Henry était un peu plus concrète, j'avais l'impression d'être obligée de me forcer, par amour pour lui.
Était-ce vraiment trop tard pour refuser ?
Sabri dévisagea Henry avec une neutralité presque irritante. Essuyer les refus de son fils devait être une mesure de routine, auquel il ne semblait même plus faire attention. Ou alors, c'était parce qu'il savait qu'il finissait toujours par gagner à la fin et que s'énerver maintenant serait vain.
Il redressa ses lunettes sur son nez et replia ses mains l'une contre l'autre, l'air patient. Ce qui était bien avec ces hommes-là, c'est qu'on savait tous très bien que l'intérieur de leur corps bouillait de rage, mais que la barrière de leurs codes les empêchait d'exploser, donnant l'impression d'avoir un self-control absolument hors du commun. Mais seulement l'impression.
-« Oui. La chaîne d'hôtel familiale va s'étendre ailleurs qu'aux Etats-Unis et nous avons choisi le Mexique comme première implantation.
- Je ne vois pas en quoi je vais pouvoir t'être utile.
- Pour plusieurs raisons. Déjà, pour attirer du monde, le promoteur mexicain m'a demandé un représentant jeune et dynamique pour une publicité efficace dans la ville et plus loin encore. J'ai immédiatement pensé à toi et lui ai fait part de mon idée. Nous sommes tombés d'accord pour que tu sois le représentant et l'organisateur.
- Me demander mon avis te semblait un peu trop difficile ?
- Je savais très bien que tu refuserais, alors j'ai pris les choses en main. Mais attends de voir l'autre raison : nous avons également besoin d'un avocat, pour défendre les intérêts de l'hôtel, puisque l'homme avec qui je me suis associé n'a pas eu une très bonne réputation dans le temps. C'est là que j'ai réalisé que ta passion n'était pas si superflue qu'elle le paraît. »
Je sentis les traits d'Henry se crisper à mes côtés. Son irrépressible besoin d'avoir le contrôle sur son quotidien et son travail, venait de voler en éclat. Son prestigieux avenir routinier ne convenait pas à son père, qui cherchait à le remettre sur le chemin de la grandeur. Pourtant, il avait le pouvoir de faire entendre sa voix. Mais avec son père, il n'y arrivait pas. Pire, il essayait à peine. Il n'était pas au maximum de ses capacités.
-« Je refuse d'aider un escroc pour vos stupides magouilles. Ce sera sans moi.
- En réalité, tu n'as pas le choix. Tous les papiers sont déjà signés et les billets d'avions, achetés. On s'envole le deux du mois prochain.
- A quoi tu joues, papa ? Tu sais très bien que tu ne m'auras pas à ce jeu-là.
- Oh vraiment ? » lâcha-t-il avec un sourire narquois
Henry serra les dents et je le regardais faire, dépitée. En plus d'être invisible, j'étais impuissante. Qu'est-ce qu'une pauvre étudiante pouvait bien faire pour contrer des projets pareils ? Je n'avais aucune idée dans quoi je venais d'être embarquée et je n'avais pas envie d'aggraver mon cas. Cela me porterait préjudice par la suite.
Mais visiblement, Sabri avait d'autres plans pour moi :
-« Quant-à vous, mademoiselle Heckwood, vous ne pouvez malheureusement pas nous suivre jusqu'à Mexico, puisque ce sont des affaires strictement privées et familiales. Sauf si vous avez évidemment pensé à faire partie de la famille, ce qui me permettrait peut-être de vous déléguer certaines responsabilités.
- Je vous demande pardon ?
- Papa, laisse la tranquille ! Tu précipites beaucoup trop les choses.
- Pas vraiment, si elle a une dot intéressante, beaucoup de facteurs rentrent en jeu, Henry. »
Ma tête commençait à me tourner dangereusement. Je savais très bien que c'était une mauvaise idée de rencontrer le père d'Henry aussi tôt.
Voilà à peine un mois que nous étions ensemble et Sabri me parlait déjà de mariage et de responsabilité dans son business.
