II

L.A, 1er mai 2000, au soir.

Le bus venait à peine de me déposer chez moi, que ma boule au ventre quotidienne venait tout juste de réapparaître.

Habitant au quatrième étage d'un immeuble miteux, je traînais des pieds jusqu'aux escaliers. L'ancienneté et la fragilité du bâtiment ne permettaient pas la construction d'un ascenseur.

Je repensais sans cesse à ce que m'avait dit Edwige tout à l'heure et à quel point ses paroles avaient été blessantes. Je devais sûrement encaisser depuis trop longtemps, à force d'entendre le même refrain régulièrement. Edwige n'était pas la première, loin de là. Et d'ailleurs, je me jurais à chaque fois d'arrêter de penser que quelqu'un finirait par être compréhensif. Il fallait croire que je tombais toujours dans le panneau pour en arriver à cette fâcheuse conclusion. J'étais bien la fille naïve dans un monde de naïfs conscients.

Pourtant, il y avait bien une seule et unique personne qui avait fait l'exception. Une personne que je connaissais depuis ma plus tendre enfance. Une personne avec qui je m'étais sentie moi-même, sans avoir à me demander comment les autres me percevaient en sa compagnie. Une personne avec qui j'avais pu faire ce que bon me semblait, me laisser vivre, sans voir le temps passer. Sans me poser de questions. Une personne que j'avais aimée de manière inconditionnelle.

Cette personne s'appelait Tom Questz. Mon meilleur ami d'enfance. Mais il n'était plus là, maintenant.

Il avait dû déménager à cause d'une fâcheuse histoire avec ma mère, à laquelle je refusais de penser, tant elle semblait inimaginable. Notre amitié n'avait pas réussi à tenir le choc, même si comme beaucoup d'enfants inoffensifs, nous nous étions promis de rester amis pour la vie. Ses parents, qui étaient de très bons amis de la famille – sûrement les seuls, refusaient désormais de nous adresser la parole depuis cette péripétie. Et Tom avait suivi l'avis et l'influence de ses parents.

Mais bon, c'était tout à fait compréhensible vu l'ampleur des dégâts causés...

J'avais à présent perdu le contact avec lui depuis cinq ans. La vie sans ma moitié me paraissait extrêmement injuste et difficile. Les autres le voyaient bien ; j'étais perdue, ce qui m'avait valu pas mal de sarcasme. Nous avions tout fait à deux, je n'étais pas habituée à affronter le monde, seule. Le mythe de notre amitié avait étonné plus d'une personne, surtout lorsqu'il en était réellement devenu un. Et après, ils avaient tous fini par archiver l'affaire.

Mais j'étais surtout frustrée de savoir que j'avais perdu mon meilleur ami, à cause de ma mère, alors que nous venions à peine de nous retrouver.

De savoir que je n'étais même pas la cause principale de cet échec.

Je pensais la haïr. Depuis toujours, mais encore plus depuis ce jour-là. Elle m'avait ôté le seul halo de lumière dans ce brouillard qu'était ma vie. Elle avait déjà brisé tellement de choses en moi, me forçant à grandir plus vite et de ne pas profiter de la vie. Et elle m'avait déjà tellement séparée de lui. Mais à chaque fois, nous finissions par nous retrouver, toujours aussi complice qu'avant. Voir plus.

Il en avait fallu beaucoup pour forcer Tom à me renier. À vrai dire, je ne pensais pas que c'était possible, tant nous étions fusionnels. Tant nous étions arrivés à surmonter d'épreuves ensemble. Certes, celle-là avait été abominable et sûrement plus que toutes les autres réunies. Mais je nous avais crus assez fort pour la surmonter également.

C'était pour cela que je m'empêchais de repenser à toute cette histoire. J'en avais gardé des cicatrices qui n'avaient pas disparu avec le temps et personne ne semblait apte à pouvoir les refermer. Autant tout faire pour en ignorer leur existence. Et me répéter sans cesse que s'il était parti, c'était parce qu'il n'était pas aussi parfait que je le prétendais. Que ça avait uniquement dépendu de lui.

Tandis que je repensais à mes souvenirs maussades, j'étais enfin arrivée au bon étage. La porte de chez moi, était au bout du couloir. C'était un vieil immeuble assez simplet où vivaient de nombreuses personnes avec des problèmes financiers. Comme ma famille et moi. Enfin famille, était un grand mot. Un mot même inconnu.

