XI
L.A, 16 mai 2000, au soir.
*Flash-back: 14 février 1995, au soir*
Nous venions à l'instant de sortir du cinéma, après le visionnage de The Bridges of Madison County, un film romantique et engagé sur la cause féminine. J'en avais été très satisfaite, car je n'avais pas souvent l'occasion d'aller au cinéma, si bien que j'étais capable de savourer n'importe quel film que l'on me mettait sous le nez ; du moment qu'il était bien réalisé. Le dessin animé, la comédie, en passant par le film d'horreur et l'indépendant réussissait à me plonger dans un monde agréable, que je ne souhaitais plus quitter. Certains films y arrivaient mieux que d'autre, et celui-ci avait réussi son pari.
Voilà que nous marchions désormais dans la rue, en direction de nulle part, nous contentant de nous éloigner du cinéma.
- « Le film t'a plu, Tom ? finis-je par demander, enthousiaste.
- Ouais, génial. » soupira-t-il.
Je fis la moue, guère convaincue par sa réponse. Cependant, je haussai les épaules en comprenant que nos goûts en matière de films en étaient peut-être venus à différer, et qu'il n'avait pas envie de faire la conversation dessus.
Nous arrivâmes dans une petite ruelle tranquille, continuant de marcher sans but précis. Nous avions encore jusqu'à minuit pour faire ce que nous voulions, ce après quoi je devrai rentrer à la maison. J'avais supplié ma mère de me laisser passer la soirée avec Tom, et elle avait fini par céder, à la seule et unique condition de me revoir avant le nouveau jour.
Sa bénédiction m'avait été donnée dans un état de sobriété. Etat qui semblait durer depuis qu'elle était sortie de sa cure de désintoxication. En effet, j'avais l'impression que nous étions sur la bonne voie, notamment depuis que nous avions réussi à sortir tous les quatre au parc pas plus tard que la semaine dernière, et que tout s'était déroulé à merveille.
Je ne voulais pas crier victoire trop vite, mais j'avais repris espoir. Si ma mère arrivait à contrôler ses excès sans l'aide d'Erica, peut-être finirions-nous par enfin former une famille normale, en apparence ?
Cependant, en voyant que la situation était en passe de s'arranger, j'avais recommencé à m'occuper un peu de moi, et à ce que je désirais vraiment. A commencer par cette soirée avec Tom, qu'il avait pris l'initiative d'organiser lui-même. La nouvelle m'avait enthousiasmée, sachant que nous nous voyions moins depuis quelques temps, puisqu'il était souvent occupé. C'était du moins l'excuse qu'il me servait depuis que j'étais revenue de mon foyer d'accueil, bien qu'il ne se gêne pas pour me montrer qu'il prenait ses distances, chaque jour qui passait.
Malgré une organisation voulue, son comportement n'avait guère évolué pendant la soirée. Il ne m'avait pas adressé la parole pendant toute la durée du film, alors que j'avais gardé un bon souvenir des rares séances de cinéma que nous avions fait ensemble, où nous critiquions les personnages de films clichés en se partageant un pot de pop-corn à deux, à moitié avachis sur nos sièges.
Cette fois-ci, cela avait été du chacun pour soi. Droite dans mon fauteuil, je n'avais pas osé me servir dans son pot, et il n'avait, de toute façon, même pas pris la peine de m'en proposer. L'écran gigantesque du cinéma avait alors capté le reste de mon attention, tentant de me distraire avec le film qu'il diffusait, tout en me faisant oublier la solitude dans laquelle je baignais.
Nous continuâmes de marcher lentement dans la ruelle, les mains dans les poches de nos manteaux, et les écharpes remontées jusqu'au nez. Je zyeutais furtivement Tom dès que j'en avais l'occasion, commençant à trouver son silence dérangeant et agaçant. Bien trop pour ne pas cacher quelque chose, en tout cas.
Décidée à essayer de comprendre ce qui se tramait dans sa tête, je mis fin à notre course et attrapai son bras. Il finit par se retourner mollement, en m'adressant un regard morne.
- « On fait quoi maintenant ? » demandai-je.
