Une aristocrate - making of

Sa figure distante et placide a longtemps fasciné les écrivains : l'Aristocrate. Livide, sang trop pur, maladive, avec sa vêture intemporelle et son odeur de parchemin ou de mur. Présence de meubles familiers parmi les mâles fauves de la lignée, les hoirs, qu'on considère avec plus d'intérêt comme des volontés et non comme de suaves et décoratives présences. Une contenance sibylline, la rigueur captivante d'une contention, l'inconditionnelle soumission à des conventions, normes, traditions : ces lentes postures d'araignée, comme percluses sur d'inutiles canevas, induisent le fantasme paradoxal d'une qualité intérieure et même d'une ardeur, en ce que l'obéissance, ici, se caractérise par un esprit de discipline. Or, toute discipline a ses voluptés secrètes et qu'on extrapole. Le propre de l'ascèse, c'est d'inclure son échelle de péchés. Toute piété inévitablement déroge. Pour qu'il y ait conduite, il faut que se ressente une tentation. C'est le vice contenu dans n'importe quel vœu : on se fabrique la vision d'un mal, et on la fixe comme un répulsif, ce faisant on l'enveloppe, on l'explore... de loin. Prêtre ou nonne ne se séparent jamais de l'Interdit planté dans l'esprit aussi haut et ostensiblement qu'une croix. Une défense mortelle est un Trouble. La liberté, n'ayant pas ces tabous, ne regarde pas tant au mal. Qui se soumet à une discipline méticuleuse surveille sa perversité relative. Quand on est alcoolique, même repenti, on garde partout la pensée du verre. Qui sait si la duchesse guindée et prude n'est pas une créature de suprême et surprenante débauche ? C'est ce qu'un témoin se dit toujours : « En voilà qui n'en pense pas moins, et même qui y pense davantage, s'en méfiant constamment ! » On ne se repent pas d'une faute – même sincèrement, surtout sincèrement – sans conserver longtemps la marque de sa supposée indignité. L'aristocrate est une femme largement absorbée à s'empêcher de pécher contre sa race : elle a par conséquent le péché continuellement dans les yeux. Chaque heure de son existence est un évitement, et son ordre n'a que cet objectif. Elle n'a pas moins d'obligations qu'une sœur au couvent, et elle vit, au surplus, parmi des humeurs altières qui lui font davantage de dilemmes et de peurs. Une carmélite a plus de routines qu'une aristocrate. C'est la tension imprévue et l'absence de repos sûr qui brisent les cœurs dans les poitrines des femmes assises au sein des vieux châteaux.

Et même au propre, on suppose à ces constances et à ces discrétions une sagesse ; l'économie du corps et de la pensée paraît faire de l'aristocrate une châsse des confidences et de la loyauté même, on admet que ces silences dissimulent une profondeur, on lui suppose une retenue et un recul, on croit trouver à cette humilité de gestes et de paroles un feu sous-jacent, spirituel ou sexuel mais en potentiel inexprimé, qu'un homme voudrait attiser, conquérir ou posséder pour voir ce qu'il renferme et pour permettre sa pleine expression. C'est un apanage de virilité de vouloir dominer des décorations : en tant qu'exception de tenue et de mystère, une telle femme se prise comme parure. On perçoit d'emblée en elle une sorte d'absorption, et l'on pense qu'il faut de la substance pour concentrer ainsi sa vie. Un visage penché, une mine de flegme, des mains fines et légères suggèrent plus qu'ils ne révèlent, c'est un abondant répertoire de significations subtiles, l'envie d'amour y soupçonne des prodiges de femme. Ce qui se tourne en soi, en dedans, est dense, croit-on ; ce qui se recroqueville recèle. Comme on voit beaucoup d'ombre, on échafaude une lumière, on se figure un coffre-au-trésor temporairement fermé. Cette femme, en l'extinction résolue de sa spontanéité, en le sacrifice quotidien de son individualité, est l'ampoule dont on veut provoquer l'allumage et l'incandescence. On aspire à de grands et soudains éblouissements, comme après les abat-jours trop opaques. C'est excitant et grisant comme le bruit du vieux moteur qui cahote sous la manivelle : promesse d'une découverte et d'une action prochaine, on se dit : « C'est pour bientôt et c'est pour moi. Quand la machine sera lancée, il n'y aura plus qu'à voir de quoi elle est capable. » On tente ainsi des femmes comme on mise sur des pouliches d'hippodrome. On fait des paris sur ce qu'on ignore à travers ce qu'on croit discerner. Maints mariages ne sont pas fondés sur autre chose. Peut-être la plupart. Peut-être tous.

