Vos langages-clichés - making of
Ah ! que de frustration il y a généralement à vouloir communiquer quelque chose et, je le crains, particulièrement à notre époque ! Est-ce parce que l'humanité, que tant d'escroqueries vingtièmistes ont accoutumée à se méfier des « nouveautés » et « révolutions » artistiques, tant de pacotilles louches qu'on lui imposa avec enthousiasme comme des trouvailles incomprises, renâcle à présent au génie, échaudée qu'on lui ait une fois tant imposée et qu'on l'ait tant jouée ? L'original exemplaire inspire aujourd'hui de la méfiance, chacun soupçonne au fond que s'y dissimule encore une fois une façon de marchandise qui veut se vendre surestimée aux enchères. Le « talent » de nos jours, celui qu'on admet, est celui dont on ne parle pas, qui se fait modeste et où ne se rencontre aucune véritable audace : par crainte d'une énième enflure, on ne tient pas compte du reste, on le « garde en respect », à distance, manière de scepticisme, de méfiance. Ce qu'on ne comprend pas est possiblement une pure épate, comme naguère ; on refuse le risque de passer de nouveau pour une dupe : la drôlerie des surcotés a lassé depuis longtemps, et il n'en reste que le parfum de triche, enfantillages et rires jaunes, provocations potaches. En vérité, on n'y a probablement jamais cru à part quelques rares fantasques, pas davantage les abstraits que les conceptuels. On a voulu briser les codes et tout l'art qui va avec, par pur plaisir de la destruction, mais les académismes « snobs » sont tombés, et maintenant que ce goût-là s'est éventé, maintenant que plus personne n'est en mesure ni en volonté consciente de défendre des Picasso ou des Dali, il ne reste que de pauvres amateurs. Ce n'est plus drôle. Ça suffit.
On ne se laissera plus secouer par des nouveautés qu'on a toujours intimement prises pour de la blague. Ainsi, par amalgame, toute profondeur originale dorénavant est entachée d'inquiétude et de soupçon. On identifie le grand comme ce qui ne surprend qu'à demi, même moins. Pas de rupture, ni d'au-delà, ni de « déconstruction » bien entendu (on en a assez ri par devers soi), je vous prie : réserver ça pour l'hôtel Drouot et les collectionneurs argentés.
Or, la poésie ne devrait pas être un répertoire du connu, jamais. Je situe la poésie bien au-delà du reste, on le devine, au rang même des inventions faites pour bouleverser, comme la théorie de la relativité ou l'accélérateur de particules. Dans l'absolu, il ne devrait jamais y avoir de ressemblance préalable entre un vers et la pensée du lecteur ; ce vaisseau bâti pour le large n'est pas fait pour canoter aux rivages familiers, et rien n'est plus contre nature à ce genre que de produire, comme des gravures d'Épinal, des images qui répètent ce qu'on sait. La poésie qui n'explore plus est de la littérature décolorée.
Mais comment alors réaliser encore de la vraie poésie, puisque la défiance largement répandue du génie n'incite plus qu'à la lecture et à l'écriture de seules variations. Si un poème n'est pas encore un acte de conformité, on ne l'entend pas : on exige, semble-t-il, que l'auteur parle de nous et à notre manière !