Il ne répondit pas, se contentant de baisser le regard vers ses chaussures. Lorsqu'il soupira, un nuage de fumée sortit de sa bouche, me rappelant qu'il ne valait mieux pas que l'on reste statique trop longtemps, au risque de finir définitivement congelés. Ma paire de botte était déjà usée jusqu'aux cordes, et je sentais le froid s'engouffrer par les semelles.
- « Tom, je t'ai posé une question.
- Quoi ?
- On fait quoi maintenant ?
- Je n'en sais rien, répondit-il sèchement.
- Eh doucement, je ne pense pas t'avoir mal parlé, déclarai-je en tentant de garder mon calme. Vu que c'est toi qui as organisé la soirée, je pensais que tu savais quoi faire par la suite.
- Pourquoi, t'es pressée de rentrer ? T'avais mieux à faire peut-être ? fit-il en haussant les épaules, de manière appuyée.
- Oh non, Tom. Ne remets pas cette histoire sur le tapis, par pitié. » soupirai-je, excédée.
Après ce fameux Noël, les jumeaux et moi avions été placés en famille d'accueil. Une collègue de ma mère avait eu une forte suspicion à son encontre, et n'avait pas tardé à faire le nécessaire pour que le doute soit levé. Une assistante sociale avait été dépêchée à la maison, et était repartie avec une mine d'informations, deux gamins pleurnichards et une adolescente frustrée, au cœur brisé.
Ainsi, nous avions posé nos valises en Floride, à quelques milliers de kilomètres de Los Angeles. C'était une famille aimante qui avait réussi à sécher nos larmes et à prendre soin de nous, sans forcément apaiser ce chagrin d'amour duquel ils n'avaient jamais eu connaissance. Et bien qu'ils nous aient offert l'accès au meilleur enseignement possible, me donnant ainsi la possibilité de me faire de nouveaux amis, je n'avais jamais pu oublier Tom et sa feuille de gui.
Cependant, un accident de la route avait rendu impossible notre garde en Floride, nous obligeant à revenir à Watts. Fraîchement sortie de sa cure de désintoxication, ma mère avait été jugée suffisamment stable pour être autorisée à nous ré-accueillir sous son toit. J'avais été un peu triste de quitter la Floride, ainsi que toute la vie que j'avais réussi à me créer là-bas, mais j'avais été tellement impatiente de retrouver Tom que l'amertume avait été de courte durée.
Dès mon retour, j'avais immédiatement cherché à le revoir. J'avais voulu discuter de mon périple comme s'il en avait fait parti depuis le début, afin que mes souvenirs de lui se contentent de redevenir réels et rassurants.
Cependant, j'avais été frappée par son changement physique. Il semblait avoir pris une taille supplémentaire, me forçant à me mettre sur la pointe des pieds pour atteindre son visage. Ce dernier s'était d'ailleurs allongé, et avait perdu de sa rondeur. Son corps maigrelet s'était un peu musclé, pour désormais se contenter d'être fin.
Ses cheveux blonds étaient le seul détail qui n'avait pas changé. Ceux-ci ondulaient malicieusement sur son front, m'ayant immédiatement confortée dans ma réalité, et rassurée quant-au fait que Tom ne s'était pas contenté de devenir un inconnu aux traits familiers.
De plus, ce scénario n'aurait pas pu être possible sachant qu'il m'avait immédiatement reconnue ; il s'était jeté dans mes bras en hurlant de joie, et ne m'avait pas lâché pendant plusieurs bonnes minutes. Il m'avait ensuite invité à rentrer boire un chocolat chaud, son sourire étant resté suffisamment éclatant pour me donner l'envie de lui raconter mon périple, à sa demande excessive.
Le souvenir de sa joie s'était rapidement fait plus lointain, au fur et à mesure de mon récit. La jalousie avait pointé le bout de son nez sous bien des aspects, et j'avais inconsciemment décidé de ne pas en tenir compte, jusqu'à ce qu'elle vienne actuellement handicaper notre amitié.
J'aurais simplement apprécié qu'il ne me la fasse pas remarquer avec des sous-entendus.
- « Pourquoi es-tu jaloux, Tom ? Ce sont des amis que j'appréciais, et même si j'ai encore contact avec certains d'entre eux, ils sont bien loin de t'arriver à la cheville.
