Requiem pour une illusion - making of
L'histoire d'une vie de sagesse, du moins d'effort et de vigilance, à notre piètre époque de la rareté de la grandeur, serait celle d'un homme qui chercherait inlassablement des alliés-en-vertus, avant de s'apercevoir qu'il ferait mieux de s'imposer comme maître, le meilleur de ceux qu'en sa notoriété normale il risque de rencontrer, sans aller poursuivre des chimères, sans plus insister à croire à l'existence de féaux, sans s'obstiner à quérir d'autres Hommes. En une progressive transition, inéluctablement le terme avance, s'il est avisé et si l'expérience lui sert à confirmer des probabilités, où il lui faut se résoudre à l'absence, et il constate alors fatalement ce qu'il n'osait jusque là établir, puisqu'à force de ne trouver personne, tâchant à comprendre sa déception et comptant les chances qu'il lui reste, il finit logiquement par cesser d'espérer et de croire. Or, on trouvera que c'est quand même une motivation sensée, quand on fait de l'art et de la pensée, quand c'est l'œuvre de sa vie et qu'on attache au travail quelque idée de mérite, de vouloir un peu communiquer ne serait-ce qu'à une élite concernée, mais comme le mieux qu'on rencontre consiste en une poignée de poseurs dont on devine l'âge des préjugés avant de déceler la profondeur, c'est la nécessité de la raison qui impose de se désillusionner. Tôt ou tard on conclut donc de la façon suivante :
Il n'y a, il n'y aura, personne d'autre.
C'est en vain qu'on recherche. Il n'existe d'idées que dans des livres, les hommes n'en portent plus : tout le reste est fantôme ou mirage – des spectres, irréels, des fantasmes. Il suffirait d'un génie, un seul, mais on ne parvient décidément pas à entrer en contact avec lui. Peut-être n'insiste-t-on pas assez ? Peut-être n'a-t-on pas la méthode qu'il faut ? Pourquoi cette éternelle fuite ? Quelque chose, en tous cas, dysfonctionne : les maîtres ne répondent pas à l'appel. Il serait sans doute plus aisé de se faire des amis : on mentirait un peu comme tout le monde, on complairait gentiment et avec dissimulation, on réfléchirait moins, on n'aurait pas besoin de se ressembler ni même d'admirer, il suffirait de se donner du plaisir, de ne rien examiner, surtout de ne jamais juger... En vérité, rien n'a « dysfonctionné » : c'est que le but était inatteignable ; l'objet inexistant de cette science de la rencontre invalide la science elle-même. C'est une loi plus que terrestre, humaine : tout ce qui s'élève retombe, le bel esprit s'enlaidit de son triomphe, il se repose, il végète et donc il choit ; l'effort n'est que pour la poussée, passé l'essor on ne se sustente plus. Une autre semblable règle : tout homme dans la lumière ne regarde plus jamais vers l'obscurité d'où il vient ; il est trop occupé à jouir du profit des photons, il repose ses yeux, encore il végète et donc il choit (la lumière, si l'on m'a compris, c'est à peu près la télévision). Où voudrait-on qu'un être se présentât pour une alliance et un défi : s'il ne veut pas s'élever, il n'est assurément pas mon homme ; mais s'il s'est déjà fait connaître et respecter par élévation antérieure, c'est alors moi manifestement qui ne suis pas son homme : on comprend qu'il faut un créneau spatio-temporel restreint, minuscule, pour que s'effectuât optimalement l'échange, comme chercher la fameuse aiguille tant qu'elle n'est pas tombée de la botte de foin. Puis, est-ce seulement que ces gens-là existent ? On ne sait pas, c'est pure conjecture, affaire de foi plus que de statistiques : probable qu'il y en ait, évidemment, mais je ne joue pas au sort, même si l'on peut, comme on dit, « optimiser sa chance » : j'estime nul le tirage du loto, une arnaque, et même une plus cruelle précisément à cause de l'espérance suscitée par l'infimité de la chance. On croit qu'on peut, en réalité on ne peut (presque) pas, ce « presque » entre parenthèses ou guillemets vaut autant que pas du tout, moins même en ce qu'il présume et donc fascine, c'est une quantité si négligeable, on aura beau fixer toute sa vie le trottoir on ne verra pas le billet de cinquante euros qu'on a en théorie tel quantième de chance d'y trouver, ce n'est vraiment pas la peine de s'empêcher de profiter du soleil ou de la pluie pour si peu, on marcherait sans doute plus délié sans y penser, on ne devrait pas passer sa vie plié ainsi vers le bitume en la conscience imbécile heureuse que c'est à portée et qu'il ne faut pas se retenir d'y activement croire.