Ce problème traduit certainement une crise de notre culture, grave et profonde, où se discerne quelque catastrophe comme la fin de la littérature elle-même telle que l'humanité l'a toujours connue : chacun, aussi impatient que confit de suffisance, ne recherche que des livres qui lui correspondent. Il réclame une œuvre à sa portée et qui le confirme dans sa « pensée » (il continue d'appeler ça : pensée). Un lecteur aujourd'hui est quelqu'un qui aspire à une adhésion de sa propre mentalité, validée par une sorte d'expert, l'écrivain, homme ayant reçu le seau de l'édition et donc en quelque sorte celui de la célébrité qui homologue. Il faut à chacun son ouvrage de développement personnel, celui qui vous ressemble et vous incite précisément à faire ce que vous êtes le mieux disposé à reproduire. Au mieux : le livre consistera en une extension de vous-même, allant un peu plus loin que vous ne vous y attendiez (mais vous vous réserverez, bien entendu, y compris au sein du même ouvrage, la possibilité de sélectionner les suggestions qu'on vous représente). Et cette coïncidence des intentions, la vôtre et celle de l'auteur, doit opérer vite : en France, on lit en moyenne seulement cinq livres par an, alors on veut tout comprendre en un temps record et sans effort, sans subtilité et uniquement par copie approximative d'idées qu'on s'est déjà représentées : l'assimilation doit être quasi instantanée. Alors, il serait bon, pourquoi pas, que l'intrigue se situât dans votre ville, que le protagoniste exerçât votre profession ou, mieux encore, que vous pussiez choisir le dénouement, comme cela se propose désormais couramment.
Un auteur n'accède plus à une part tendre et offerte d'un lecteur : cette part n'existe plus. Un lecteur, en général, n'acceptera pas de se laisser conduire par un livre dans des chemins très inattendus et suivant des formes trop inhabituelles. La poésie, genre par excellence de l'effort et du retournement d'esprit, obtient moins de 0,5% de part du marché (avec le théâtre mis en ensemble), quand le polar, au contraire, où tout est si prévisible, où le style et la structure sont en majorité si convenus et où la nouveauté ne se construit que sur des détails de lieu ou de caractère, remporte la mise. Les rares éditeurs qui promeuvent encore des originalités n'ont guère de succès : des éditeurs confidentiels, avec une poignée de fidèles – mais même eux, à vrai dire, ne sont pas très sûrs en général de la valeur de ce qu'ils proposent, ce qui se discerne facilement par les grandes inconstances de leurs publications, au point que même les fidèles se lassent de ces incontestables mauvais choix tombant au milieu des tentatives les plus dignes.
L'artiste, lui, le poète, ciseleur de vers et découvreur d'idées, a depuis longtemps renoncé à la gloire : il modèle patiemment ses matières dans son atelier, oublieux des hommes qui l'ont oublié, isolé, concentré exclusivement à sa tâche, s'efforçant à trouver la formule d'une réalité à naître. Il cherche inexorablement le nom de pensées qui n'existent pas encore, et qu'il suffit de nommer pour leur donner vie, une vie soudain active et puissante. Son équation est à découvrir ce qui n'est pas encore, et à lui prêter la forme, l'expression, qui sera propre à lui rendre un maximum de vitalité incontestable et éclatante.
L'existant n'intéresse pas l'artiste, le poète. L'existant, tout au plus, est pour lui un point de départ sans attrait, et surtout une manière d'insérer sa trouvaille, son inédit, dans un cadre compréhensible qui lui donnera une plus grande substance, une réalité plus évidente et concrète : toute nouveauté doit s'inscrire dans le contexte plus vaste du préexistant pour gagner la place du réel et pouvoir s'y fondre largement. On ne crée pas un langage tout entier à partir de sa seule imagination : il y faut l'accueil d'un autre langage, mots après mots.
La complexification progressive chez le poète de ce langage qui, forcé d'être intériorisé faute d'espoir de partage, devient comme tout langage un véritable mode de pensée échafaudé, l'isole nécessairement de la communauté des hommes, le rendant de plus en plus incompréhensible, bizarre, ce qu'on appelle communément : « déviant ». Le préjudice social en soi n'est pas si pénible que l'incommunicabilité où se situe son esprit : à force d'échecs successifs, le poète abandonne à expliquer ; et cependant, sur des linéaments que déjà il a renoncé à développer, il a encore bâti d'autres figures ; il est bientôt « au-delà », personne n'est en mesure de le rattraper, et tout ce qu'il perçoit des gens qui l'entourent, c'est leur désespérante insuffisance à le suivre. Et voici la Cassandre du mythe : il voit des vérités insoupçonnées, et il est découragé d'avance à l'idée de les dire et de les faire voir, parce qu'il sait qu'il ne sera pas entendu.