- Je ne suis absolument pas jaloux, grommela-t-il. Mais parle-moi encore du copain que tu as eu... J'ai oublié son nom, tiens ! Tu as encore contact avec lui ?
- David. Et ça n'a duré que deux jours, je ne sais pas si on peut parler de copain. Je suis sortie avec lui pour lui faire plaisir, parce qu'il m'aimait bien. Sauf que je ne suis pas très douée pour faire semblant, ça m'a mise mal à l'aise... Je lui ai tout de suite fait comprendre que je ne désirais pas aller plus loin, et nous avons arrêté de nous fréquenter.
- Quel intérêt de faire ça, franchement, fit Tom en haussant les épaules dédaigneusement. Tu te fais du mal pour rien, Kerrie, ricana-t-il finalement.
- Bon, stop ! Tu commences à me saouler avec ta jalousie mal placée ! Je t'ai répété quinze fois que j'avais pensé à toi tous les jours, et que j'aurais aimé partager tous ces moments avec toi, mais tu préfères jouer au con au lieu de m'avouer yeux dans les yeux que tout ça te frustre au plus haut point ! m'exclamai-je.
- Si je cache tout ça, c'est pour moins t'embêter. Mais soit ; tu sais quoi ? Je vais rentrer. Tu me fais sacrément chier avec tes niaiseries à deux balles, mademoiselle la sudiste ! Tout le monde n'a pas eu la belle vie pendant ton absence, donc laisse-moi le temps de me remettre de mes émotions, et on verra si je te rappelle après, hein.
- Tu te fiches de moi ? Moi, la belle vie ? J'oubliais que ta vision faussée de la réalité te faisait pousser des ailes, espèce de sale gosse pourri-gâté ! »
Il leva les yeux au ciel, guère impressionné par mes paroles.
- « T'as fini ? Je peux m'en aller ?
- Oui. Je n'ai plus rien à te dire !
- Moi non plus. Bonne soirée, ne te fais pas écraser en chemin ! fit-il en tournant les talons.
- Tu parles, t'aimerais bien, hein ! Ne prends même pas la peine de me rappeler, va ! » hurlai-je.
Les nerfs à vif et les poings serrés jusqu'au sang, je partis en sens inverse, en direction de la voie publique. Je me retenais de pleurer de rage, face à tant d'incompréhension. Il m'invitait à sortir, pour pouvoir ensuite me maltraiter à sa guise ; voilà que cette soirée se finissait maintenant en apothéose, à la surprise générale !
Puis comme si ça ne suffisait pas, ma détermination me fit glisser sur les dalles du trottoir, plus instables que le bitume, tandis que je m'étalais par terre dans une grimace de douleur.
- « Oh, 'manquait plus que ça. » sifflai-je, les dents serrées.
En me massant le coccyx, je crus entendre le rire du blond retentir derrière moi, signe qu'il était revenu sur ses pas. Lorsque je me retournai pour constater que ce n'était pas une illusion, je fus pris d'un accès de colère incontrôlable ; seulement, il ne me laissa pas le temps de parler et s'enfuit à nouveau dans la ruelle, en voyant la tête que je tirais.
Le cœur lourd, je finis par me lever et par frotter mon jean trempé. J'esquissai un frisson, priant pour ne pas avoir attrapé froid. A moins que la précédente dispute n'ait déjà réussi à me rendre malade ? J'espérais que cet état ne serait que temporaire, parce que je ne l'appréciais pas du tout.
Cependant, je ne pus y réfléchir plus longtemps ; un objet scintillant à la lumière des réverbères monopolisa mon attention sur la route. Et après avoir porté la main à mon cou, je compris que ma raison d'espérer encore une amélioration se trouvait actuellement sur le sol. Je finis par me baisser pour le ramasser, et l'essuyer avec un morceau de mon écharpe.
La date du 5 août 1991 continuait de briller sur l'envers du pendentif, ce qui me consola un peu. Ce collier était là pour me rappeler que nos disputes étaient éphémères, et que Tom finirait par me reparler. Ces dernières étaient simplement plus violentes à cause de nos âges grandissants, et j'espérais que le collier n'était pas là pour me créer de faux espoirs.
Satisfaite, je m'apprêtais à faire demi-tour en serrant fort le bijou dans ma main, jusqu'à ce qu'une lumière aveuglante ne vienne me surprendre, semblant se rapprocher de plus en plus de moi.
