I
L.A, 1er mai 2000.
- « Voilà ma belle ! Tu peux déposer tes affaires ici, ce sera parfait. »
Je déposais mon sac et ma veste dans la petite salle annexée que m'indiquait Edwige, déjà remplie de carton à moitié déballés. Les meubles étaient quasiment inexistants et l'électricité laissait vraiment à désirer. J'en déduisais que cette salle en était à ses balbutiements et que le plus gros restait encore à faire.
Je pris le tablier qu'il y avait sur une chaise, et l'accrochai à mon cou. Un magnifique tablier en tissu, avec des touches de couleurs jaunes et blanches. Un oiseau rouge était même dessiné en son centre. Peut-être un rouge-gorge. Sûrement d'ailleurs.
Ce tablier m'allait comme un gant. Les motifs mignons et légèrement enfantins avaient toujours eu le don de m'apaiser, malgré mes dix-neuf printemps. J'avais toujours gardé ce brin de fantaisie qui me permettait un minimum de ne pas paraître trop ennuyeuse. Ou plus que je ne le laissais paraître, du moins.
Il était vrai que je n'étais pas spécialement douée pour attirer les foules. Avec ma timidité sans nom, j'avais du mal à me lier d'amitié avec les autres, et le peu d'amis que j'avais, ou eu dans le passé cherchaient vainement à me faire comprendre à quel point je m'accordais mal à leur mode de vie.
Peut-être était-ce dû à ma simplicité, qui frôlait dangereusement l'envie d'être invisible ? En effet, mon seul et unique but était de me camoufler dans cette jungle humaine. Et ça semblait me convenir parfaitement.
- « Kerrie, qu'est-ce que tu fabriques ? Les clients ne vont pas tarder à arriver !
- Oui Edwige, j'arrive tout de suite. »
Après avoir déposé mes affaires sur l'une des seules chaises disponibles, je me dirigeais vers la salle de vente, où des dizaines de fleurs d'espèces, de couleurs ou d'origines différentes venaient submerger le petit espace.
Voilà à quoi consisterait mon nouveau travail d'étudiante. J'allais vendre des fleurs, avec mon amie de la faculté, Edwige Paige, qui reprenait le travail de sa mère, partie en voyage pendant un an et demi, pour 'décompresser', dirait-on. Edwige m'avait suppliée de l'aider, parce que j'étais l'amie la plus sérieuse qu'elle connaissait et qu'elle n'avait aucune idée de comment marchait une échoppe, sans que tout ne termine en catastrophe.
Avant de partir, la mère avait apparemment fait le topo à sa fille, qui s'était empressée de tout m'expliquer. J'avais donc rapidement compris qu'elle comptait sur moi pour gérer la grande majorité des tâches, et ce n'était pas pour me déplaire.
Il fallait dire qu'Edwige et moi n'avions rien en commun. Absolument rien. Et d'ailleurs, je m'étais toujours demandé pourquoi nous étions devenues amies.
Edwige était une magnifique créature aux yeux bleus, arborant une coupe au carré blond platine, qui lui allait trop bien à mon goût. Une jeune femme extrêmement optimiste, pétillante, sociale et tout ce qui correspondait. La plupart des personnes l'appréciaient énormément et la respectaient, adorant sa compagnie. Les autres la craignaient ou l'admiraient. Parce que personne ne tarissait d'éloge sur sa beauté. Et dès qu'elle commençait à rire, un son cristallin sortait de sa gorge et on commençait à se perdre dans ses yeux bleus lagons, comme si l'on était perdu au milieu de l'océan, livré à nous-mêmes.
Non, je n'étais pas amoureuse d'elle. Je faisais partie des personnes qui l'admiraient. Réellement. Et jamais je ne pourrais rivaliser avec elle, même si je le voulais. Son amitié me suffisait amplement. Déjà qu'être son amie me semblait être une chance inouïe, je ne pourrais jamais en demander plus. Cela semblerait ingrat.
- « Tu sens ce nouvel air Kerrie ?
- Euh ouais, ça sent la pollution...
- Mais non ! L'odeur de la nouveauté, de la vie d'adulte ! On a un travail Kerrie, c'est le moment de prendre nos responsabilités en tant qu'étudiantes, prêtes pour la vie en entreprise !
- Mais je croyais que tu ne savais pas comment diriger l'échoppe de ta mère... »
Edwige haussa les épaules, signe que je venais de gâcher l'ambiance. Il était vrai que pour ce genre de chose, j'étais assez douée.
- « On va bien apprendre. Et puis, si je t'ai choisie toi, c'est qu'il y a une bonne raison ! » fit-elle en me faisant un clin d'œil.