L'aristocrate agace les nerfs et échauffe l'imagination parce qu'on ne se résout pas à la pensée qu'elle n'est, justement, que la figure sociale et froide qu'elle paraît par composition. Tout un décor l'entretient dans une aura d'énigme qui prolonge l'induction de douces promesses : les murs anciens de la bâtisse au domaine immuable, mamelonné et peuplé d'arbres, ramassés au rougeoiement d'un âtre séculaire comme une persistance d'antre gothique, le climat de prestige et d'autorité où se mêlent des lignées historiques auxquelles l'étranger ambitieux voudrait s'associer pour prolonger sa valeur ou l'apparat de sa valeur, et, souvent, la toile de fond de légendes, avec ses batailles fatidiques et ses actions de fougue dont on perpétue la réputation pour indiquer et renouveler la teneur d'un sang ; ce contexte parle pour toute la maisonnée et induit une attitude qu'on conserve et dont le témoin s'étonne. On s'est installé dans des récits immobiles, et on en hérite automatiquement. Pour garder le profit de cette succession d'âmes passées, de cette noblesse, de ce blason, il suffit de cultiver l'économie et le silence, car on entend, sans un geste ni un mot, le bruit des cavalcades sur la colline et la résolution des ultimatums dans la salle à manger. Respecter le lieu, c'est respecter les habitants : on aime à croire que le et le qui sont un même esprit. « Ça se sent qu'il est d'ici » dit-on parfois. On s'efforce plutôt à faire resurgir sur soi des vertus qui ne sont attachées qu'à des édifices et des paysages, par crainte de ne jamais pouvoir prouver autrement sa vertu propre. On imite donc un lieu, on imite l'atmosphère inhérente à ce lieu, on imite ce qu'on est censé éprouver à vivre dans un lieu qui a abrité tel passé ou tel événement. On ne songe ainsi plus que les enfants peuvent rire au milieu des cimetières. On ne se souvient pas qu'avant le Débarquement on se baignait avec joie sur ces plages normandes qu'on ne foule qu'avec une mine compassée. On n'a pas connu, je crois, un château médiéval qu'on restaurait commodément en bonne isolation et en plancher chauffant. C'est dommage. On finit par ressembler à des spectres même pas vrais, à des illusions de spectres, à des typicités de spectres, à des fantômes de spectres. Tout ce qui nous tient accrochés au passé par caricatures nous aliène toute mentalité de l'action. Nos aïeux, s'ils eurent jamais l'orgueil des actes, réprouveraient fort le respect contemporain qui maintient le présent dans la passivité et l'impression. Nous n'entretenons le pittoresque qu'avec le brouillard des mythes. Nous sommes des conservateurs. Nous aimons l'histoire uniquement comme chose révolue, comme une messe dont la mémoire montée est sans rapport avec l'ennui réel de son écoute, mais nous nous résolvons à ne pas oser l'Histoire que nous prétendons admirer. « Pourvu que dure la brume où je m'enfouis ! » Couper cette brume, c'est attenter au confort du passé et à l'image simple qu'il véhicule : malaise, dérangement, puis soudaine résistance. S'il n'y a qu'à se laisser porter par l'onde des temps exhausteuse d'identité, il ne s'agit que de la défendre sans la contrarier d'éclats qui pourraient l'offusquer. En chacun réside une tentation au maintien. Que ma demeure perdure avec sa voix, alors ma joie demeure. On écoute le lieu, l'environnement, et après seulement on songe à ce qu'on se sent le droit d'y faire pour ne pas déranger. Déranger un lieu, c'est s'aliéner les armoiries et les insignes de ce lieu : crainte infinie pour tous ceux qui ne sont faits que d'enflure héraldique, qu'on soit d'ailleurs aristocrate ou roturier.