- « Kerrie, bouge, mais bouge ! » hurla Tom.
J'entendais des cris, mais mon corps s'était mis en pause. Les lumières se rapprochaient, contrastant avec la nuit noire qui ne m'avait jamais parue aussi rassurante. Je semblais ne faire qu'un avec elle, puisque ma présence sur la route ne freinait pas leur course folle.
Je ne savais pas pourquoi je ne bougeais pas. Je repensais à ce que Tom m'avait dit précédemment, et à ce qui avait sonné comme une pique ironique mais bien loin d'être évidente. Je repensais au fait qu'il n'avait sûrement pas voulu que ça arrive, mais qu'il avait dû suffisamment y penser pour créer une confusion dans mon cerveau, quant-au bon comportement à adopter.
Ne te fais pas écraser en chemin.
J'avais fermé les yeux au moment où je sentis une masse s'abattre sur moi. La collision me plaqua sur une surface dure et humide, assez brusquement. La violence du geste, ainsi que la douleur temporaire que je pouvais ressentir, me força à ouvrir les yeux et à observer l'objet de ma fin repartir avec mon soulagement et ma frustration, la conscience tranquille.
Mon corps bredouille était mélangé à celui de Tom, et à ces mêmes dalles glissantes du trottoir qui avaient failli causer ma perte. La réalité me frappa en pleine face, lorsque je serrai dans ma paume mon pendentif pour essayer de me calmer ; ou du moins la sensation que me procurait son fantôme.
L'illusion ne fut bientôt plus assez forte, et la panique me gagna. Je quittai le corps froid de Tom pour repartir à la recherche de mon collier, et dès que je l'aperçus à l'endroit où je me trouvais précédemment, je ne savais plus pour quelle raison je luttais contre ma crise d'angoisse. Mais lorsque je me mis à pleurer au réel contact de la chaîne argentée avec ma peau, je compris que je ne voulais plus jamais perdre mon meilleur ami pour des broutilles.
Tom avait observé toute la scène, le souffle coupé.
- « Tout va bien ?
- Je crois que... je réagis en parallèle, mais ça va. Ça passera.
- Pourquoi tu n'as pas bougé, Kerrie ?
- Je ne sais pas. Je n'y arrivais pas. »
Il esquissa un frisson. Je devais l'avoir effrayé.
- « Tu ne recommenceras plus, hein ?
- Je n'ai pas fait exprès, d'accord ? m'écriai-je. J'ai juste laissé tomber mon collier sur la route, et... je voulais le récupérer, c'est stupide, je ne pensais qu'à... »
Mes bredouillements furent coupés par le rire nerveux de Tom, qui ne tarda pas à devenir incontrôlable. Le voir réagir de la sorte me blessa, bien que j'ose espérer que c'était sa manière à lui de se remettre du choc. Dans le cas contraire, je pouvais assurer qu'il n'était fréquentable que lorsqu'il était question de me sauver la vie.
- « Sérieusement ? Tu es restée plantée sur la route pour prendre le temps de ramasser un stupide collier ? Tu aurais dû me le dire si tu préférais que je sauve sa vie, plutôt que la tienne !
- C'est le collier que tu m'as offert à Noël. » répondis-je sèchement.
Tom ne trouva subitement rien à redire. Il m'observait silencieusement, le regard hébété, tandis que je prenais la décision de me relever, sentant désormais le froid remonter jusqu'à mes cuisses. Le blond ne tarda pas à m'imiter, rajustant son écharpe sur son visage pour cacher ses joues rouges.
- « Tu portes toujours mon collier ? osa-t-il, d'une petite voix.
- Je ne crois pas l'avoir déjà enlevé. » déclarai-je en haussant les épaules.
Il redevint silencieux, m'observant rattacher la chaîne au fermoir. Seulement, mes doigts étaient tellement frigorifiés et gonflés à cause du froid, que je n'arrivais pas à ouvrir ce dernier plus d'une demi-seconde, avant que mes mains finissent par ne plus ressentir la moindre sensation.