Je savais que dans ce genre de famille, les arrangements étaient fréquents, notamment pour une question d'argent. Peut-être aurais-je dû m'y attendre, par ailleurs ?
Mais pour une jeune femme qui avait une vision de l'amour un peu trop utopique et une représentation de la vie assez plan-plan, je me souviendrai de réfléchir à deux fois avant d'accepter des rancards avec une confiance aveugle.
Le père d'Henry mentionnait également l'idée d'une dot. Mais il risquait d'être très étonné lorsqu'il apprendrait que j'avais failli y laisser un bras pour payer mes études, simplement parce que la seule dot que m'avait légué ma mère, c'étaient des dettes et une réputation peu enviable.
Et après avoir su ça, je doutais fortement qu'il me laisse fréquenter son fils.
Tom avait raison. J'aurais dû reconsidérer mes actes au lieu de me précipiter. Henry était un homme épanoui, stable dans sa tête et dans sa vie. Mais en fin de compte, il donnait cette impression, parce qu'il fuyait comme la peste les problèmes de sa famille, au lieu de les affronter. C'était beaucoup plus facile de faire le vide dans sa tête en écartant ce qui nous ennuyait.
Beaucoup de facteurs rentraient en compte, en effet.
-« Je n'ai que dix-neuf ans... Je n'ai pas l'intention de me marier maintenant, si c'est ce que vous venez de soulever.
- Dix-neuf ans ? Vraiment ? Je vous imaginais plus... mature.
- Papa, la discussion est close. Elle ne te suivra pas au Mexique et moi non plus. »
Sabri tourna lentement la tête vers Henry, stoïque. Malgré la fermeté des paroles de son fils, il se contentait de rester patient, à peine agacé d'avoir été coupé dans son élan. Et par-dessus le marché, son visage se fendit d'un sourire carnassier.
-« Très bien Henry. Je ne vais pas plus forcer l'affaire pour aujourd'hui. Je vais te laisser méditer et digérer tout ça proprement. On en reparlera dans quelques jours. »
Sabri avait commencé à se lever, mais son fils le retint par le bras.
-« Je ne vais rien digérer du coup, parce que je ne viendrai pas, tu m'entends ? Je ne veux pas de tes plans peu foireux pour mon avenir ! Je l'ai en main, figure toi ! J'ai tout pour être heureux et le seul point noir de ma vie, c'est toi et ton incroyable faculté à me tremper dans ces affaires familiales que je ne veux pas gérer et que je fuis comme la peste. Puis n'essaye même pas d'inclure Kerrie dedans, tu ne l'influenceras pas. Alors quand tu comprendras tout ça, on pourra peut-être essayer de discuter à nouveau normalement ! »
Henry s'était levé à son tour, hors de lui. Il venait d'hurler dans le café et tous les regards étaient désormais braqués sur nous. Je ne savais plus où me mettre, à tel point que j'aurais donné cher pour me mélanger aux autres clients et faire partie de ceux qui jugeaient. Cette situation me paraissait tellement plus confortable, pour une fois.
Ils nous inspiraient à tous la pitié. Le seul détail qui variait, c'était que j'étais assise à leur table.
Sabri dévisagea son fils de haut en bas, dédaigneux. Le complexe de supériorité et l'air confiant qu'il avait encore à l'instant semblait s'être dissipé. Le mauvais côté de la chose, c'était qu'il n'allait pas tarder à perdre son sang-froid. Espérons qu'il avait encore assez de dignité pour ne pas salir en un soir sa réputation, devant une bonne trentaine de client.
Il rabattit sa veste sur ses épaules, esquissant une moue hautaine, tout en balayant la salle du regard, à la fois satisfait et inquiet de l'attention qu'on lui portait. Puis, il se pencha vers nous, avant de murmurer :
-« Bien. Je vais me retirer, cette scène a assez duré. Bonne soirée. »
Il implanta ses prunelles sombres dans celle de son fils, assez intensément, soutint son regard, le notifiant qu'il ne le perdait pas de vue. Puis partit la tête haute, dans un silence des plus glaçants.