Et plus encore, ces hauts Hommes, ce n'est certainement pas avec vraisemblance que le temps en fabriquera : les années passant, la probabilité recule de voir apparaitre et croître une identité parmi notre ère toujours plus oublieuse de grandeur. Nous vivons encore, sans cesse et toujours, davantage le progrès des superficialités du divertissement, celles que le Contemporain valorise pour s'épargner l'humiliation de se savoir si en-dessous de la valeur véritable. Nos fils ne sont déjà plus qu'à peine des enfants : comment voudrait-on que ces créatures devinssent des hommes, hardis, sages ou savants ? comment voudrait-on même qu'elles en enfantassent ? Contemporain est celui qui n'est pas seulement conscient de ces fadeur et décadence : qui s'en vante. « Contemporain » signifie : qui ne sait pas ce que c'est qu'être un homme ; il signifiera de plus en plus : qui ne l'a jamais su, ne s'en est jamais douté, et très bientôt, à présent peut-être : qui nie l'Homme en l'homme, qui juge l'Homme un monstre pour s'aduler homme. C'est l'Homme en lui qu'à présent l'homme réfute et bannit. Homme est intempestif : seul l'homme est dorénavant l'air du temps, un être léger, tolérant, malléable, content de peu et fort sociable. Pourquoi les grands H se montreraient-ils quand notre époque prône tant les petits ? Le siècle joue en faveur des toujours-moindres. Celui que je n'ai pas découvert sera raréfié : comment alors croire aujourd'hui quand il n'arrive point, et croire aussi demain quand il aura moins de probabilité de venir ? C'est absurde, et je ne suis un Tertullien pour me fier à ce qui est ineptum.
Il faut – c'est conséquent – se résoudre à s'avancer comme unique et comme modèle. On ne parle ici vraiment à personne, la parole ne parvient pas, on ne fait écho nulle part, c'est à présent congénital parce qu'il n'y a plus de crâne à grelot, plus une idée qui résonne, au point qu'il semble que la fonction et l'usage d'un cerveau ne soient plus d'intérioriser (ce qui vient de l'extérieur) mais de se conformer. L'univers de l'esprit est déserté, la définition du mot est travestie, on n'y distingue que des décorations surfaites, ou c'est carrément une injure, avec les apparences formelles d'un despotisme : il ne serait qu'à peine loisible à celui né aujourd'hui d'arpenter cet ailleurs sans en pressentir sa monstruosité sociale. Il n'existe pas d'individus qui cherchent des individus, on ne court qu'après soi-même, on s'auto-justifie, nul ne sent l'intérêt de se déplacer ou de s'extravaser en pensée en un monde de loisirs où l'effort est un pensum, où l'écart à soi est un vice, où la démocratie impose un progrès vers la futilité heureuse, et, parmi eux, parmi ces très-rares (puisqu'on tient tant encore à me remarquer mes « généralités sans exceptions »), il n'est pas plausible, dans le domaine devenu immense, presque infini, des échanges condamnés à errer et se perdre, qu'on puisse ensemble se joindre, moi et cet autre.
C'est fichu.