- « Besoin d'aide ? »
Ton me tendit sa main, dans laquelle je déposai la chaîne sans hésitation. Je relevai mes boucles pour lui donner accès à ma nuque, espérant que ses doigts étaient dans un meilleur état que les miens. Cependant, quand je sentis la froideur qu'ils dégageaient au contact de ma peau, je frissonnais, ce qui rendit Tom encore plus mal à l'aise.
Je ne savais pas pourquoi mon collier était tombé. Je l'avais sûrement mal rattaché après ma douche, mais quoiqu'il en fût, cela nous mettait dans une position délicate. Tom ne parlait plus, se contentant de lier le fermoir à l'embout de la chaîne pour ne pas avoir à me dire à quel point il se sentait stupide. Je me contentais d'ignorer son comportement pour ne pas avoir à le penser.
- « Et voilà.
- Merci. »
Il hocha la tête, et enleva ses doigts glacés. Le manque du froid sur ma peau me fit frissonner, ce qui finit par l'intriguer. Je détournais alors mon regard, pour observer mes chaussures. Moi aussi je me sentais stupide, maintenant. Il n'y avait plus forcément de raison de culpabiliser, puisque notre dispute semblait être derrière nous. Cependant, cela n'empêchait pas la tension de monter, puisque nous n'osions pas parler.
Et à chaque fois qu'elle montait, il y avait ce sentiment familièrement inconnu qui finissait par réapparaître, confirmant cette confusion que nous ressentions, et qui nous empêchait pourtant de partir. A chaque fois, je le pensais mort, mais il revenait subitement comme s'il était devenu inévitable. Comme si nous étions arrivés à un stade où il devait forcément se passer quelque chose.
Je posai un regard timide sur lui, avant de constater qu'il m'observait, lui aussi. J'avais compris qu'il désirait la même chose que moi, et qu'il ne voulait pas reporter une nouvelle fois à plus tard ce que nous rêvions de faire depuis des années, en nous cachant derrière les excuses d'enfants que nous étions. On était prêts ; et l'amour que Noël nous portait nous demandait enfin de combler ce vide.
Nos lèvres finirent par se rencontrer brusquement, en synchronisation, et nos langues se mélangèrent, faisant abstraction de ce dégoût que nous ressentions petits en observant les adultes.
C'était une sensation puissante. Il n'y avait plus cette douceur enfantine, mais plutôt cette impatience combiné à ce goût d'inachèvement. On avait attendu un an, nous cachant derrière des mensonges pour pouvoir tenir le coup. Mon retour n'avait rien changé, parce que ces mêmes mensonges étaient devenus une part de notre quotidien, et il avait été difficile de s'en défaire.
Aujourd'hui, on préférait croire que c'était notre comportement immature qui nous avait fait replonger. Au fond de nous, nous savions juste que nous étions enfin prêts.
Je me détachai, haletante. J'observais Tom reprendre doucement sa respiration, attendant sa réaction. Surtout en voyant un petit sourire victorieux naître au coin de ses lèvres.
- « C'est donc ça que tu ressentais avec David ?
- Peut-être que j'aurais pu, si on avait pris la peine de s'embrasser !
- Sérieusement ? Tout ça pour que je sois réellement le premier ? Si j'avais su, j'aurais économisé de l'énergie pour plus tard !
- Donc la première personne à qui tu as pensé après m'avoir embrassé, c'est à ce pauvre David qui ne demande qu'à mener sa vie de son côté ?
- Faut bien que je m'assure qu'il ne gâchera pas le plus beau moment de ma vie !
- Hein, mais quel mom... »
Il me coupa en reposant ses lèvres sur les miennes, avec moins de frustration que précédemment. Celui-ci faisait signe d'officialisation, puisque nous avions franchi tous les obstacles qui s'étaient offerts à nous. Les limites que nous nous posions nous même n'existaient plus.
Mon corps entier brûlait, laissant mon cœur tambouriner contre ma poitrine pour exprimer sa détresse. Mes tempes lui répondaient en rythme, à une vitesse bien loin de représenter tout ce que je ressentais pour Tom à cet instant précis.
Et pour plus tard.
Il se détacha de moi le premier, ne me laissant pas sur ma faim. Ma respiration ne s'était jamais aussi bien portée.
- « Maintenant, tu vas pouvoir utiliser des mots pour répondre à la question que je t'ai posée à Noël, n'est-ce pas ?