Seul le soupir du serveur avec nos plats chauds au bras, après son départ imminent, nous ramena à la réalité.
* * *
[Dans les deux parties suivantes, Tom est le narrateur.]
J'ai dû stationner encore quelques minutes devant le restaurant, pour essayer de deviner quelle était cette troisième personne, qui sonnait comme un fauteur de trouble.
J'avais collé ma tête contre la vitre avant de ma voiture, essayant de discerner la moindre parcelle du visage de l'homme qui s'était joint à eux. Mais j'étais bien trop loin et ils étaient rentrés rapidement. Tout ce que j'avais pu observer, c'était le fait qu'il était vieux, que le grand dadais semblait avoir un balai dans le cul en sa présence et que Kerrie me paraissait un poil trop paniquée à mon goût.
Oh, non pas qu'elle l'était à longueur de temps, mais...
Je ne pouvais pas m'empêcher de rester là et m'assurer que ce n'était pas une mauvaise blague. Comme Kerrie m'avait rendu chèvre une bonne partie de la journée, je ne voulais pas que tous mes efforts soient vains. Et l'inquiétude qui se dégageait de ses yeux n'était pas anodine. Elle avait beau avoir peur tout le temps, elle avait appris à ne plus le montrer.
Quand elle le faisait, il y avait de bonnes raisons de s'inquiéter.
Le retour à la réalité s'effectua au moment où ils franchirent les portes du café. J'haussais les épaules, mal à l'aise. Au pire, qui étais-je maintenant pour m'inquiéter pour elle ? Son bourge était là pour lui voler secours, en cas de problème. Son emploi du temps ne me concernait plus depuis qu'elle avait quitté ma voiture ; seule mon incurable curiosité devait me servir d'excuse dans ce cas-là.
Je tournais la clé dans le contact, presque indifférent. Pourtant, j'eus un dernier regard vers le café, mais les fenêtres étaient définitivement trop opaques pour discerner quelque chose.
Alors que j'allais démarrer, la sonnerie de mon téléphone retentit dans ma boîte à gant. Curieux, je m'en emparais pour m'apercevoir qu'Edwige cherchait à me joindre et qu'elle n'en était pas à son premier appel, aujourd'hui. Ma journée en avait été si chamboulée qu'elle en avait oublié de me rappeler que mon téléphone était resté coincé dans ma voiture depuis le début de la matinée.
Je décrochais immédiatement, évitant de la faire languir plus longtemps :
-« Allô ?
- Ah Tom ! Enfin, dieu soit loué ! Tu en as mis du temps à me rappeler ! J'ai cru qu'il t'était arrivé quelque chose.
- Je suis désolé, mon téléphone était en silencieux toute la journée, j'ai été très occupé. Tu avais quelque chose à me dire ?
- Oui ! Comme Kerrie est partie plus tôt, j'ai pu fermer le magasin à une heure décente et j'ai pu avancer dans mes révisions et me dégager une partie de la soirée ! Du coup, tu ne veux pas passer à la maison ? »
J'étais soudainement pensif. Finalement, ma journée ne se terminait pas si mal que ça. Et pour une fois, ma rencontre avec Kerrie aujourd'hui, s'achevait sur une note positive pour tout le monde.
Était-ce le signe le signe d'un pas vers guérison ?
-« Tom ?
- Oui, pas de problème. Je suis justement sur le chemin, lâchais-je avec un sourire.
- Bien, dépêche-toi alors ! C'est bien dommage que tu n'aies pas répondu à ton téléphone plus tôt, on aurait pu en profiter plus longtemps. Tu me raconteras ce que ta journée avait d'aussi passionnante, du coup ! » ironisa Edwige en gloussant
Je lâchais un petit rire gêné. Je me voyais mal lui expliquer que je m'étais battu avec mon père et que j'avais passé le reste de l'après-midi à faire le taxi pour son amie, parce que sa sœur avait visiblement des problèmes de reins.
Ce n'était décidément pas le genre de discussion que l'on pouvait avoir dans un lit ou autour d'un verre.
Ou alors, après trois ou quatre.
-« Je serai là dans un peu moins d'une heure. Attends-moi.