Bien des gens, quel que soit leur milieu, ont ainsi intérêt à ne pas trop en dire ni en faire : pour eux, se manifester, c'est se déclarer, c'est donc se découvrir : quelle tristesse alors quand il n'y a rien à voir ! Combien d'hommes et de femmes furent attrapés d'amour sur le seul bénéfice du doute idiot ! Qu'on n'oublie quand même pas que les familles s'efforçaient, il y a moins de cent ans, pour que les garçons ne rencontrassent guère leurs fiancées avant le mariage : on limitait les contacts, on écourtait l'entrevue, on s'arrangeait pour transmettre une opinion favorable qui ne pouvait être explorée plus avant : serait-ce cruel ou illogique de conjecturer que la société soupçonnait qu'en connaissant assez la femme, l'homme s'en lasserait en quelques jours ? Avec la dot, on vendait surtout la fille, on s'en débarrassait plutôt comme une charge, il était certes temps de déployer des stratégies pour ne pas la faire déprécier, et quel meilleur moyen dans ce but, si l'on avait conscience de son insuffisance, que de ne pas trop la montrer ? Tout ce qu'on expose se révèle par imperfections, comme un tableau qu'on éclaire sous une lumière vive et auquel on permet d'approcher : on décida – ce fut une convention tacite autant que sociale, je veux dire largement répandue et admise – que les filles, même en public, ne se laisseraient pas apprécier au véritable examen du prétendant ; on leur apprit ainsi les pratiques bien commodes de la parcimonie et de la discrétion, de la mesure et de la précaution, on leur apprit à répéter des formules et à imiter des usages, on leur apprit les postures et les paroles valorisantes, tout ce qui laisse entendre de l'esprit sans jamais pouvoir en servir de preuve. On favorisa une grâce et un charme, un agrément général, on fit savoir par cœur quelques superficialités artistiques et mondaines, tout ce qui s'affecte par étude, et sans doute ces compositions échappèrent le plus souvent in extremis à l'analyse minutieuse des messieurs forcés de s'en tenir aux extériorités échauffantes et frustrantes : il est dans la nature de l'homme, jusqu'à présent, de vouloir toujours rentrer. Un homme ambitionne de posséder. L'homme, après cette racole, voulait avoir : il devait au préalable acheter, ce qu'on appelle : épouser. Ces vitrines l'exaltaient en transpositions imaginaires : il se représentait un emploi à ces mannequins entr'aperçues et aux poses suggestives. Il était continuellement trompé : le parvis de l'église marquait le terme de sa dernière et dure erreur. Certes, il y a de la faute, évidemment, dans l'homme qu'on trompe, parce qu'il se trompe d'abord lui-même par imprudence, mais enfin, il était assez conduit à ce chausse-trappe : j'ignore quel part il faut faire à sa sournoiserie et à sa naïveté.