Je sais bien. Tout au fond, je sais bien, et peut-être même ai-je toujours su. Il n'y a plus de véritables rencontres puisqu'il n'y a plus que des superficies : tout au mieux, on se touche mais on ne s'atteint pas ; la curiosité tant promue n'est que tact, on tient trop à son inaltérabilité, on vit pour n'inclure en sa vie que les dérisoires changements auxquels notre vie misérable nous dispose et aux strictes conditions que ces changements ne modifieront point le principal de sa vie ni sa direction. Il faudrait se risquer vraiment ; on ne livre que des batailles de prudence, des déjà-victoires, des gagnés-d'avance, la rencontre – avec un homme ou un livre – ne s'inscrit plus qu'au sein du principe de précaution ; même la confrontation des esprits ne fait partie que du domaine du loisir ; on ne s'y prête qu'avec « temps libre », en « hobby », par « distraction » ; on se dit alors : « Tiens ! je m'ennuie enfin un petit peu : tenter six ou sept pages d'un auteur que je puis essayer de faire entrer en moi à cette occasion. » : on a fait son « devoir » alors, on se trouve bien curieux et studieux, on a fait un fragment de cet « effort » qu'on a appris à l'école et qui valorise, on entend en soi le satisfecit du professeur, on referme bientôt la discussion avec cet autrui, on se jure qu'on la reprendra quand on aura de nouveau le goût d'un ennui de passage, mais ce goût est si sporadique qu'à la reprise future, quand on retournera à cette altérité, on aura si peu acquis qu'il faudra tout recommencer à zéro et peut-être de plus loin, on n'a retenu qu'une « minute » d'un esprit étranger, on ne s'est pas approprié le début d'une différence.
Non, il ne faudrait pas vouloir qu'un autre eût durablement la réflexion dialectique que j'ai. Je l'ai compris, d'ailleurs : les meilleurs, je les impatiente ; ils sont trop habitués à écraser du premier coup ; la lutte véritable les épuise, ils la tiennent pour un harcèlement.
Je n'ai pourtant jamais cessé, avant cela, de rechercher des exemples – je n'ai pas à le jurer pour prouver ma bonne foi, l'ayant tant démontré, en dépit des dénis d'imbéciles offusqués de mes mépris et qui ont supposé que, puisque je leur ai dénié le droit de compter parmi les esprits, c'est que ma recherche est fictive, comme si je me satisfaisais de la médiocrité ambiante qui ne me rassure point et où je préfèrerais mille fois mieux, en un environnement supérieur et avec ma personnalité moyenne, être le dernier des hommes : probablement ne cesserai-je jamais de me rapprocher des hauts-en-esprit si je puis, mais comment fonder ma cohérence, mon sens homogène de la réalité, mon exactitude et ma conséquence, tout ce qui, en somme, constitue le ciment de vraisemblance de la vérité et sert de fondement à bâtir d'autres savoirs irréfragables, sur l'humilité fausse et bienséante, bonasse et veule, inepte, selon quoi il faut encore patienter, quêter un mentor, quérir des opinions qu'on ne trouve jamais assez avisées ou du moins jamais tant que les siennes, qu'il faut supposer tolérables et relatives, avant d'instaurer sa position, son œuvre, sa force, son règne, tout ce qu'il y a désormais d'incontestable dans son hégémonie et après tant de victoires si manifestes et objectives, patience qui, vaine et dépitée, condamnée à l'expectative et à la déception, ferait de moi un sempiternel adolescent en espoir de cooptation dont le mensonge abîmerait la véracité et retarderait la franche assomption ? Je veux pourtant bien entretenir la fraîcheur curieuse et intéressable de l'enfance, mais pourquoi m'illusionner une faiblesse ? Quelle modestie vaut de ne pas, à tout criterium, déclarer un vainqueur, fût-ce soi-même ? L'éternel doute de sa propre hauteur, l'aveu infondé de la modestie, le constant report d'un jugement sur soi en comparaison avec tous les autres qu'on a rencontrés et traversés, n'est pas juste, n'est pas vrai, n'est pas sain – il faut la stupidité du Chrétien pour figurer à son encontre toujours une écrasante transcendance et l'entretien du sentiment d'indignité comme vertu. On sait si l'on m'a lu que je ne me targue pas de ma différence, et que c'est bien plutôt la différence de tous qui m'afflige que la mienne qui m'enorgueillit. Aussi dois-je veiller, je le sais bien, à ne point me suffire pour pouvoir toujours évoluer, ceci est acquis pour longtemps, pour toujours peut-être, je ne me dédis pas d'être à l'écoute, le dehors après tout se trie comme le dedans, il faut être, au jugement des hommes comme à son propre verdict intérieur, d'une acuité semblablement entraînée, c'est là un processus de sélection tout similaire : estimer ses propres pensées ne diffère pas radicalement de la façon d'estimer celles d'autrui, l'erreur dans une de ces catégories conduit nécessairement à l'erreur dans l'autre, ces exercices ne sauraient, il me semble, être fondamentalement dissociés, de sorte qu'en négligeant l'appréciation d'autrui je me négligerais moi-même...