- Pas de soucis ! Je ne fais que ça, t'attendre, de toute façon.
- Je ne t'ai jamais rien demandé, tu sais. »
La jeune blonde semblait soudainement déstabilisée au bout du fil. Depuis quelques temps, j'avais remarqué qu'elle semblait être un peu plus concernée par ma vie et mes états d'âmes, au point d'agir comme si elle me connaissait depuis toujours.
Elle commençait dangereusement à s'attacher à moi. Je le voyais ; les filles comme elle avaient horreur d'avouer qu'elles étaient capables de ressentir quelque chose. Elles voulaient avoir le dernier mot, tout en évitant minutieusement de dépendre de quelqu'un, bien trop fière de leur indépendance.
Alors, quand on les mettait face à leur propre stratagème, elles se sentaient prises entre quatre murs et ne savaient plus comment réagir.
-« C'est vrai, tu as raison. Excuse-moi.
- Il n'y a rien de mal, Edwige. Je te laisse, mon moteur me prie de démarrer. A tout de suite.
- Oui, c'est ça ! Les clés sont sous le paillasson, comme d'habitude. » conclut la jeune femme, pensive
Elle raccrocha la première, presque immédiatement. Je ne pus m'empêcher de sourire, amusé par ses petits jeux.
Edwige timide ? C'était aux antipodes de ce qu'elle étalait au monde. Il n'était pas difficile de comprendre qu'elle semblait explorer de nouvelles émotions qu'elle ne connaissait pas et qu'elle avait du mal à assumer.
Pour ma part, je ne savais que trop en penser. Edwige était une chic fille et j'avais rapidement senti un feeling avec elle, depuis le début. Je n'étais pas sûr d'être encore totalement attaché à elle, mais je savais que si nous devions arrêter toutes nos escapades, je ressentirai un immense vide.
Elle faisait désormais partie de ma vie et bizarrement, j'avais envie qu'elle y reste.
Je finis par passer ma vitesse et à finalement quitter mon stationnement pour de bon. Je jetais un coup d'œil au réservoir d'essence ; il avait baissé de moitié avec tous les allers retours que j'avais effectués dans la journée. Si avec ça, Kerrie n'était toujours pas convaincue de mon volontariat, je préférais battre en retraite.
Après tout, tout le monde savait que l'essence, ça coûtait cher.
* * *
J'étais presque ponctuel. Je commençais à connaître le trajet jusqu'à chez elle, presque par cœur. Ainsi que les multitudes de ruelles à emprunter pour éviter les embouteillages sur le grand axe. J'adorais tester de nouveaux trajets à chaque fois. Ça m'amusait. Ça rendait la situation plus excitante.
Et le raccourci que j'avais pris aujourd'hui, était pour l'instant le plus rapide de tous. J'avais presque dix minutes d'avance, pour mieux la surprendre.
Je me garais en face de chez elle. Devant cette maison qui prônait bien trop le voyeurisme à mon goût, pour quelqu'un qui avait grandi en banlieue. Je ne lui avais jamais dit, parce que j'aimais bien profiter du luxe et de l'image que je lui renvoyais.
Après tout, les étudiants en médecine n'étaient pas vraiment discrédités et soupçonnés de quoique ce soit.
Je sortis de ma voiture, verrouilla celle-ci et me dirigeais discrètement vers l'entrée. Je m'accroupis pour me saisir des clés sous le paillasson, avant de les tourner dans le verrou, dans une atmosphère que j'essayais de rendre la plus silencieuse possible.
Mais lorsque je pénétrais à l'intérieur, ce silence devint involontaire et se synthétisa encore plus à mes oreilles.
Je décidais de mettre fin à ce petit jeu, quand je vis que la maison était quasiment plongée dans l'obscurité.
-« Edwige ? » appelais-je
Personne ne me répondit. La maison semblait être entièrement vide.
J'étais soudainement agacé qu'elle ne soit pas là, alors qu'elle m'avait demandé de venir, à tel point que j'hésitais à rebrousser chemin.