Le poète sait qu'il est un monde incessamment renouvelé que personne ne visite.
J'ignore, quant à moi, comment inciter les lecteurs à s'efforcer, à lutter contre peut-être cette nature, cette tendance, cette inclination en eux qui les enjoint à se contenter en littérature et à « courir le connu ». Une chose est sûre, c'est que la poésie est morte à telle conjoncture – et il peut ne pas s'agir du tout de vous en imposer par de l'ostentatoire hermétique ! Mais quelle conception vous faites-vous d'un poème, qui n'aurait qu'à recopier ce que vous vivez déjà ? N'entendez-vous pas que ce qui vous dépasse, c'est justement ce qui vous améliore, et que vous croupissez dans la contemplation seule de ce que vous voyez déjà, de vos images intérieures ?! Non, la poésie n'est pas le lieu de l'enjolivement des pensées communes, mais c'est celui de la fulguration des idées inouïes : il faut de la naissance dans un poème, et que l'image-pensée née d'un langage essentiel frappe comme un autre univers jusque-là impensé. Et vous, au contraire, qui n'aspirez qu'à des thèmes et des formes reconnaissables et faciles ! Ah ! vous vous méfiez de la nouveauté, de l'ardu, des notions qui n'existent pas déjà en vous...
Vous ne verrez jamais – ou si lentement – ces autres réalités pour lesquelles les mots, et donc les idées, vous manqueront toujours, faute de vouloir les chercher.
Vous vous méfiez, qui sait ? peut-être surtout de vous-mêmes et de votre fiabilité, de votre capacité à comprendre et à juger ; il vous faut des repères excessivement rassurants, des mots-clichés, des morceaux vite compris, des saveurs typiques pour alimenter votre confiance bon marché : vous savez cela, vous avez appris à y prononcer un rapide verdict, à « passer à autre chose », mais il n'y a plus que des verdicts expédiés, des comparutions immédiates, des jugements bâclés ; on ne rencontre plus jamais de critique construite – même sur Internet, je m'étonne de constater que les commentaires d'œuvres, y compris issus de dilettantes pourtant réguliers, font en tout deux paragraphes de sensations à la fois strictement personnelles et foncièrement convenues. L'altérité fait peur, on dirait qu'elle révèle le vide en soi. On se sent seul quand on ne saisit pas tout de suite, et la solitude est devenue ce qu'on fuit le plus.
Il n'y a plus de public pour la poésie, soit : c'était un fait statistique, et c'est à présent devenu un portrait en négatif. Il ne reste plus que des consommateurs du déjà-vu : cette matière morte, et terne, et prémâchée cent fois ne vaut rien pour le poète ; or, à travers son parangon, ne voit-on pas que c'est toute la littérature qui s'éteint ?
N'importe : nous sommes les derniers, nous le savons bien ; plus de concepts neufs ne pourront vous atteindre, toutes vos réalités se limitent aux représentations qui sont déjà en vous : soit ! Alors nous créerons pour nous-mêmes, pour nous uniquement, en nous-mêmes, les idées qui ouvriront largement nos esprits à des univers réels que vous ignorerez à jamais, et à nous tous, poètes, littérateurs, artistes, en notre réseau secret de vous, indésirable et disparate, dont il n'est pas même nécessaire de rien cacher, nous figurerons à quelques-uns l'évolution virtuelle de toute l'humanité, de cette humanité qui n'eût jamais cessé d'entrevoir encore et toujours des perspectives merveilleuses et galvanisantes vers l'au-delà de la connaissance si seulement elle s'était efforcée sans cesse à ne pas succomber, dans sa déchéance et son abrutissement, au règne de la facilité et du divertissement.
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