Je sortis mes clés, ma boule au ventre se faisant de plus en plus intense. Je la tournais dans le verrou qui commençait à rouiller, et j'entrai dans l'appartement.

- « Kerrie, tu es rentrée ! »

Sitôt la porte claquée, que deux petits corps enfantins se jetèrent à mon cou, tout guilleret.

Mes frères et sœurs, Esteban et Nina, des jumeaux d'origine portoricaine. Enfin, c'étaient mes demi-frères et sœurs, pour une histoire encore assez sombre dans laquelle ma mère avait trempé. Décidément...

- « Comment ça va mes cœurs ? La génitrice n'est pas là, je suppose ?

- Partie jouer au poker, comme d'habitude. » soupira Nina

Je refusais d'appeler ma mère, "maman". Je ne la considérais pas comme ma mère, juste une personne qui m'hébergeait sous son toit par obligation. À vrai dire, elle n'avait rien fait pour moi, et rien non plus pour les deux enfants. Je faisais absolument tout, dans cette maison, et tout reposait sur mon dos. Pas étonnant que ma présence soit absolument nécessaire.

La maison tombait en ruine. De l'humidité aux quatre coins de chaque pièce, le papier peint qui se décollait à certains endroits, rongé par les mites, une moquette remplie de poussière et une invasion de cafards tous les trois mois. Malheureusement, je ne pouvais pas tout rénover moi-même, c'était beaucoup trop cher et le temps me manquait. J'avais cessé de croire que la génitrice daignerait un jour s'en occuper. D'autant plus que la plupart de l'argent que nous avions, servait pour son poker...

Nous vivions dans un taudis, ça en devenait presque insupportable. Tout était minuscule, en désordre. Et il y avait cette odeur d'alcool brut qui flottait un peu partout dans la maison...

Ce boulot de fleuriste était vraiment la chose qu'il me fallait, même si j'avais été choisie par défaut. Je ne voulais plus faire demi-tour, désormais.

Avec l'argent que je mettais de côté, je me trouverai bientôt un autre appartement, j'en étais persuadée. Ça prendrait le temps que ça prendrait, mais j'y arriverai, c'était certain !
Malheureusement, je ne pouvais pas emmener les petits ; ils n'étaient pas sous ma responsabilité. Mais je ne voulais pas les laisser tomber non plus. Ils étaient le seul petit rayon de soleil de ma vie, et ma seule raison de continuer à me battre. Avant il y avait Tom qui m'aidait... Mais ça, c'était avant. J'avais fini par continuer de me débrouiller seule, comme ma mère m'avait toujours appris à le faire depuis mon plus jeune âge.

Et comme je continuerai sûrement de le faire, le reste de ma vie.

Je me tournai vers les jumeaux, essayant de faire bonne figure devant leurs airs inoffensifs. Leurs yeux étaient toujours aussi brillants et admiratifs quand je passais la porte. Le reste du temps, les pauvres enfants s'ennuyaient et n'avaient pas grand monde à qui parler. C'était également pour cela que je me pressais le soir pour rentrer. Histoire qu'ils aient également le droit à un peu de bonheur.

- « Tant mieux, elle ne nous manquera pas. Bien, que diriez-vous de manger des crêpes ? Il y avait une petite avance sur l'argent ce mois-ci, j'ai pu acheter un peu plus que d'habitude. Après, on ira au parc, si vous voulez !

- Oh oui, merci Kerrie ! Tu es une grande sœur géniale ! »

Je les embrassai sur le front, et me dirigeai vers la cuisine, préparer les crêpes à l'aide du peu d'ustensile dont je disposais, pendant que les enfants allaient regarder la télévision. Un vieux modèle évidemment, pas assez d'argent pour acheter une télé neuve aux enfants ; une avec toutes les chaînes qui fonctionnaient et les images nettes ou en couleur.

Je les entendais rouspéter, il n'y avait encore rien à la télévision, comme d'habitude. Je me pinçais la lèvre inférieure, confuse, tout en versant du lait dans un saladier. Je regardais l'heure sans cesse, et vis qu'il était bientôt dix-huit heures. Bientôt...

- « À table les enfants, le goûter est servi ! » lâchai-je quelques minutes plus tard, évitant de les faire patienter plus longtemps

Des bruits de pas se firent entendre du vestibule, et en moins d'une seconde, les enfants étaient déjà dans la cuisine, excités et bavant devant mes crêpes bien dorées.