- Tu as vraiment besoin que je te fasse un dessin ? s'indigna-t-il.
- Peut-être ? Qui te dit que tu ne joues pas un rôle ? m'exclamai-je, faussement méfiante.
- Tu as donc été ma meilleure amie pendant quatorze ans, pour qu'au final j'apprenne que tu as des doutes sur mes agissements... Je suis perplexe.
- J'ai touché ton égo sensible ? ricanai-je.
- Possible. Tu te rends compte de ce que tu viens de faire ?
- J'hésite à pleurer !
- Sérieusement, Kerrie... Je suis tombé amoureux de toi bien avant de le comprendre moi-même, et je n'ai pas forcément été très gentil ces derniers jours. C'est compliqué, tes départs me pèsent de plus en plus, et j'ai cru contrer ça en jouant à l'indifférent. Bon, d'accord, c'était un total échec. Je ne suis pas doué pour ça, puis ça s'est rapidement vu quand tu m'as raconté ce que tu faisais là-bas... Mais maintenant que le masque est tombé, peut-être que c'est le bon moment pour te demander de sortir avec moi, non ? Ça fait tellement longtemps qu'on trime, qu'on mérite bien notre chance. On verra bien où ça nous mènera, même en sachant qu'on met notre amitié en jeu. Mais je sens qu'il y a une alchimie entre nous, et qu'elle ne pourra jamais complètement disparaître. Dans un sens, ça nous protège, non ?
- J'ai l'impression que tu me demandes en mariage !
- S'il te plaît Kerrie, arrête de te moquer de moi... Je n'ai jamais été aussi sérieux de toute ma vie, tu sais ?
- Mais oui, je suis d'accord. Qu'est-ce que tu croyais ?
- Je ne sais pas... J'ai vraiment cru que tu réussirais à m'oublier, cette fois. Je n'avais plus de nouvelle, et j'ai essayé de laisser mon esprit s'évader, pour passer à autre chose. Je n'y suis jamais arrivé, pour être honnête, et j'ai été soulagé que tu reviennes. Mais tes péripéties ont confirmé mes craintes. Je n'ai jamais souhaité ton malheur, bien loin de là. Tout ce qui m'importe, c'est que tu sois enfin heureuse. Mais ce serait te mentir si je n'avouais pas que j'aurais aimé faire parti, ne serait-ce qu'un tout petit peu de ton bonheur. C'était compliqué, mais j'ai pensé que les choses ne changeraient jamais. Pourquoi donc, si tu savais ce que tu voulais ? J'ai voulu te laisser prendre les devants, en espérant que tu n'avais pas changé d'avis pendant cet éloignement. Je n'étais même pas sûr de te revoir, et pourtant tu es revenue. J'ai fini par prendre conscience que ma chance ne repasserait pas une troisième fois, et j'ai quand même voulu provoquer le destin... alors, j'espère que ça fonctionnera, entre nous. Même si l'un d'entre nous devait repartir, ou quoi... On revient toujours, non ? On revient toujours pour s'aimer, n'est-ce pas ?
- Euh... Peut-être ? Je l'espère.
- Je t'ai fait peur, hein ? demanda-t-il, avec un sourire triste.
- Oh, non, non ! C'est juste que c'est bizarre d'entendre ça sortir de ta bouche, après toutes ces années. »
Le sourire de Tom sembla retrouver sa lumière, à mon plus grand soulagement.
- « En fait t'as raison, j'ai l'impression qu'on est en train de se demander en mariage. »
Il ne tarda pas à exploser de rire, me forçant à l'imiter. Désormais dans notre bulle, nous ne semblions plus connaître aucune contrainte, à tel point que ça en devenait louche. Me voilà autorisée à aimer librement ce petit blond, à l'embrasser encore et encore pour nous délester de ce poids de l'attente et oublier définitivement cette dispute.
Maintenant, il n'y avait plus d'objectif. Juste du rêve à perte de vue.
- « On fait quoi maintenant ? » demandai-je.
Cette fois-ci, il ne s'empêchait plus de me répondre. L'idée qu'il avait dans la tête depuis le début se trahissait désormais dans son regard. Difficile à déchiffrer, cependant.
- « Kerrie, est-ce que tu sais quel jour on est aujourd'hui ? demanda-t-il, tout fier.