Je répondis par un petit sourire crispé. Edwige venait clairement de me confirmer que j'étais là parce que j'avais le sens des responsabilités et non pas parce que j'étais l'une de ses amies. En réalité, je ne savais pas vraiment si elle me considérait comme tel. Pourtant, ça en avait l'air, mais elle avait tellement d'horizons différents à exploiter, que je ne savais plus trop où me situer.
- « Aller Kerrie, c'est l'heure d'ouvrir le magasin ! »
Edwige se dirigea vers la porte d'entrée, et tourna le panneau du côté open. Je me mettais derrière la caisse, pensant que c'était l'endroit le plus valorisant pour moi. Après tout, je n'étais pas assez à l'aise pour être capable de renseigner les clients. Ils ne m'auraient pas prise au sérieux avec mes bafouillages.
De plus, lorsque le premier client arriva, Edwige s'était empressée d'aller l'accueillir à bras ouverts, avec sa chaleur habituelle, avant que je ne tente quoique ce soit. Il y en avait qui était plus doués pour les convenances sociales, effectivement.
- « Bonjour, Madame Paige n'est pas là aujourd'hui ?
- Non, elle est partie en voyage. Je suis sa fille, je la remplace pendant son absence.
- Oh, je vois ! Je suis l'un de ses clients habituels, et croyez-moi, vous êtes aussi charmante que votre mère ! »
Edwige et le client s'engagèrent alors dans une discussion sonore. J'entendis plusieurs fois le rire cristallin de mon amie retentir à l'autre bout de l'échoppe. Mais je n'y prêtais guère attention, désormais concentrée sur mes pensées.
J'étais assise sur le tabouret à roulettes, et je m'amusais à tourner sur moi-même, attendant d'encaisser le client d'Edwige. Je pensais à ce que j'allais faire en rentrant chez moi, à la scène qui allait m'attendre. À ma mère qui...
- « Mademoiselle ? Vous vous sentez bien ? »
Par surprise, j'avais arrêté de tourner tellement subitement, que je venais de me faire éjecter du siège, m'étalant par terre comme un vulgaire sac plastique. Oh non, quelle honte !
Je me redressais immédiatement, m'époussetais comme si de rien n'était, me forçant à faire face à l'homme, les joues cramoisies.
- « Je suis terriblement confuse... Je, je ne...
- Ne vous en faites pas mademoiselle, ce sont des choses qui arrivent ! »
Il m'afficha un sourire confiant qui dévoila ses dents bien centrées. Je lui rendis à mon tour, un peu moins rassurée. Je voyais qu'il essayait de me mettre à l'aise, mais ça n'avait pas l'air de porter ses fruits.
C'était un homme d'une cinquantaine d'années, assez trapu, avec une calvitie avancée. Des yeux marron ensevelis sous quelques rides, un nez aquilin et une bouche assez fine. Il portait un béret marron, style français, sur son crâne, une chemise à carreaux, avec des bretelles et un pantalon en tweed. Comme chaussures, il arborait des mocassins en cuir brun, et il tenait dans sa main gauche, le journal du matin. Il avait un air plutôt jovial, mais je décelais en lui une grande fatigue qu'il essayait de dissimuler. Je le savais, car je faisais souvent pareil, et j'étais capable de reconnaître ceux qui étaient dans le même état que moi.
Seulement, je n'étais pas sûre de vouloir en savoir la raison.
- « Tenez ! Ne faites pas tomber mon bouquet avec vous cette fois-ci. »
Je m'emparai du bouquet, les joues encore rouges. Un bouquet de différentes roses : rouges, blanches et roses, bien vives.
- « Cela vous coûtera vingt...
- Merci mais je connais le prix. J'achète le même bouquet dans cette échoppe depuis plus de cinq ans, à ma femme. Elle n'aime que les roses, et elle adore tellement que je lui en offre. »
Il sortit son portefeuille et me donna un billet de dix dollars. Je l'encaissai immédiatement, évitant encore de regarder l'homme. Ce qui ne lui échappa pas.
- « Eh bien Mademoiselle, vous n'êtes pas très bavarde contrairement à votre collègue. Je ne vais pas vous manger, ne vous en faites pas ! s'exclama-t-il de bon cœur.
- Oui, en effet... Je ne suis pas très douée pour les civilités.
- Je vois ! Il ne faut pas avoir honte, vous savez ! Mais, puis-je au moins savoir votre nom ? Comme ça, je saurai à qui j'aurai à faire, la prochaine fois !