Je souris en désignant fièrement mon œuvre culinaire bon marché, comme une aventurière exhibant son butin.

- « Il y a trois crêpes par personne ! Sinon vous n'aurez plus faim pour le dîner ! »

Ils hochèrent la tête et commencèrent à se servir. J'en pris une à mon tour, que je recouvris avec un peu de sucre et un zeste de citron. Et tandis que nous savourions nos crêpes en silence ― qui n'étaient pas mauvaises, je devais bien l'avouer, Esteban s'exclama soudain :

- « Kerrie... Nina et moi, on voudrait te dire quelque chose.

- Je vous écoute ? » répondis-je en fronçant les sourcils, intriguée

Les enfants se dévisagèrent à contrecœur en voyant mon air inquiet, mais Esteban décida d'enchaîner, sans passer par quatre chemins :

- « Dans deux semaines, c'est notre anniversaire, on va avoir onze ans. Cinq ans que nous nous sommes rendus compte que nous étions malheureux, et que nous sommes terrés ici comme des rats morts. On n'est jamais sorti, pour visiter le monde, mise à part pour voir le parc. On n'a jamais eu de copains parce que tout le monde nous trouve bizarre... Et je pense qu'ils n'ont pas tort dans un sens, parce que nous ne sommes pas comme les enfants de notre âge devraient l'être. On ne sait pas à quoi ressemble la vie dehors, et nous sommes de plus en plus curieux de le découvrir, même si nous avons peur d'être seuls et sans repère. On te doit tout Kerrie, tu sais, c'est toi qui nous as appris à lire et à écrire, parce que la génitrice ne nous a jamais inscrits à l'école. Si on en est là aujourd'hui, c'est grâce à toi. »

Il fit une pause, guettant la réaction de sa sœur, qui l'encouragea à cracher le morceau, d'un signe de tête. Je voyais bien que c'était une requête qui avait dû leur demander un certain temps de réflexion.

- « Tu t'es toujours mise en quatre pour que nous soyons un minimum heureux. Et on voit bien que tu souffres aussi. Je t'entends pleurer dans ta chambre tous les soirs, et je vois que tu ne portes quasiment que des pulls en ce moment, alors que c'est bientôt l'été. Kerrie, on sait que tu veux partir et on ne veut pas être la chose qui te retient, alors, on aimerait que tu nous accordes une dernière faveur : nous voudrions que tu nous inscrives à l'école... Dans un pensionnat, plus précisément. Comme ça, tu pourras t'acheter un appartement, et nous serions tous en sécurité.

- Les enfants, je... C'est plus compliqué que ça... Un pensionnat, ça coûte cher, et je viens à peine de commencer à travailler... Je ne sais pas si j'aurais suffisamment d'ici deux semaines pour pouvoir vous inscrire pour l'année prochaine, je suis désolée... »

Les larmes me venaient aux yeux. Je détestais me sentir vulnérable dans ces moments-là, surtout face aux enfants. Je n'ai jamais voulu qu'ils voient mes douleurs et le fait que j'essayais de cacher toutes mes blessures intérieures et extérieures, en souriant péniblement et en prenant à cœur mon rôle de grande sœur. Parce que je ne voulais pas qu'ils se sentent coupables ou redevables envers moi, comme ils étaient en train de me le prouver.

Les enfants parurent déçus, mais je savais qu'ils comprenaient. Moi aussi, j'avais tellement envie de les savoir en sécurité, ailleurs que dans ce satané appartement ! Mais que pouvais-je faire de plus ? Je couvrais déjà trop ma mère, et pas pour son intérêt. Si j'arrêtais de faire ça, les enfants seraient placés en foyer d'accueil, je ne sais où et nous serions séparés pour de bon.

Mais je me ressaisis, en essuyant les larmes qui perlaient à mes cils, d'un revers de manche, pour ne pas faire culpabiliser les enfants. Après tout, ils n'avaient que dix ans, ils étaient tellement jeunes pour ce genre de situation...

Mais dix ans, c'était l'âge du début du fardeau dans notre famille.

- « Mais si c'est ce que vous souhaitez vraiment, je vais commencer à faire des économies. Cela risque de prendre du temps, par contre...

- C'est vrai, Kerrie ? Tu ferais ça ?

- Rien n'est trop beau pour vous, mes chéris... Et vous avez raison, vous serez mieux là-bas, en sécurité, dans un endroit bon pour vous, que nous aurons choisi tous les trois. Mais seulement, pas un mot à la génitrice, sinon ça va mal se passer pour...