Seulement, je troquais rapidement mon énervement contre de la curiosité, lorsque j'entendis des murmures surgir d'une autre pièce.
Sans réfléchir, j'essayais donc de m'en rapprocher alors que ces semblants de chuchotements se faisaient entendre de plus en plus distinctement, vers sa véranda.
J'aperçus soudainement Edwige, assise sur sa terrasse, dos à moi, une cigarette coincée entre deux doigts, qu'elle porta furtivement à sa bouche. Son autre main tenait son téléphone contre son oreille, ce qui expliquait les murmures à mon arrivée ; elle avait laissé la baie vitrée de sa véranda ouverte.
Alors que j'hésitais entre lui faire part de ma présence ou ne pas l'interrompre pendant son appel téléphonique qui semblait sérieux, je me rendis rapidement compte qu'il fallait mieux que je me terre dans mon coin, vu l'air grave qui se dégageait de sa voix.
-« Donc tu es parti ? Sérieusement ? »
A qui parlait-elle ? Une amie ? Sa mère ? Un autre homme ? Elle me disait de venir pendant qu'elle en appelait un autre ?
Comme je lui avais si bien spécifié il y a moins d'une heure, il n'y avait rien d'officiel entre nous. J'étais tout simplement étonné qu'elle puisse en convoiter d'autres, alors qu'elle semblait me porter un intérêt tout particulier.
Malheureusement, je n'entendais pas les réponses de son interlocuteur. Impossible de savoir s'il s'agissait réellement d'un homme ou non.
Et même si la curiosité était un très vilain défaut, je ne pouvais pas m'empêcher de continuer d'écouter la moitié de conversation à laquelle j'étais en train d'assister, bien qu'elle semble hautement intime. Et puis, je n'avais rien d'autre à faire.
Pendant que son interlocuteur était trop occupé à lui répondre, elle consuma un peu plus sa cigarette, avant de déclarer d'une voix blanche :
-« Il faut qu'il parte avec toi. Il n'a pas le choix. Tu dois te montrer plus persuasif. Tu sais bien qu'il t'a toujours craint. »
Je fronçais subitement les sourcils. J'avais tout l'air d'assister à une sorte de plan échafaudé à la va-vite. Et qui ne jouait pas en la faveur du concerné.
Mais au moins, maintenant, j'avais la certitude que la personne au bout du fil était un homme.
Edwige croisa promptement ses jambes, essayant de rester sereine. Mais elle ne semblait guère convaincue par ce que lui disait l'homme.
-« Je m'en fiche ! Il faut l'éloigner. Il ne respecte absolument pas le contrat que nous avions mis en place. Il est en train de tomber amoureux d'elle, ça saute aux yeux ! »
Cette situation me mettait mal à l'aise. Plus Edwige continuait de parler, plus j'avais la sordide impression qu'elle faisait allusion à Kerrie et Henry. Et que ce dernier était le dindon d'une farce à laquelle il semblait pour l'instant être réticent. Pas si bête que ça, le grand dadais.
Mais si elle n'était pas avec Henry au bout du fil, avec qui pouvait-elle bien être ? Etait-ce possible que ce soit le troisième convive qui s'était partiellement invité au rendez-vous de Kerrie ? Le vieil homme que j'avais entraperçu au Griddle ?
-« Bon. Tu ne me laisses pas le choix. Je vais devoir passer au plan B. Le Mexique ne semble pas lui convenir. Et j'ai besoin d'un moment de répit pour réfléchir. Il ne doit pas être dans mes pattes durant ce laps de temps. »
Elle avait décroisé les jambes et avait légèrement incliné son buste en avant, signe qu'elle prenait son mal en patience. Je me surpris à faire pareil, passant la tête le plus discrètement possible dans l'entrebâillement de la baie vitrée afin qu'elle ne me surprenne pas.