- Mardi, je crois ? Je ne sais plus, avec les vacances.
- Oui, mardi. Mardi 14 février !
- Oh attend... La Saint Valentin ? Tu veux vraiment officialiser tout ça avec une boîte de chocolat ?
- Pas spécialement... Mais les cafés doivent être encore ouverts !
- Je n'ai plus d'argent, Tom... J'ai tout utilisé pour ma place de cinéma.
- J'ai encore suffisamment pour un chocolat chaud, que l'on peut s'acheter dans les quartiers de Crenshaw ! »
Il me zyeutait, presque implorant. J'ignorais que ça lui tenait autant à cœur.
- « Pourquoi pas ? cédai-je. Tant que tu m'épargnes les petits cœurs, et tout ce qui va avec...
- Non mais je sais, je te connais quand même ! »
Il m'adressa son sourire le plus lumineux, avant de me tendre sa main. Je m'en emparai, remontant furtivement mon écharpe sur mon nez, pour essayer de garder au chaud les parties de mon corps encore sèches. Nous commençâmes alors à marcher doucement, repartant vers la ruelle. Du moins, jusqu'à ce que je me stoppe dans ma lancée, forçant Tom à me dévisager, sceptique.
- « Quoi encore ?
- 14 février ? Saint Valentin ? Est-ce qu'encore une fois, tu avais tout prévu ?
- Qui sait... »
Je finis par sourire, renforçant ma poigne dans sa main, tandis que nous nous enfoncions dans les quartiers de Crenshaw, à la recherche de notre chocolat chaud.
* * *
[Dans cette partie, Nina est la narratrice]
- « Joyeux anniversaire, Nina... » murmurai-je.
Je soufflais sur l'allumette que je venais d'allumer. Je l'avais trouvée dans le fond d'un tiroir du centre où je me trouvais actuellement. Je n'étais pas sûre que laisser traîner ce genre d'objet à portée de main des enfants soit une bonne initiative, mais ça avait au moins le mérite de me remonter le moral.
Mon esprit était fouillis. Je pensais à tout ce qui s'était passé dernièrement, et notamment à ma manière de gérer mes problèmes. Je savais que j'étais jeune, et que ma naïveté pouvait parfois m'handicaper, mais j'étais suffisamment consciente pour comprendre un minimum ce qui se passait autour de moi.
Je voyais que l'on me mentait. Sûrement pour me protéger, et essayer de préserver mon enfance, en pensant que les enfants avaient encore cette innocence qui leur permettait de voir la vie en rose. Sauf qu'avec ce qui se passait, il y avait bien longtemps que j'avais compris que la mienne ne serait jamais un long fleuve tranquille. Esteban se retournerait sans aucun doute dans sa tombe, en apprenant même que l'idée m'avait effleurée l'esprit.
De côté-ci aussi, on m'avait menti. On m'avait dit que je le reverrai vite, et voilà que je ne m'étais jamais sentie aussi seule qu'aujourd'hui.
Kerrie aussi m'avait menti vis-à-vis de notre avocat, notamment. J'avais plus ou moins deviné quel rôle clé il avait eu le jour de l'altercation, mais je n'avais pas eu la chance de donner mon point de vue. Il resterait donc à jamais dans ma tête, puisque de toute façon, personne ne semblait attendre quoique ce soit de moi.
Je n'étais pas sûre d'en vouloir à Kerrie. Certes, je préférais me cacher derrière ces excuses et une colère grandissante pour ignorer le manque et les remouds de notre séparation, mais je savais qu'elle n'y était pour rien et qu'elle était toute autant affectée que moi. Je le savais même depuis le début.
C'était de ma faute. Je n'avais jamais pris la peine de montrer de quoi j'étais capable. Mon jeune âge et ma position sociale ne m'aidait pas à me mettre en valeur, et on cherchait à tout prix à me protéger un maximum, quitte à prendre les décisions pour moi. Un acte honorable, jusqu'à ce que je me rende compte que je ne voulais pas que les autres jouent les juges dans ma vie. Un seul avait suffit à me placer en famille d'accueil, je n'avais pas besoin de plus.