- Kerrie Heckwood, viens ici immédiatement !! »

* * *

La porte venait de s'ouvrir à la volée, à tel point que j'eus à peine le temps de sursauter avant d'entendre mon nom.

La génitrice venait de rentrer de son poker plus tôt que prévu. Il n'était même pas dix-huit heures trente.

Je me tournai vers les enfants qui commençaient à trembler et à se blottir contre mes jambes. Je les enroulais chacun d'un bras, et sortis de la cuisine pour me diriger vers la personne qu'on appelait communément dans le langage courant maman.

Mais en voyant sa dégaine, je fis signe immédiatement aux enfants d'aller dans leur chambre. D'ailleurs, ils ne bronchèrent pas et s'y dirigèrent immédiatement en accélérant le pas, sans que je n'eusse besoin de les forcer.

Je faisais à présent face à une femme de taille moyenne et maigrichonne, les cheveux en pagaille, grisonnant et sale. Ses yeux étaient injectés de sang, et elle saignait du nez. Ses vêtements étaient à moitié déchirés, laissant presque voir sa poitrine à nue. Et elle puait l'alcool à plein nez.

Laissez-moi vous présenter Catherine Heckwood. Ma mère. La génitrice.

- « Oui, que se passe-t-il ?

- Où est l'argent ?!

- Quel argent ?

- Ne fais pas l'innocente petite conne, tu sais très bien de quoi je parle !

- Ah oui, l'avance que nous avons gagnée grâce aux allocations... Je m'en suis servie pour acheter de quoi faire des crêpes aux enfants.

- Quoi ?! Tu te fiches de moi, j'espère ?!

- Non. »

À peine avais-je fini de répondre à la négative, que la génitrice venait de me coller une énorme tarte qui manqua de me faire tomber. Je titubais, tout en me massant la joue. Je commençais à avoir les yeux qui piquaient, mais je devais me contrôler, sinon ma mère me ferait encore plus de mal en voyant ma détresse.

Elle n'aimait pas les faibles. Elle avait l'impression de voir son reflet. Ça la rendait encore plus folle.

Elle commença à agiter ses mains menaçantes devant mon nez, et quand elle faisait ça, c'était souvent mal barré pour moi.

- « Tu vois cet argent, je l'avais parié au poker, contre un homme beaucoup plus vieux que moi, mais surtout très riche ! S'il gagnait, je lui donnais tout mon fric encore disponible ! Et si c'était moi qui gagnais, il me donnait la moitié de sa richesse ! Et devine quoi ?! J'ai perdu ! Mais ce vieux con pervers n'en est pas resté là, ah ça non ! Quand il a su que je n'avais pas l'argent, il a commencé à m'agresser, mais j'ai pu m'enfuir avant que ça ne devienne trop dangereux ! Et là... J'apprends quoi ? Que tu as dépensé cet argent pour acheter de la pâte à crêpe alors que je me tue à essayer de rembourser mes dettes ?! Tu te fiches de ma gueule, sale gosse ?! »

S'il y avait quelque chose à savoir sur ma mère, c'était le fait qu'elle était extrêmement jeune. J'avais dix-neuf ans et elle n'en avait même pas quarante.

Elle m'avait eue extrêmement tôt, à l'âge de vingt ans, avec un homme plus vieux, auquel elle avait porté une affection toute particulière. Mon père, ou celui qu'elle continuait d'appeler communément, l'amour de sa vie. Elle m'avait raconté à tort et à travers, qu'ils s'étaient rencontrés lors d'une croisière qu'elle effectuait avec ses amies dans les Caraïbes, dans les années quatre-vingt, à l'époque où elle avait encore toute sa tête. Ça avait été le coup de foudre imminent.

Mais en apprenant qu'elle était enceinte, mon père lui avait fait un énorme coup monté et elle s'était finalement retrouvée seule à m'élever. Se considérant trop jeune pour être apte à s'occuper d'un enfant, seule et sous la pression et les critiques incessantes de ses proches, elle avait fini par se croire incapable de quoique ce soit et par sombrer dans l'alcool et la dépression. Elle avait démissionné de son boulot, perdu contact avec tout le monde, nous forçant à vivre dans une grande fragilité économique et une atmosphère familiale instable.