Et pourtant, si je sacrifie au réel mon désir d'un contact, si j'effondre mon aspiration à un soulagement au profit de la science exacte des augures, si je m'aperçois, de façon définitive, que cette quête d'un Haut est jusque matériellement vouée à l'échec au point que m'y adonner est une faute spéculative ou rationnelle, philosophique, que me reste-t-il de vif ? je me demande. Pourrais-je abandonner mon dernier vestige d'homme sans renoncer à moi-même ? Vouloir en l'autre me paraît pour l'heure consubstantiel : j'ignore ce que je serais sans cet attribut – c'est pourtant un paramètre quelque peu illogique pour s'attribuer une identité puissante : dépendre ? Quelle monstruosité se cache encore là-dessous, se cache encore là-sans ? Dévêtir l'espérance, sera-ce m'habiller d'horreur ? Je sais pourtant qu'on peut quitter ses banals oripeaux humains sans déchoir – sous le sirop commun dont on s'enduit l'instinct et l'intuition et qui durcit à l'air-du-temps comme une croûte, le cœur est plus net, moins déguisé, moins conditionné : il faut se débarrasser du faux qui vous dessèche comme un exosquelette –, mais je devine aussi la vitalité persistante dans l'espérance, si c'est un vernis il m'est rentré au cœur : me défausser de cela aussi ? Comment concrètement m'aventurerais-je dans l'avenir sans espérance ? Mon esprit, il me semble, a besoin de cet effort, et il s'y attèle principalement par une aspiration à autrui : c'est pourquoi, je ne sais plus très bien ce qui me restera d'envie si je quitte cela, et si je n'aurais pas tué aussi l'Homme à force de chasser et d'annuler les attributs de l'homme. Une espèce de douleur m'étreint rien qu'à y penser, je m'en détourne comme peut-être un devoir pénible et cependant véritable et essentiel, je n'ai peut-être pas la bravoure tout à fait de jeter un regard profond dans ce vide. Il faut pourtant le faire et affronter ce néant ; je ne dois point surseoir à l'épreuve : voyons, qu'adviendra-t-il sans cette espérante recherche ?
J'y regarde à présent, j'y discerne, et je ne redoute pas la dureté cassante de la mentalité solitaire qui s'ensuivrait : personne, plus personne, je n'ai plus personne, plus une personne en devenir, plus la croyance en quelqu'un. Tout s'éteint, les lueurs que j'avais trop arbitrairement placées dans la possibilité d'un autre. Chercher est inutile – pour bien imaginer mon état, partir de cette certitude – ; ne plus vouloir admirer un vivant. Se savoir ne plus aimer que des morts, pour toujours, comme si les vivants étaient sans contenu, tous. Voir partout et définitivement des zombies qui gesticulent, tandis que, dans des livres, célébrer la poussière et les ossements en nécromancien banni.
Ainsi, n'avoir plus une larme à verser sur une personne. Avoir tari aussi cette larme-là : être déçu d'un homme ou d'une femme. C'était bon, tout de même, en comparaison avec ceci : être déçu de l'homme et donc avoir épuisé toute déception à venir, n'avoir plus l'espoir d'une déception, ne plus sentir la sorte de bonheur vivant qu'il y a à s'être trompé. Ne plus débonder, s'extravaser, savoir que c'est inutile, le savoir. Ne plus jamais penser d'un être : Oh ! ou bien : Peut-être ! Présumer que tous sont piteux, et le présumer au contraire d'une présomption, comme un simple fait. Tout voile de brouillard obscurci, perdre le désir de boire aux mirages, ne s'inquiéter plus du blanc, avoir perdu la ferveur des angoisses. Alors, n'ayant plus nulle part quelque reste de mauvaise surprise, n'avoir plus non plus ni rancœur ni... idéal.