Tout cela fit l'aristocrate éduquée en tant qu'appât – et probablement bien des femmes passées et présentes. Que des auteurs n'aient pas eu la pénétration de se défier des apparences ou que, pour leur besoin littéraire, ils aient bâti des romans sur le principe de sa grandeur contenue, leurs désirs ou leurs relations furent élaborés à partir d'un contraste, celui de l'introversion supposée révéler peu à peu des splendeurs. Nietzsche avec Lou Salomé succomba non sans raison à cette imagerie, comme d'autres : il entrevoyait en elle de la noblesse et du talent, c'étaient uniquement des titres de parure et des facultés d'application, en revanche nulle personnalité véritable, guère d'invention ou de créativité, plutôt une accumulation exceptionnelle et enthousiasmante de données inquestionnées. Ce mythe si diffusé du génie féminin en attente d'un spectaculaire déploiement fit sur leurs conceptions de la femme le même genre de déformation idéale et absurde que par exemple les livres romantiques sur Mme Bovary ou les récits de chevalerie sur Don Quichotte. Il fallait, selon une certaine conception, que l'inhibition fût l'indice d'une extrême finesse. Le mutisme devint délicatesse et sobriété pour autant qu'il n'était pas manifestement en mesure d'indiquer apathie ou aphasie. Se contenter de laisser une présence, un sillage, une trace, un parfum, c'était la preuve d'une supérieure vertu. Une femme était valeureuse parce qu'elle avait l'avantage de n'être rien, c'est-à-dire de ne pas importuner et de faciliter le confort des hommes. La force de caractère d'une femme était contenue presque tout entière dans son absence de caractère explicite. Il était admirable de n'être pas, mais avec force nuances. La femme parfaite était une subtile et perpétuelle disparition : elle ne revenait, comme les spectres, que pour mieux induire le manque causé par son habituel effacement. Au mieux, au plus tolérable de son activité, elle était une flèche du Parthe, une flèche agréable et... sans Parthe, sans quelqu'un, juste une flèche ponctuelle et touchante, caressante et qui s'enfuit. C'est l'héroïne typique des Austen et des Trollope : un esprit qui ne se révèle que par pointes discrètes et sans suite, un frémissement, une pétillance, un rafraîchissement sans gravité. On supposait qu'elles seraient capables, dans l'intimité, de se maintenir ainsi des heures : quelle naïveté ! Elles étaient semblables à de longs ressorts qu'il faut resserrer dans l'oubli pour en obtenir des cliquetis impromptus et opportuns. Elles se préparaient, et on les trouvait tout à coup intéressantes quand, après les avoir ignorées des heures et considérées pour rien, elles se réactivaient curieusement pour émettre une courte pertinence ou une douceur inattendue : on rencontrait là des êtres où l'on n'avait admis que des meubles, et l'effet en était certes saisissant, comme de meubles sensibles et parlants ! Il est décidément humain de confondre l'astuce d'une personne et la surprise qu'elle cause à faire preuve pour une fois d'esprit : naïf ou favorable, on pourrait croire qu'elle s'est tenue en veille pour intervenir à l'occasion propice comme si elle avait suivi la conversation et n'avait pu s'empêcher à la fin d'une pareille « sortie ». Les chiens même ont de ces drôles de sursauts, on les qualifie alors eux-aussi « d'intelligents », on les voudrait également pour objets domestiques, on les admet propres à « apprendre », on les rendrait aptes à faire des tours ou à partir avec soi à la chasse...

Cette idée morale d'esprit « en latence » s'accompagnait de l'espérance que la femme, restée si innocente et naïve au sein de sa famille, serait en quelque sorte « prometteuse » et que ses facultés innées permettraient à l'époux quelque délicieuse perspective d'éducation, quelquefois perverse. La fille aristocrate était vue comme potentialité, et la vision idéale de cet état était souvent, en effet, tout ce qu'elle pouvait offrir. La femme du XIXe n'était pas la Indiana de Sand, c'était la Jeanne de Maupassant – et il n'y a pas à en blâmer l'époque, puisque pas davantage aujourd'hui l'homme et la femme ne sont autres choses que des conformités morales. Ce fut quand même un tort de transmettre une telle fausseté. On institua une représentation erronée ou mensongère d'un seul conditionnement inspiré par la prudence ; on tendit à confondre « sagerie » et sagesse. On fit entendre que l'austère et efficace conformité à des codes, que l'adaptation à des contraintes induites comme des routines, était l'indice d'un esprit agile et accessible à d'autres lumières. Au moins en France, cette représentation instruisit progressivement tout critère « d'esprit » : retenir sa leçon et savoir la redire suivant certaines formes ; l'aristocrate tant courtisée du XIXe ne dénote guère du polytechnicien admiré d'aujourd'hui : même sorte d'intelligence, c'est-à-dire systématique et navrante, à peu près sotte. On établit ainsi la rapide acclimatation, qui n'est ni valeur ni vertu, comme le symptôme capital de bonnes dispositions intellectuelles et morales. Or, comme une aristocrate bien stylée se pliait à ce cérémonial humiliant, certainement pouvait-elle apprendre – on en ferait assurément un ingénieur contemporain ! On prit pour sujets d'espérances des êtres décoratifs qui présentaient surtout le caractère essentiel, enraciné, d'avoir pris l'habitude de répondre sans initiative mais non sans quelque souplesse à des conventions. Ce qu'elles « savaient » était à peu près en opposition radicale avec ce qui constitue de toute éternité le fond le plus précieux et délicat de l'intelligence humaine, à savoir : l'innovation et l'audace, vertus antisociales et élitistes. Ces femmes étaient nos fonctionnaires d'à présent, avec leur roide mentalité d'institutrice, disciplinées, obéissant à la discipline de cette éducation qu'on leur ordonnait, dont elles acceptaient l'incitation sans y penser, avec une fatalité ignorée, imprégnée, intrinsèque. Souvent, sans en avoir conscience, elles poursuivaient leur rôle de femmes-sur-commande au-delà de leur famille aliénante, parce que l'époux ne cherchait en elles que l'aliénation sous un autre maître et sous des règles légèrement dissemblables. On les infléchissait juste, on ne les ouvrait ni ne les libérait ni ne les épanouissait : elles eussent ignoré, probablement, le bienfait d'un affranchissement tant elles étaient rompues à se modeler. Tout leur modèle, c'était le modelage-même : elles étaient fières, comme Lou Salomé, de se nourrir de conventions nouvelles même fausses ; elles n'examinaient guère la valeur de ce dont elles se gavaient. La valeur leur était la conformation : doctrine pratique aux parents et à l'autorité.

On constituait ces filles en marché : il y avait un marché aux filles comme il y eut des marchés aux esclaves. Inspection décevante aux hommes sagaces et distanciés, aux hommes sans préventions : rien que des esprits de routine, et presque nulle exception. Quelques femmes avides d'autres dogmes. Des femmes-décors. Femmes-géographie et femmes-histoire. Dames de conversation qui savent bien dire ce qu'elles ne savent penser. Élégantes, pour autant que l'élégance n'est qu'une concordance à des modes. Beaucoup d'adaptation, pas d'adhésion. Des femmes qui disent et font ce qu'elles sont censées (re)présenter, sans jamais deviner qui elles sont. Pour reprendre le mot fameux de Nietzsche : des êtres devenus désespérément inaptes à « redevenir soi-même ». Espérer d'elles une réaction et un apprentissage dans la chambre à coucher était plus que probablement surestimé. Même se rabattre sur des passions secrètes, comme si soudain une épître écrite fébrilement par une main frêle – légende si courue ! – révélerait le talent d'une émotion emprisonnée, d'une commotion désentravée jusqu'alors affleurante, et, par le seul fait de son expression, transfigurée dans le style et la pureté : quelle source de malentendus ! L'aristocrate aimait comme l'Engagement, elle aimait comme la Fidélité et comme le Veuvage, elle se métamorphosait en Dame et en Madone, elle aimait comme l'Amour qu'elle avait appris par stéréotypes, on n'a jamais lu une lettre d'aristocrate qui ne fût remplie de figures-clichés, de pompes littéraires, de facondes scolaires ou scholastiques, elle était de nouveau une icône au lieu d'une personne, une imagerie en place d'un esprit, l'affectation au lieu de l'affect : on n'était pas aimé d'elle en homme réel mais en personnage. Balzac, Stendhal, Bourget et tant d'autres ont mis en scène de ces poupées sérieuses et qui se suicident sans raison, juste parce que c'est ce qu'il faut, parce que c'est une coutume acquise, parce que c'est le Devoir. À