Plus les années passaient, et plus elle devenait hystérique, de plus en plus influençable. Elle avait fini par lever la main sur moi. Au début, c'était plutôt rare. Mais plus je grandissais, plus elle sombrait dans sa folie en me répétant sans cesse que c'était de ma faute si elle était dans cet état-là, aujourd'hui.

À une certaine époque, il y avait la famille de Tom qui m'aidait à la calmer. Erica, la mère de celui-ci, avait été une grande amie d'enfance de la génitrice et malgré ses problèmes, elles ne s'étaient jamais lâchées. Mais maintenant qu'elles étaient brouillées à vie, il n'y avait plus personne pour l'empêcher de sombrer. De se faire enivrer par ses pulsions de violence. Surtout lorsque je me mettais en travers, pour éviter à Nina et Esteban de subir un quelconque traumatisme physique ou psychique. Je ne voulais pas qu'ils soient complètement privés de leur enfance, déjà bien trop injuste à mon goût.

Je souffrais terriblement. Mais je ne pouvais pas partir, je n'avais nulle part où aller et je n'arrivais pas à accorder ma confiance à quelqu'un. Je n'avais jamais connu mon père, et la seule personne chez qui je me réfugiais quand ma mère était invivable, c'était chez Tom. Mais il n'était plus là.

Il restait le foyer d'accueil. Ma mère étant connue des autorités de police, les assistantes sociales avaient essayé de me placer dans une multitude de familles, mais sans succès. Soit mes familles me rejetaient, n'arrivant pas à m'intégrer à leur quotidien différent. Soit, ils leur arrivaient des péripéties qui les forçaient à me rapatrier à Watts, chez ma mère. 

Alors, à contrecœur, ils ont fini par décider de me laisser avec ma mère et d'attendre ma majorité. Mais j'avais beau être majeure et avoir réussi à trouver un job, j'étais toujours coincée et sans argent.

Je ne parlais à personne de ma mère, et personne ne connaissait mes tourments. Presque tout l'argent que nous gagnions servait à être parié au poker ou dépensé dans un bar. Parfois elle gagnait une petite somme solide, mais le plus souvent, elle perdait tout en un soir. Fort heureusement, je mettais un peu d'argent de côté pour nous acheter le strict minimum de survie, en attendant les prochaines aides.

Elle n'avait même pas voulu m'aider pour me payer l'université. J'avais dû me débrouiller par mes propres moyens.

Tout le monde pensait que j'étais une fille ennuyeuse et coincée. S'ils savaient à quel point ils se trompaient... À quel point je n'avais pas toujours été comme ça. 

S'ils savaient que j'aspirais à être coquette, à varier mes repas et même à partir en vacances, faire le tour du monde. S'ils savaient aussi que mon apparence contrastait si bien avec mes aspirations, mais qu'il coïncidait étrangement avec mon mode de vie. Il suffisait qu'ils apprennent à déchiffrer ce qu'ils voyaient, parce qu'on ne pouvait pas dire que j'avais les moyens de le cacher. Tout mon corps criait à l'aide. Seule ma bouche semblait se taire.

- « Tu m'écoutes quand je te parle ?!

- Oui, désolée. Je ne recommencerai pas.

- Mais je m'en fiche de ça ! Le mal est déjà fait !

- Ne fais pas de mal aux enfants, ils ne sont responsables de rien.

- Ah vraiment ? Tu veux payer pour trois personnes alors, tant pis pour toi.

- Non, s'il te plaît... »

Trop tard. C'était reparti pour un tour.

* * *

Il était vingt-trois heures quand je pus enfin m'allonger dans mon lit, peinant pour y monter. J'avais pris une douche pour apaiser mon corps et mon esprit, mais je n'avais même pas trouvé le temps de manger un morceau. De toute façon, toute cette mascarade m'avait coupé l'appétit.

Les enfants non plus n'avaient pas daigné se présenter pour le repas, ce soir. Ils dormaient déjà quand j'étais rentrée dans leur chambre pour vérifier si tout allait bien. C'était sûrement un réflexe de sécurité. Le pays des songes avait un côté bien plus attrayant.

Quant à la génitrice, elle était partie terminer la nuit dans un bar et sûrement dans le lit d'un inconnu, en suivant.

Je fermais la porte de ma chambre qui se trouvait juste à côté de mon lit et quand je fus sûre que personne ne m'entendait, je ne fis pas retenir mes sanglots plus longtemps. Jusqu'à ce que je me souvienne qu'Esteban m'avait déjà entendue pleurer, dissipant soudainement toute envie supplémentaire. Cela m'avait calmé plus rapidement que prévu.