N'est-ce pas l'idéal qu'entretient l'espérance ? Et qu'est-ce qu'un rêve qu'on sait – ce qui s'appelle savoir – ne devoir jamais, même en rêve – ce rêve serait une honteuse bêtise –, se réaliser ?
Quel genre de rêve peut encore faire un homme qui ne rêve plus d'une personne ?
Que pourrais-je encore écrire et penser dans la retraite d'un bureau si je ne me fais pas l'idée vague d'un destinataire ? Que peut-on se dire à soi, si ce soi n'est pas du tout, n'a rien à voir avec, une version même très altérée d'un être qu'on pourrait rencontrer ? Il me semble, là, que dans ce bureau, je ne parlerais plus que d'un bureau, et, pour ainsi dire – me comprendra qui peut –, à la manière d'un bureau.
Le désespoir au moins est une matière cordiale, car c'est encore un espoir qui dissèque sa meurtrissure : quand on pleure d'être asséché, c'est qu'on est encore humide. J'ai cette drôle d'impression que, sans l'hydratation de l'œil, je ne saurai plus voir : je ne crains pas la callosité, la dureté, le cancer, je redoute la disparition de la fonction organique ; et surtout : vers quoi me pencherai-je si je n'ai plus la vue ? Voir, vivre, c'est se projeter, il me semble : pas plus qu'un autre je ne sais demeurer au présent (sans croupir) ; or, moi, seul, est au présent, il est le présent lui-même et la référence même du présent, s'il peut se métamorphoser sans secours extérieur il perçoit tout ce que l'altérité impulse comme mouvement à l'évolution ; l'altérité curieuse, en tant qu'imprégnation d'une interaction, même en tant que prétexte à une influence, constitue l'exemple d'un déplacement du présent au futur c'est-à-dire du changement, au point qu'on peut craindre de végéter non de n'être pas complété par autrui, événement rare, mais seulement de ne plus permettre à autrui de vous innerver. D'ailleurs, le penseur qui forge ses réflexions ne s'imagine-t-il pas essentiellement, quand il se parle à lui-même, s'adresser à un autre ? n'est-ce pas là le même processus de progrès dont il est peut-être nécessaire de conserver un usage pratique comme modèle à intérioriser ? En cela, la conception même de l'altérité curieuse est propitiatoire et fertilise la pensée dans le sens d'une possibilité de devenir : grâce à elle, on a la sensation qu'en cherchant la mobilité depuis soi vers d'autres corps et d'autres consciences, on s'absorbe dans le futur, dans l'élément du futur, dans sa « vitalité féconde », on se galvanise, et je crois que ce mouvement de l'esprit vers autrui participe largement à motiver la mobilité de mon esprit – mais je n'en suis pas sûr et c'est peut-être une autre erreur, c'est peut-être encore un opportunisme masqué, c'est peut-être la feinte encore d'un goût inavoué de divertissement, ce dont se couvre ma répugnance à la solitude, il existe possiblement une alternative, comme de ne pas demeurer en repos et de reconnaître absolument que la personne contemporaine est pétrifiée. On peut peut-être même être plus profond parce qu'on sait que tout autour a disparu : en quoi le savoir vrai, fût-ce le savoir d'une permanence, gênerait-il l'envie du savoir, fût-ce l'envie de mobilité ? Néanmoins, j'aime trop chercher : il me semble que cette quête d'autrui est fondamentalement la même que celle de cet autre en moi-même, indissociables car de même nature, et que ce que je cherche en autrui je le cherche en moi-même, de sorte que l'exercice que j'applique à autrui m'aide à le réaliser à moi-même – autrement, il faudrait appréhender en soi (une vertu, une pensée, un désir) sans opérer le transfert ou l'équivalence de l'appréhension sur des objets externes (je tâche toujours à deviner autrui), ce serait un peu comme maîtriser l'opération chirurgicale sur des organes ou des viscères sans toucher avec les doigts des choses ordinaires comme des écorces ou des peaux (je ne me ferai pas aisément comprendre par cette métaphore, mais je sais bel et bien combien elle signifie). Je ne sais si une telle antithèse peut confluer en un être : ne plus penser la vraisemblance d'un autre homme, mais n'y plus penser avec tant de certitude, avec tant de scientificité, avec tant d'objectivité, que ça n'aurait plus du tout l'aspect d'une émotion : une réalité ; cependant s'admettre une énergie in petto, entretenir cette énergie à l'exclusion de toute analogie avec un « ex petto », et se modifier directement « au noyau » sans passer par la ressemblance d'un mouvement vers le monde et tous ceux qui, « électrons », gravitent alentour...