- Kerrie... Kerrie Heckwood.
- Enchanté Kerrie. Moi c'est Paul. Je reviendrai bientôt, lorsque les fleurs de ma femme seront fanées. »
Il laissa paraître un petit rire sonore, que je lui rendis, timidement. Il referma ensuite son porte-monnaie.
- « Eh bien, à bientôt Kerrie !
- Oui à bientôt Monsieur, et merci ! »
Il m'adressa un sourire, et sortit du magasin.
* * *
Le reste de la journée fut relativement calme. Edwige et moi avions compté dix-sept clients au total. Du coup, nous avions principalement passé la journée à plaisanter.
À dix-huit heures, ce fut l'heure de fermer le magasin. Nous fîmes l'inventaire des bouquets, comptabilisions la caisse et nous rhabillâmes pour rentrer chez nous. J'enfilai ma veste en jean, et pris mon sac en bandoulière, en soupirant. Puis Edwige et moi sortîmes pour fermer la porte et baisser les stores.
Le tout, dans un silence soudainement malvenu, contrastant avec le reste de la journée.
- « Quelque chose ne va pas Kerrie ? »
J'adressai un sourire confiant à mon amie, qui n'avait pas tardé à mettre les pieds dans le plat.
- « Si... Tout va bien. Juste un peu démoralisée de savoir que je dois réviser pour l'examen en rentrant chez moi.
- Mais voyons Kerrie, l'examen est dans un mois et demi ! Personne n'a encore commencé à réviser, tu es l'une des seules, tu sais ! Ça ne te dirait pas d'aller au bar avec moi plutôt ? J'avais prévu d'y aller avec Mathieu et plusieurs autres amis...
- Non, je ne peux vraiment pas, je regrette... Je suis débordée, vraiment. Et puis, je ne veux pas te déranger pendant que tu es avec ton copain.
- Il serait peut-être temps que tu te décoinces Kerrie... »
Je la regardais, soudainement abasourdie. Je la regardais, soudainement abasourdie. Alors que je me préparais à lui débiter une avalanche d'excuses, voilà qu'elle venait de m'ôter la parole, avec une simple phrase.
J'entendais souvent cette remarque de la part de mes 'amis', mais je ne l'avais pas encore entendu de sa bouche, à elle. Mais pourquoi jouais-je encore les effarouchées, après tout ce temps ?
Sûrement que de l'entendre de la bouche d'une personne que vous admiriez, continuait de changer la donne.
Pourtant, s'ils savaient. S'ils savaient tous que je ne rentrais pas chez moi pour faire mes devoirs. Sinon, j'aurais sûrement dit oui à Edwige, pour sortir et découvrir toute sa ribambelle d'amis ! Mais je ne pouvais pas. Je ne pouvais pas révéler les véritables raisons. Je n'y arrivais pas. Je n'y arrivais plus. Je ne jugeais personne digne de confiance pour que je puisse en parler à cœur ouvert. J'en aurais peut-être parlé à Edwige, mais après ce qu'elle venait de me dire... Je n'en étais plus totalement sûre.
- « Passe une bonne soirée Edwige. On se voit demain.
- À vrai dire... Demain je ne pense pas venir travailler. Je serais sûrement trop claquée pour avoir les idées claires. Je pensais que tu pouvais me remplacer le temps d'une journée. Si tu veux je tiens le magasin lundi toute l'après-midi et aussi je...
- Ça va, c'est bon. Va t'amuser, je tiendrai le magasin demain. On se voit lundi matin à la fac.
- Oh merci Kerrie, tu es super ! Mais tu es sûre que ça va ? Tu m'en veux pour ce que je t'ai dit ?
- Non, ce n'est rien.
- D'accord. J'espère qu'un jour, je pourrais te présenter à mes amis. On se voit lundi, bonne soirée ! »
Elle finit par s'éclipser en me faisant un geste amical de la main, puis disparut dans les rues de Crenshaw.
'Bonne soirée'. Elle n'avait sûrement pas pesé ses mots. Il était certain que la sienne se passerait bien. Je n'avais aucun doute là-dessus. Quant-à la mienne...
Je frissonnais d'avance et partis à mon tour attendre le bus qui me ramènerait chez moi. Je pris mon vieux baladeur et glissai mes écouteurs dans mes oreilles tout en scrutant la route d'un regard absent.
Des scénarios, des pensées commençaient à hanter mon esprit. Du déjà-vu. Du récent.
Cette soirée allait-elle être moins mauvaise que la précédente ? Je l'espérais du moins.
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{Musique en média : Welcome to your life - Grouplove}
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