Je mis ma chemise de nuit, tout en admirant les hématomes sur mes bras nus, les yeux encore humides. Je comptais six nouveaux bleus, sur les deux bras compris.

La violence de la génitrice me causait de plus en plus de tort. Il y avait six mois, elle m'avait déjà fêlée une côte, et j'avais eu du mal à guérir, allant en cours en souffrant le martyre. Heureusement, personne ne s'en était rendu compte. L'invisibilité ne payait pas de mine.

Je ne me voilais pas la face. Qui se préoccupait encore de mon sort, aujourd'hui ?

Je grimaçais de douleur en appuyant un doigt sur l'un de mes hématomes tout frais. À la fin, rien n'allait jamais. J'avais beau agir dans l'intérêt de chacun, je comprenais rapidement que je ne pouvais pas continuer comme ça, au risque de me détruire à petit feu. Mais comment penser à moi quand tellement de choses reposaient sur mes épaules ? Si je lâchais tout, mon petit monde s'écroulerait. Le peu de chose qui me restait partirait en fumée, parce que tout était lié.

Je repensais soudainement à l'invitation d'Edwige, plus tôt dans la journée. Même si elle ne se doutait de rien, ma situation familiale n'était pas la seule raison de mon refus catégorique.

Je détestais l'alcool. Je le haïssais. C'était lui qui avait fait devenir ma mère comme ça, et je refusais d'en consommer une seule goutte, de peur de finir comme elle, avec les lois de la génétique. Je m'étais juré de tenir et de ne pas succomber à la tentation, si elle me venait un jour à l'esprit, prouvant à tous que moi, j'avais de la force d'esprit. Et je continuais de croire que j'étais capable de m'intégrer à la société par d'autres moyens, peu importe lesquels.

Je me mis rapidement au lit, les bras encore brûlant de douleur, et rabattis ma couette sur mon corps soudoyé. J'essayais de m'endormir rapidement, à l'aide d'une chanson que la génitrice me chantait étant petite, quand elle n'était pas encore sous l'emprise de l'alcool et des jeux. À l'époque où elle prenait encore soin de moi, faisant l'impasse sur les avis extérieurs.

" Le bateau du bébé est la lune d'argent

Voguant dans le ciel,

Voguant sur la mer du sommeil

Tandis que les nuages flottent aux alentours.

Vogue, bébé, vogue

Là-bas sur cette mer,

Mais n'oublie pas de

Me revenir. "

Le sourire me venait faiblement aux lèvres quand je terminai cette chanson en boucle dans ma tête. Cela me permettait de me calmer instantanément et me rappelait que ce n'était pas vraiment la faute de la génitrice si elle était dans cet état-là. Même si elle m'avait appris à haïr, elle m'avait aussi appris à aimer, et ce en premier. C'était peut-être pour ça que je voyais le meilleur en chaque personne, alors qu'ils étaient censés être pourris jusqu'à l'os.

Quelque part, mon intérêt pour les choses enfantines, venait sûrement de là. Une des seules choses que ma mère m'avait appris à aimer. Et qui expliquait pourquoi ma vision de l'amour envers autrui était assez immature.

Romances et émotions de gamins.

Me calmer m'avait permis de reprendre mes esprits et de me reconcentrer sur la réalité et mes objectifs. Il fallait que je trouve une solution pour me sortir de là, ça avait assez duré. Je ne pouvais pas rester une victime toute ma vie, pour le bon plaisir des autres. Même des meilleurs.

Je devais reconsidérer ce que m'avaient demandé les jumeaux. L'internat leur ferait le plus grand bien, j'en étais persuadée. Et ça me permettrait également de me mettre en sécurité, moi aussi. Mais l'argent ne coulait pas à flot. Mon boulot n'était pas le métier le mieux payé pour m'acheter un nouvel appartement et payer l'école aux deux enfants.

Mais j'allais économiser. J'en faisais le serment. Et tant pis si ça me demandait du temps. Les bonnes choses arrivaient à point.

Et c'était sur ces paroles, que je m'endormis doucement, en me blottissant dans les bras de Morphée, emportant mes douleurs très loin de moi.

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PS: Je tiens à préciser que la comptine ne vient pas de moi, c'est une berceuse américaine, traduite en français. Le nom de celle-ci est: Baby's Boat The Silver Moon Sailing In The Sky.

{Musique en média : All my days - Jain}

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