Est-ce qu'on peut être après ça ?
Je ne sais pas, c'est vrai, résoudre cette équation. Je n'ai pas la réponse. Tout ce que je puis dire, c'est que ça ne me nuit pas trop, je crois, de croire encore en un homme ; ça ne me nuit pas en esprit, ça ne me nuit pas en temps : je n'y perds guère, tant je distingue bientôt quel piètre (in)humain me répond, de sorte que je ne m'attarde guère en espoirs et en vérifications : c'est vite « contrôlé », après tout, comme un ticket poinçonné, une formalité, mon autrui passe rarement l'étape d'une brève présélection. Il suffit seulement d'augmenter un peu le rythme, de pousser à l'erreur, d'interroger un peu vivement, en somme d'essayer vraiment d'apprendre une chose : tout se délite, vous prenez de court, les mêmes discours se perpétuent, ce sont des esprits qui fixent leur repère en ce qu'ils étaient avant votre rencontre et qui prennent peur, comme perdant pied, quand ils s'aperçoivent qu'ils en dévient, des esprits figés et frileux, des esprits dont la peine à évoluer est grande et lourde, sans pourtant qu'ils en soient entièrement inaptes, seulement il vous faudrait des heures pour y arriver et à la fin vous n'auriez toujours rien appris. Même cet abandon-là ne coûte pas tant : c'est un entretien intellectuel, un calcul gymnastique, un entraînement pratique, comme l'échauffement avant les grandes dépenses, il faut lancer des amorces exactes, appropriées, voir si et comment le destinataire y mord, mesurer s'il parvient à s'extraire du fil ou de sa propre erre, comment la gravitation s'y exerce au newton-mètre, ne pas risquer de briser la ligne immédiatement (il sera temps lorsqu'on sera assuré que le poisson n'est pas comestible – je suis de ces pêcheurs froids qui n'entrent en rapport ichtyeux que pour s'alimenter), lui laisser du lest au besoin par élémentaire bienveillance parce qu'enfin en tout art sociable on doit être un minimum patient : or, cela s'établit presque aussi facilement qu'un informaticien fait du codage avec distraction ; il n'y a presque pas besoin des compétences d'un programmateur soigneux, l'excellente expertise épargne des confirmations difficiles, quand on a la machine réglée on ne fabrique plus d'incertaines expériences, en sorte que ça ne consomme guère de ressources, que ces dilapidations sont négligeables, que ça n'accapare guère, et que, même si c'était aussi vain et ridicule que d'essayer de sauter par bonds sur la lune, les minutes que prend cet exercice ne seraient pas, je pense, à reprocher à l'amateur de sauts qui, du moins, travaillerait ses jambes y compris si c'était vers un objet aussi nul qu'un stupide lampadaire.