un certain degré d'aliénation, même la Vie se soumet à des autorités. Qu'on me pardonne ce qui suit si on le trouve trop impitoyable : l'aristocrate « classique » n'était pourtant guère de celles dont le sacrifice nuisait beaucoup. Elle était de passage, sans influence, un symbole, et son éclat disparate serait vite oublié, remisé au lot négligeable des branches féminines honteusement hystériques de la lignée. Même dans les grandes affaires d'adultère du XIXe siècle, on ne s'interrogea jamais beaucoup pour quel motif personnel telle femme avait mis fin à ses jours, mais on questionna quel homme l'y avait pu conduire par ses subornations : c'est parce que la femme n'était pas considérée comme propre aux idées spontanées, comme volonté, il fallait qu'on les lui eût suggérées – elle était surtout impressionnable, et c'est justement, cela, parce qu'on l'avait accoutumé à faire bonne impression, à accorder une importance primordiale à l'impression. Ainsi l'aristocrate parmi les femmes tint-elle une place particulière : elle incarna un immobilisme, et l'on fit de ce parangon de torpeur conditionnée une sorte d'accomplissement et de discipline, comme si le peu d'initiative nécessaire à savoir converser ou à s'informer du monde pouvait être employé à autre chose qu'à des vanités et qu'à des apparences ! Le fantasme d'une transfiguration intellectuelle ou sensible se fonda sur l'hypothèse fort conjecturée que le meilleur de la féminité consistait en l'application scrupuleuses à des règles ou à des lois : on en eût fait quelque efficace machine à calculer s'il avait fallu l'envisager scientifique, ou bien quelque servante zélée et active à deviner les besoins de l'époux, pas autre chose. L'aristocrate contenait en germes le désir d'un homme avide et accapareur, ses vertus ne valaient qu'à être mises à son service, il ne s'agissait que de lui enseigner à prolonger sa maîtrise d'elle-même pour des activités d'agrément et à la diriger pour la valorisation de l'amant ou du mari : c'est tout ce fondement, il me semble, qui justifia le mythe de l'aristocrate contenant un « feu caché », à plus forte raison un feu de femme, feu vénusien. L'homme, pareil au monstre avide de Frankenstein, avait besoin d'une compagne, il la désirait comme « complément d'âme », comme compensation de ce qu'il manquait, et il lui fallait tant la trouver qu'il la fabriqua en pure imagination. Un souhait, bien souvent, quand il est trop ardent devient une légende. On forgea ainsi les Sirènes et les Walkyries. On eut néanmoins le bon sens de ne pas chercher à en épouser.

Les hommes aiment à croire que les momies renferment des trésors comme les sarcophages. Ils voudraient que les individus ne tinssent en secret que des valeurs, comme des billets de banque sous des matelas, mais en l'humanité on dissimule plutôt ses manques que ses excès : cette cache ne servait à l'aristocrate qu'à masquer son vide, mais le fantôme de ce néant perdura, et des générations d'hommes s'y laissèrent prendre, escomptant des raretés. Ils découvrirent dans l'intimité domestique des créatures qui n'étaient rompues qu'à des traditions inamovibles depuis leur naissance, squelettes ankylosés et courbatus pour usage habituel, au lieu des fulgurances qu'ils avaient espéré multiplier à partir des bribes de talents qu'ils avaient cru apercevoir mais qui n'étaient que d'énièmes répétitions presque ataviques et paralysées. L'aura de prestige, le profit des alliances, l'ambition de la particule, pérennisèrent ce mythe. L'aristocrate conserve une part de son mystère, elle attire, comme un muscle atrophié dont on voudrait user quitte à le tordre : on veut l'assouplir, le conformer, et ainsi démontrer, en sus d'une souplesse ou d'une laxité effective de l'élève, qu'on est un professeur pygmalion. Je ne veux pourtant pas me moquer de l'aristocrate, pas du tout : elle a au moins l'obéissance et la contrainte, elle est capable de discipline, elle est déjà bien davantage qu'une Contemporaine. Sa restriction est un commencement de volonté. Si elle ne s'oppose point, elle n'est pas un caprice entière, elle se situe donc en dehors de l'abandon moderne, de cette piètre et désagréable mollesse du mauvais caractère et de l'absence d'effort ; sa tenue et sa constance sont un travail, cette intempestivité est sa distinction. Certes, on ignore ce que