-« Ne crois pas que tu vas t'en tirer comme ça. Voilà ce que tu vas faire : dis-lui que la promotion immobilière n'était qu'une couverture et qu'en fait, Mathieu a quelques petits problèmes depuis que nous avons rompu et que son sort continue malgré tout de me tenir à cœur. Dis-lui qu'il est le seul à pouvoir l'aider. Joue sur son métier d'avocat, vu que visiblement, c'est la seule chose qui semble le faire hésiter. Et là, je suis sûre qu'il réfléchira ! Il n'y a rien qu'il ne pourrait me refuser. »
J'étais ébahi. Pour la première fois, j'avais presque de la peine pour Henry. Je ne savais pas ce qu'ils lui concoctaient, mais à mon avis, ce n'était pas quelque chose qui allait lui plaire.
A ce que j'avais compris, Edwige n'appréciait pas trop la proximité de Kerrie et d'Henry. Mais pourquoi ? La rencontre des deux protagonistes avait été prévue à l'avance ?
Comme quoi, avec Kerrie, rien ne se passait jamais comme prévu...
-« Mathieu ? Oh, ne t'en fais pas. Je sais exactement ce qu'il fait et ce qu'il est devenu. En ce moment, ses fréquentations et ses occupations ne sont pas au beau fixe. Il n'a pas réussi à digérer notre séparation. Je peux facilement le faire basculer du côté obscur, si ça me chante. Son lien avec la réalité est au bord de la rupture. Il suffit que je fasse jouer quelques un de mes contacts et le tour est joué. L'avantage d'avoir une certaine influence ! »
Elle se mit soudainement à rire, complètement submergée par la situation.
J'avais honte de l'avouer, mais je commençais à avoir peur de la fille avec qui je couchais quasiment tous les soirs.
Et j'avais beau avoir sacrément de la peine pour Henry et ce dénommé Mathieu – qui semblait être le soi-disant garçon qui l'avait trompé, avant qu'elle ne me rencontre, la seule personne qui m'obsédait le plus actuellement, c'était Kerrie. Même si ce plan ne la concernait pas directement, les conséquences seraient sans appel pour elle, parce qu'on essayait de la séparer d'une personne qu'elle aimait. Encore.
Elle semblait encore s'être embarquée indirectement dans une histoire sans queue ni tête et contre son gré.
Je me demandais alors s'il fallait que je lui parle de ce que je venais d'écouter, ou si, au contraire, je devais faire comme si je n'avais rien entendu. Faire la sourde oreille et me contenter d'observer les choses et dédramatiser la situation, quand celle-ci deviendrait réellement tendue. Comme si de rien n'était.
J'avais peur d'aggraver les choses en y ajoutant mon grain de sel. Et après ce qu'il venait de se passer avec mon père, j'avais compris qu'il fallait réfléchir avant d'agir.
-« Eh oui, je reconnais être assez douée. Je ne laisse personne indifférent. Même toi, je ne te laisse pas indifférent ! »
Une tirade qui me rappelait vaguement quelque chose...
Je ne voulais pas en entendre plus. J'étais bien trop écœuré pour la soirée. Je me demandais même comment j'allais faire pour garder la tête froide, face à Edwige, jusqu'à demain matin.
Je pouvais toujours décider de repartir dans ma chambre d'hôtel, puisqu'elle ne m'avait toujours pas vu. Mais j'avais peur que mon absence ne soit trop suspecte. Vu ce que je venais d'observer, Edwige était loin d'être bête et avait beaucoup d'influence. Et je n'avais bizarrement pas trop envie de finir comme Mathieu.
On dirait que je n'avais pas le choix. J'étais piégé et je détestais faire semblant.
-« Bon,je dois te laisser. Tom ne va pas tarder à arriver. On fait comme ça du coup,tu te débrouilles pour lui parler dans le courant de la semaine. Il va surement être méfiant et te demander pourquoi je ne suis pas venue lui en parler moi-même. Tu lui donneras l'excuse des partiels, qui commencent d'ici deux jours. Donc laisse-lui au moins ces deux jours de répit, pour qu'il ne soit pas trop suspicieux. Ça marche ? ... Ouais, aller bisous ! Merci pour ta précieuse aide. »
Attendez... ce gars connaissait mon identité alors que je n'avais aucune idée de la sienne ?