C'est pourquoi il est assez inutile de m'attaquer sur ce désir de correspondance, sauf à juger qu'il s'agit d'une erreur où je m'enferre, ce que nul ne peut de toute façon efficacement démontrer (j'ai d'ailleurs fait quelques demi-rencontres ainsi) ; parfois, au surplus, j'y éclaircis mes pensées ; en les déroulant je m'y concentre mieux, je les organise et ainsi je puis y trouver d'autres ressorts (quoique certes secondaires) ; j'envisage aussi les arguments plus simples, plus vulgaires, qu'on peut répliquer à mes abstractions, je regagne plus ou moins l'intention de me faire comprendre au moyen de tournures et d'un lexique plus actuels, je redeviens convaincant au Contemporain, c'est un peu de psychologie appliquée en somme, si bien que cette cure de banalité populaire me rappelle périodiquement un paradigme alternatif, certes toujours aisément dépassable et dépendant de peu de paramètres notamment moraux, mais constituant un angle de vue potentiellement capable à me rétorquer quelque chose et susceptible de casser de sa seule bassesse une de mes compositions passionnées – il faut toujours se préparer à répondre à de pareils dénis. Ne serait-ce qu'en ce que la confrontation de la bêtise, si c'était le cas (mais je ne le prétends pas : je ne suis jamais tenté de redire aux imbéciles ; quant à ceux qui m'intéressent a priori, ils se découvrent pédants plutôt que des crétins), leur conversation a de quoi assouplir l'esprit de l'Homme, ou par l'aperçu renouvelé du sot masqué, ou par les techniques permettant de s'en détourner ou de confondre leur sottise, elle instille une pénétration tout de même dès lors que, comme moi, on veille surtout à ne pas s'y enliser : quand je devine la stagnation et la glu, je quitte (fuis) l'échange – ce m'est un repère solide et salutaire. Et quant à la fausseté de l'espérance qui m'incite à entretenir ces rapports, est-ce qu'un seul contradicteur peut m'assurer sans faillir que contre la probabilité si maigre, je ne ferai absolument aucune rencontre ? J'ai, après tout, discuté avec des gens moins idiots que ceux de mon environnement ordinaire, aperçu quelques curiosités, découvert certains talents en leur domaine spécifique, peut-être rien d'aussi impressionnant que ce à quoi j'aspire, mais ces degrés plus hauts sont prometteurs en un sens, et mes détracteurs « en principe » ne me les auraient sans doute pas concédés s'il avait fallu les prévoir : on n'a peut-être pas tort de penser, quand on découvre quelque marche isolée et éparse, qu'un escalier est encore possible.
Je crois m'entretenir assez bien de cette espérance pour que mes travaux n'en soient pas affectés ou diminués ; je ne pense pas en être beaucoup moins profond ; j'y soupçonne certes mon intérêt, c'est un peu d'auto-complaisance, mais ça n'entame pas ma véracité. Si c'est une illusion, qu'on se rassure, ce n'est pas une illusion forte, on voit bien ici, si l'on a l'honnêteté de me prêter la conséquence de mon propos, que je n'y crois guère, et je garde constamment à l'esprit que j'ai quand même mieux à faire que de rendre des visites ou de vouloir incessamment faire des rencontres dont l'habitude me confirme qu'elles ne m'apportent pas grand-chose ; or, c'est un passe-temps déjà beaucoup plus édifiant que la plupart, dont je puis m'exercer qu'avec interruptions brèves et le plus souvent presque sans discontinuer de réfléchir et d'écrire, et la rigueur à laquelle on voudrait m'obliger, tandis que je produis déjà mes études avec de telles application et ponctualité, dépasse sans doute la capacité d'un homme propre aux épuisements littéraires. Exiger de moi que je sois encore plus « sérieux » et d'un génie plus exemplaire quand il y a si peu de monde pour me constater, c'est affecter que j'aurais déjà acquis un public pour accepter ces considérations, pour les comprendre assez aisément, et pour en désirer des versions encore plus bouleversantes et probablement plus abstruses : or, c'est bien un leurre de penser qu'il existe une telle demande, et même ceux qui réprouvent mes espérances ne sont pas certains de m'avoir entendu, réclamant régulièrement des explications ; ils ne pourraient pas de l'étape suivante, me jugeraient proche de l'hermétique, à croire qu'ils cherchent bel et bien des raisons de se dégoûter de mes réalisations...