Cependant, j'avais onze aujourd'hui. J'étais livrée à moi-même, et je regardais une allumette se consumer au bout de mes doigts, comme faible consolation. Mais au moins, j'avais pris conscience que j'avais laissé ma vie entre les mains d'adultes se disant compétents, alors que j'étais persuadée qu'on avait tous quelque chose à apprendre, peu importe notre âge.
C'était jeune, onze ans. Mais personne ne serait assez vieux pour décider de l'avenir d'une vie humaine. On avait déjà du mal à s'occuper de la notre, pourquoi perdre autant de temps à essayer de sauver celles des autres ?
Certes, j'avais onze ans. J'avais au moins eu l'impression d'être grande, le temps de quelques minutes.
Je regardais l'embout de l'allumette devenir totalement noir, brûlant le bâton. Je la contemplais encore quelques minutes, en pensant à Kerrie et à Esteban comme s'ils étaient encore à côté de moi, pour fêter mon anniversaire. Je repensais aussi à la manière aussi rapide que j'avais eue de l'éteindre. Ironiquement, c'était la même chose, concernant ma vie.
Brusquement. Et il avait suffit d'une allumette.
Dépitée, je jetai l'allumette éteinte sur le sol. Je pensais sans interruption à mon frère et ma sœur, qui m'avaient été arrachés sans que je ne puisse avoir le temps de leur faire de véritables adieux. Alors, je me contentais de rester assise sur le bord de mon lit, fixant la fenêtre de ma chambre.
Je rêvais de m'évader loin, et de partir de Los Angeles. Peut-être même des Etats-Unis, ou de la Terre. Je voulais juste être dans un monde où tous les gens que j'aimais étaient à nouveau réunis, et ne seraient plus jamais séparés. Ni par la mort, et encore moins par les assistantes sociales.
En voyant que ces pensées me bouleversaient, je déviai la tête de la fenêtre et m'emparai de mon peigne. Tandis que je brossais doucement mes cheveux, je ressentais soudainement la fatigue m'envahir. Je n'étais pas sûre qu'elle m'ait déjà quittée, mais à force d'avoir pleuré sans interruption, cela m'avait épuisée. Je voulais faire la grande, mais les effets secondaires de mes larmes venaient de me rattraper.
Je finis par reposer le peigne sur la table de luit, m'apprêtant à me glisser dans mon lit. Au moment où je posais les doigts sur le clapet de ma lampe de chevet, un claquement sec retentit à ma porte, laissant présager d'une ouverture imminente.
- « Nina ? Tu dors ?
- Non, mais je m'apprêtais à y aller.
- Je peux rentrer quelques minutes ? J'ai de bonnes nouvelles pour toi. »
Je hochai la tête, en signe d'accord, et l'assistante sociale entra alors dans ma chambre. Elle s'assit sur le bord de mon lit, et me regarda avec un sourire confiant. Elle avait l'air de meilleure humeur qu'hier soir, lorsqu'elle m'avait arrachée des bras de Kerrie.
- « Tu as pleuré ?
- Rien de grave. C'est mon anniversaire.
- Oh, joyeux anniversaire ! Tu aurais dû me le dire, on aurait organisé un petit quelque chose !
- Je n'aurais pas eu la tête à ça, de toute manière. Mais merci quand même.
- Je comprends, soupira-t-elle. C'est compliqué ce genre de scénario. Ce n'est pas la première fois que tu viens en foyer, en plus ?
- Non. La troisième.
- Tu dois savoir comment ça se passe, alors ?
- A peu près. J'étais petite, mais j'ai de vagues souvenirs.
- Alors, laisse-moi t'annoncer qu'une personne est prête à t'accueillir chez elle. Elle voudrait te rencontrer demain, et si tout se passe bien, les papiers devraient être finalisés à la fin de la semaine. »
-------------------------------------------
Bonjour !
Que pensez-vous de ce chapitre ? Le flash-back ?
Le point de vue de Nina ? C'est la première fois qu'on le voit, vous savez enfin tout ce qui se passe dans la tête de cette petite fille !
Qui va donc "adopter" Nina ? Vous le découvrirez dans deux ou trois chapitres. :-)
Merci pour toutes vos vues et vos votes, ça me fait extrêmement plaisir.
A bientôt !
#C.
{Musique en média : Parade - Hundred Waters}
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top