peut réaliser son talent mis au service d'une cause pleinement embrassée, mais on n'ignore pas ce que réalise la Contemporaine ordinaire parce qu'on le constate tous les jours : à peu près rien, si ce n'est un relâchement sans grandeur, un divertissement décomplexé – et le mâle, son égal, vaut exactement la même chose, je ne dis pas le contraire ! Dans la réserve il y a au moins une pudeur, et dans la pudeur une contention de honte : c'est déjà une estime, une jauge, un critère, c'est déjà une moindre distance, une façon de se juger sur quelque chose, cependant que la satisfaction inconditionnelle des Modernes, sans jamais d'examen, cette indécence triviale et bête qu'on n'eût pas cru possible il y a cent ans, cette déprise de tout idéal de lutte contre soi-même et par conséquent de toute édification, s'est accomplie dans la norme d'une manière qui ne donne même plus un espoir de rencontre. L'aristocrate était une statue peut-être en toc, mais la Contemporaine fuit manifestement de toutes parts : la déception qu'on pressent chez l'aristocrate, on la trouve presque tout de suite chez la Contemporaine, on n'a même pas à la chercher ! C'est peut-être, en effet, un abus de moins : ici, on ne fonde pas de désir, alors on ne tombe de nulle part. La Contemporaine, comme elle est inapte au secret, se révèle telle qu'elle est, sans feinte ni inquiétude, et, si l'on veut, il faut la prendre ou la rejeter avec le peu d'intériorité et de profondeur qu'on lui voit immédiatement – et son égal itou, oui, je ne m'y oppose point. Il n'y a plus seulement le code de simuler d'où naissait et grandissait un peu le désir, la conscience de son insuffisance incitait à des enjolivements : le Contemporain ne sait pas mettre en appétit. On devine toujours d'emblée ce dont il est apte au bureau ou au lit, ce qui est de nature à briser net toute pensée de passion ou d'amour. Le reliquat d'aristocrate de ce monde génère donc encore un attrait, et peut-être même un peu davantage, non seulement parce que la tenue suggère encore de la teneur, mais parce qu'il n'est guère vraisemblable d'admettre qu'une jeune femme qui serait aristocratiquement éduquée de nos jours en sût aussi peu qu'elle risquait sous l'Empire : on n'a point lieu, par exemple, de croire qu'elle peut encore méconnaître l'art de satisfaire son corps ou celui d'un homme avec tous les moyens d'informations actuels qu'il y a. Du reste, si l'intelligence reste en partie affaire de contention, j'entends que si être pénétrant c'est toujours se fixer des objectifs élevés c'est-à-dire d'une certaine difficulté, il se pourrait que, justement aujourd'hui, elle valût davantage que ses compagnes qui ne se donnent du mal en rien, pas même dans l'art des apparences. C'est que jusqu'aux superficialités le Contemporain est un maladroit désespérant : il ne sait pas même poser, le pauvre ! il fait des décennies qu'on n'a pas vu un ministre capable de lire un discours même parmi ceux qu'il n'a pas rédigés. On résumerait cela ainsi : le Contemporain est superficiel en superficialités, mais l'aristocrate ne cesse pas d'être une excellente superficielle. C'est un triomphe qu'elle a sur la femme normale, qu'elle balaie de son discret dédain de Chrétienne : son âme grossière, elle a appris à la contenir, quand l'autre l'arbore et en paraît fière, la sale mégère ! On ne verra pas de sitôt une aristocrate tenir les propos consternants de vulgarité d'une Contemporaine qui estime toujours de son devoir de passer pour libérée et dont la parole s'épanche à proférer ce qui lui passe par la tête, c'est-à-dire les inepties qui donnent à voir directement combien sa pensée est creuse et laide. J'aime autant qu'on ne donne pas à regarder les mauvais tableaux : l'artiste fait mieux de ne pas les exposer ! Au même titre, dans une maison, on conserve une pièce à part pour les excréments. Les immondices qui jaillissent continuellement de la bouche et de la mine d'une Contemporaine sont assez sujets à faire regretter l'illusion des aristocrates agréables quoique vides. Elles avaient pour elle l'agrément, et, sur ce petit avantage, on pouvait vouloir les séduire. Je veux dire en somme qu'il y avait au moins chez elles, dans l'espérance bien sûr de quelque chose de mieux, rien qu'un petit peu d'illusion à chérir.

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