... Je me vois sans espoir, quelquefois, si fatigué, si seul – c'est vrai. Je m'attriste alors en me représentant l'incompréhension universelle, en m'amplifiant le sentiment poignant que je n'ai décidément jamais discuté avec quelqu'un, que cela n'arrivera jamais. Et je songe alors à mon langage qui m'a tant aliéné les hommes, à cette tournure d'esprit qui n'aspirait pas par principe à briser, qui n'ambitionnait pas l'iconoclasme mais seulement quelque innovation s'il était possible, désir qui m'a presque doucement banni des hommes – il est des ostracismes légers et cependant infrangibles où ne s'exprime jamais tout net l'insulte, comme celui des handicapés ou des aliénés qui répugnent. Je me dis alors que sitôt dissoute cette espérance de rencontre, comme un sursaut j'aurais peut-être l'envie distrayante, la curiosité égoïste, d'en finir, surtout s'il me fallait augurer que je ne pusse plus que décroître : ce ne serait pas malheureux pour moi, ce ne serait qu'un échec de plus, il y en a tant, depuis l'espoir continuellement déçu. Cette vision ne m'émeut pas, bien que j'aie pourtant longtemps cru à la prééminence de vivre, à la perpétuité de la lutte, c'est sans doute celle d'un Zweig voyant s'établir le nazisme – moi désespérant du « ludisme », de l'inhumanisme – dont la victoire est sûre : ça ne sert simplement plus à rien de poursuivre, voilà tout, il ne peut y avoir que mieux à découvrir dans le néant dès lors que « ce qui m'attend, je l'ai déjà vécu ». Alors, dans mes élans et pour me faire au moins comprendre par la langue des adeptes du cœur, je voudrais m'expliquer l'antipathie que j'inspire, et indiquer mieux le projet que j'avais, pour mes parents surtout qui par moi se sentent bien maltraités : « Je n'avais pas vos mots, nous nous sommes surtout malentendus. Vous crûtes que j'avais du plaisir à blesser à l'heure où je ne savais plus ressentir la souffrance, où j'étais au-delà du mal. Où il y eut méprise, c'est en le choix des termes, parce que je ne voulais pas, en condescendant, vous abaisser jusqu'à nier vos facultés, vous considérer des sous-hommes en usant de la parole des maîtres-chiens. Et si je n'ai pas dit Je vous aime, si je ne le dis pas davantage à ma dernière lettre, c'est, quoique sans doute avec au fond le même sentiment que vous c'est-à-dire la douce sensation qu'il serait bon de le croire et de l'exprimer, que je n'ai pas voulu aventurer même un mensonge agréable, ni persuader d'une émotion controuvée, sachant comme vous, exactement comme vous, que l'amour ne veut rien dire, et que je me suis donc résolument abstenu de vous séduire et de nous tromper. J'ai voulu que mon langage soit départi de codes sociaux et moraux de façon que vous ne soyez pas tentés de m'aimer pour de mauvaises raisons, pour des parures et des affectations, pour ce qui fait que c'est l'envie d'aimer, ce médiocre penchant, qui nourrit l'impression d'aimer. J'ai voulu, au fond, qu'on m'aime pour plus que la banale envie en soi, ce prétexte à ne pas savoir admirer, c'est pour cela sans doute que j'ai un peu souhaité me faire détester par la convention pour qu'on puisse mieux m'aimer par la raison et ce que je vaux. J'ai voulu du seul amour, puissant et pur, qui me fit haïr et conspuer, par lequel on me fuit : c'est qu'au-delà de la répulsion il y aurait eu, précisément, l'amour qu'on construit, comme à l'égard du handicapé qui d'emblée répugne. Je voulais qu'on m'aimât pour ma pensée, je n'en voulais pas, de l'amour, pour les simulacres que j'avais appris à reconnaître et à négliger. Je suis mort – parti – inconnu, esseulé, par excès de véracité. Et si je me moque à présent de l'écrire, c'est parce que, n'espérant plus de rencontres à venir, je ne redoute pas qu'un autre, qui ne pourra certes plus me rencontrer, fût désireux, si pitoyablement, d'en tenir compte pour m'aimer à faux comme je n'aurais pas voulu l'être. »
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top