Pas meilleur. Différent. - making of
On trouvera le mot suivant d'un insupportable orgueil, mais peu m'importe : on peut tout à fait admettre que je ne suis pas meilleur que le contemporain que je dénigre en le décrivant avec tant d'honnêteté, de fidélité, de vérité. Il suit une pente, moi la mienne : c'est une sorte de tempérament naturel, si l'on veut, de s'adonner à – on ignore exactement d'où ça vient, de quoi ça procède, on se fait peut-être sans le savoir des raisons après coup. J'ai choisi le difficile et je crois avoir expliqué pourquoi ; pourtant, ils disent, eux, que c'est inutilement que je me donne du mal, que la vie est courte et ne vaut pas ces douleurs que je m'inflige, et ils prétendent que c'est la sagesse qu'ils énoncent en parlant ainsi. Apparemment, il ne leur vient pas à l'idée que ce discours est un prétexte et qu'il s'y rencontre quantité de mauvaise foi : ils ont manifestement l'impression d'avoir longuement réfléchi, du moins que l'expérience leur apporte d'évidence cette réponse. Ils sont si certains, si intarissables, si péremptoires ! ils ont nettement besoin de ne pas se tromper...
Moi aussi.
Voyons, examinons un peu. Le difficile me donne in fine la satisfaction par le sentiment élevé de ma dignité. Le facile leur procure de la satisfaction aux aussi, certes sans honneur, car sans mérite, mais dès le début : l'honneur d'ailleurs est une noblesse qui se dilue très facilement dans la relativité ; ils se sentent méritants d'être bienveillants, sympathiques, amusants, gentils, tendres...
Une tendance humaine – j'ai compris ça –, c'est de se conforter : il faut à toute habitude – hébétude ? – perçue comme irrémédiable une justification – en leur occurrence : le bonheur, la légèreté, les amitiés, une « simplicité pas bégueule », etc ; ils ont besoin de ces valeurs pour se sentir légitimes à exister tels qu'ils sont, sans se rétracter, sans se déjuger. C'est seulement ainsi qu'ils peuvent poursuivre la vie, c'est même la vie en eux qui les enjoint à persévérer, car la condition de la vie pleine, c'est l'amour de soi. Moi-même, avec toute ma philosophie à la Nietzsche, je n'ai pas d'autre motif : j'ai moi aussi besoin d'aimer ma voie, et comme eux peut-être je ne me représente pas que c'est ce besoin qui dicte mes raisons ; je suis, qui sait ? dupé moi aussi par l'illusion de mes certitudes ? Je veux avoir raison, peut-être, plus que je n'ai raison objectivement.
J'écris avec effort et peine, j'œuvre, je laisse un testament d'individu, et je ne me vois pas faire autre chose : c'est la ligne de mon existence, qui sait si mes réflexions ne tombent pas après coup ? ne me sens-je pas valorisé de penser ainsi ? Eux ne font pas grand-chose, certes, rien en tous cas d'une nature qui les afflige ou leur donne du tourment, mais ils se figurent, bien entendu, que c'est quand même effort et peine, et ils soutiennent que les meilleures œuvres sont composées sans intention pesante, à pas de fourmis, dans l'inconscience des heures du jour, et que le reste, mon reste, est tout vantardise et distraction...
Incomparables, nous sommes deux races différentes issues d'une même espèce : il nous faut à tous de quoi abonder dans le sens des nôtres ; une sorte d'inertie nous maintient dans un état d'esprit ; nous cherchons la proximité de ceux qui nous ressemblent. Non pas : Une morale principielle nous incite à agir, mais : Tous nos agissements établissent, justifient, assoient et perpétuent notre morale dans le sens strict de nos inclinations. Nous aspirons ou à jouir ou à nous édifier, et nous fabriquons l'évangile afférent. C'est pourquoi ces deux modes d'existence – confort et effort – ne sont pas opposables en arguments, en raison, en science – et d'ailleurs, si l'on y regarde bien, jamais le camp adverse ne se défend sur des pensées logiques, il n'y tient pas, il réfute le débat, c'est à peine s'il déclare avoir raison : il est seulement question de trouver de quoi légitimer son existence. Ce n'est pas une controverse saine et dépassionnée, l'enjeu est trop de ne pas perdre la face, de continuer à exister, de ne pas courir à l'anéantissement, et l'on préfère supposer que celui qui remportera la joute verbale, s'il n'est pas du camp des nôtres, est uniquement plus rompu dans la manière de présenter des idées, dans des pures formes, dans du lexique artificiel, mais jamais quiconque à bout d'arguments sur une telle gravité et sur un tel enjeu ne s'avouera perdant, jamais. C'est ainsi, pas autrement – et Sartre n'y avait pas pensé, pas du tout, ce frivole tourneur de chaises ! – que l'existence précède l'essence : tout ce que le contemporain a déjà fait sert de justification au maintien de son mode de vie et de pensée : son existence passée précède son essence qu'il définit continuellement par rapport à ce passé, autrement dit l'argument ne soutient pas des actions ou des actes, mais l'inverse. Nous sommes donc bien d'une même espèce, eux et moi, en ce qu'il est possible après tout que nous trouvions toutes les excuses à conserver notre mode de vie (mais j'en doute tout de même et pour bien des raisons, oui mais justement ces raisons sont entachées de principes etc) : nos excuses, c'est l'homme en nous qui réclame son exemplarité et sa nécessité ; mais nous vivons ainsi que deux races distinctes tant nous nous opposons (je mettrai un jour au défi un neurologue de vérifier à l'aide d'encéphalogrammes jusqu'à quel point nos esprits ont perdu tout point commun), races qu'aucune confrontation rationnelle n'est en mesure de départager : il y faudrait un arbitre au grand recul, une sorte d'alien impartial trônant en-dehors de tout préjugé, mais après son verdict on lui reprocherait ou son excès de rationalité que l'on admettrait volontiers inhumain et même mauvais, ou sa trop grande sentimentalité qui l'inclurait trop humain et pleutrement convenu. C'est pourquoi, faute d'un solide étalon à la justesse d'une preuve dialectique, le débat entre l'engagement dur et la vacuité agréable n'est pas près de rencontrer son épreuve décisive.
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