Elle raccrocha subitement, me faisant sursauter et m'empêchant de réfléchir plus longtemps. Elle n'avait toujours pas fini sa cigarette, aussi décidais-je de profiter de ce moment pour gagner du temps.
Tout se passa rapidement et mécaniquement. Je retournais au salon, allumais la lumière et m'installais dans le canapé, maquillant la situation ; je devais lui faire croire que je venais d'arriver et que je l'attendais sagement ici depuis le début.
J'étais totalement chamboulé. J'avais la nausée, parce que je venais d'être embarqué dans une histoire qui n'était pas censée me toucher. Et voilà que maintenant, j'avais le choix entre agir ou culpabiliser jusqu'à ce que le processus soit mis en marche. Dans les deux cas, la décision ne jouerait pas en ma faveur.
Seulement, trop de gens étaient concernés. Des gens qui faisaient partie de mon entourage. Des personnes qui n'avaient rien demandé, qui voulaient simplement vivre une histoire banale et sans encombre. Qui détestaient les péripéties et les imprévus.
Et pas la meilleure partie...
Alors que je continuais de me torturer la tête, j'entendis soudainement des bruits de talon aiguille claquer sur le carrelage.
Je n'avais pas le choix, je devais faire bonne figure maintenant. Je ne savais pas encore ce que j'avais prévu pour l'avenir, mais j'étais certain d'une chose : pour ce soir, je ne pouvais plus reculer. Edwige n'allait pas tarder à se rendre compte de ma présence.
Privilégier le présent à l'avenir me détendit quelque peu. Je me posais trop de question. Je devais impérativement me souvenir de ne pas précipiter les choses. Surtout lorsqu'elles concernaient Kerrie.
C'était une grande fille maintenant. Je devais d'abord la laisser se débrouiller seule. Voir comment elle allait réagir face à la situation. Et après j'aviserai.
Mais j'aviserai quoi, au juste ? A quoi allais-je réellement servir ? Le fait que je sache quelque chose ne me rendrait pas plus influent sur sa vie.
-« Tom ? Tu es là depuis longtemps ? »
J'avais des sueurs froides. Je tournais lentement la tête vers Edwige, qui était accoudée sensuellement contre le mur le plus proche et le moins éclairé de la maison.
Je fermais les paupières quelques secondes et lui adressai mon sourire le plus franc.
-« Non, je viens d'arriver. J'ai trouvé la maison vide.
- J'étais sur la terrasse, je fumais une cigarette. Je ne t'ai pas entendu arriver ! »
Elle s'approcha un peu plus de moi. Si je n'étais pas actuellement assis sur le canapé, j'aurais surement eu un mouvement de recul, bien loin d'être crédible.
Pourtant, je me forçais à me lever pour aller l'embrasser. Mais lorsque je fus face à elle, tout s'enchaîna naturellement.
Mon dieu, ce qu'elle restait diablement attirante,quand même...
Elle me rendit mon étreinte, pressant vigoureusement ses mains contre mon torse. Je ne l'avais jamais vu aussi insistante, elle qui aimait bien discuter avant de commencer.
Pourtant, ce soir, elle ne passait pas par quatre chemins. On sentait qu'elle essayait de se changer les esprits et de défouler une certaine colère.
J'aurais presque pu trouver ça étrange.
-« Tu viens ? »
Je n'eus même pas le temps de lui répondre, qu'elle m'entraîna vers l'étage.
Et bien que ma tête fût tout aussi prête à exploser que la sienne ― mais pas pour les mêmes raisons, je décidais d'arrêter de réfléchir temporairement et de me laisser porter par le courant. Juste le temps d'un instant. Pour une fois.
Après cette journée, il était évident que c'était ce que je pouvais faire de mieux. Cela ne pourrait me faire que du bien.
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Hello tout le monde ! Bonne année !
Un nouveau chapitre qui m'a pris un temps considérable, bien que j'apprécie particulièrement la fin. :-)
Quelques avis ? Un certain pressentiment ?
La suite mettra moins de temps à arriver, maintenant que les périodes de fêtes (et de partiels !) sont terminés.
Donc, à très bientôt !
#C.
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