Ô ma Cité ! - making of

Oh ! combien sa vision me hante ! comme elle me poursuit sporadiquement et inéluctablement, et m'émeut ! C'est un tel soulagement pour quelqu'un comme moi – pour tout individu, je suppose – d'avoir en imagination, comme quelque daguerréotype soudé au cerveau, l'impression d'un havre idéal fixé tel un but élevé, inaccessible et consolant, et qui détourne de l'aveugle et sourde misère du monde où il est forcé d'exister !

Et je vois, immédiatement, parmi un fond bleu métallique d'huile peinte et de foudre, de hautes colonnes marmoréennes prolongeant d'audacieuses façades opalescentes, culminant de fierté et donnant, après une esplanade lisse et froidement géométrique, sur un océan dont la perspective érigée a conservé le mystère et la profondeur primordiaux ; et je me figure, j'ignore à peu près pourquoi, que cette cité est Providence, et, sous le dais de pierre impressionnant et classique, un petit landau rose ouvragé passe, poussé par une femme au corps délié, qu'un orgueil indigène incite à promener autour d'elle un regard habitué, presque blasé, sur le prodigieux décor où elle vit.

On ne peut imaginer comme cette image m'est à la fois une profondeur et un gouffre. M'y plonger, c'est endurer un moment l'heur d'un lieu élevé où tous les hommes aspirent au plus grand développement de leur existence individuelle, et c'est souffrir simultanément les affres d'une vie enviée que je ne verrai point, car il n'existe et n'existera probablement jamais d'endroit pareil où quiconque digne et instruit puisse se sentir fier d'être assimilé à ses contemporains.

Il n'est pas de liberté plus superbe que de se croire engagé au dépassement de soi. Il n'est pas de plus magnifique émancipation que de s'estimer assujetti au devoir d'apporter à l'œuvre de l'humanité sa propre participation en quelque matériau noble et inédit.

Il ne faut pas m'en vouloir si je rêve ainsi longuement, silencieusement, isolément, ces songeries uniques que nul autre ne peut concevoir ; si j'arpente des décors fantasmagoriques et indécelés dont on ne perçoit que les poussières à la queue de certains de mes textes ; et si je demande humblement qu'on m'y abandonne, qu'on m'y oublie, qu'on m'y méprise même si l'on préfère, parce que la force et l'endurance qu'il me faut pour rester dans la réalité si morne ne suffisent pas toujours à mes désirs et à mes courages – je m'évade alors de cette geôle étroite et monotone, et je vis. Pourtant, je ne suis plus de ceux qu'un constat amer affecte et fait pleurer – les soucis et les larmes s'éteignent toujours contre la persistance d'une douleur ; or, cette affliction quotidienne m'est devenue banale, elle ne m'atteint plus, je ne puis désormais diriger mes yeux quelque part sans m'attendre à une mauvaise bêtise, sans constater que tout est toujours une mauvaise bêtise sans fin et sans fond.

Le propre de l'Insensible, c'est de ne plus rencontrer de bonnes surprises à l'extérieur. Il lui faut pourtant quelquefois un refuge pour ne pas désespérer ; alors, il ouvre – mais en lui seul – les portes de l'intemporel, et il visite des espaces inconçus, réjouissants à son sentiment exclusif, comme ma Cité, que, le temps d'une illusion, il peut se représenter à la fois un foyer et un projet fou à accomplir.

C'est cette atmosphère de haute altitude humaine, cette omniprésence d'art exhalant un paradigme d'excellence dont la fraîcheur est toujours renouvelée, cette sensation de vigueur et d'exigence qu'on éprouve irrésistiblement comme au contact de quelque vent pur et vif, qui comble mes perceptions, mes désirs et mes esprits, en la dimension que j'absorbe. Là-bas, rien de fortuit et nul oubli de l'intelligence ; les bâtiments sont des œuvres et les êtres des hommes. On y perçoit – c'est la devise et l'hymne de cette Cité – une « homogénéité de distinction » qui rassemble et discrimine ensemble, une unanimité à s'élever hors du commun et en quoi consiste justement, mais en ce lieu seulement, le lot commun. Une constante préoccupation de vérité et de beauté met toute une conscience éclairée au service exaltant des facultés de l'esprit, et c'est par ce service qu'on légitime la vie personnelle, car nul ne croit pouvoir exister sans mériter d'être au bénéfice de l'humanité. Cette philosophie immanente motive toute action et toute influence : on veut accroître soi-même en dignité d'homme, et comme tout incite à gagner sa place dans ce cosmos vénérable, cet effort transmet à l'entour le goût de l'édification et de la performance ; et ainsi, par un cycle d'imitation permanente et réciproque, de la manière sensible dont un lieu de grandeur dispose à être grand soi-même, on s'entraîne par émulation autant que par admiration, on rechigne au contentement et au fardeau, on se juge inconvenant et disparate à l'insignifiance au milieu des étoiles et des vents altiers, une honte vous saisit à l'idée que votre inexistence salisse, abîme ou ne serait-ce qu'atténue ; un climat de maîtrise indéniable et flagrant infuse en vous de puissants élans de contribution ; en tel lieu votre individu irréfutable vous appelle en hurlant, et c'est ainsi que, pareil à celui qui veut se rendre digne de son élection, vous tâchez à vous adapter au-delà au lieu de seulement vous conformer au plus confortable.

C'est pourquoi cette Cité, éprise en chaque habitant d'évolution et de progrès, néglige la mode, les mœurs, les rites et les religions ; elle continue d'ignorer ce qu'est une morale et ne se résout pas encore à définir une valeur en la restreignant. Comme son mépris premier va à la résolution définitive de tout, comme elle incarne que ses réalités admises sont provisoires et en perpétuel perfectionnement, elle ne craint pas de remettre en question ses plus hautes certitudes, et tous ses arts et ses sciences s'interrogent sans cesse, sans cloisonnement, sans considération de qualification que la réputation induite par l'estime en une raison saine et le mérite dû à des découvertes antérieures, et elle considère le produit humain non pour ses atours légers mais pour ce qu'il est et induit d'effort et de vérité, se réservant le devoir d'écraser par la honte ou d'élever par l'honneur – ce qui constitue en ce lieu la plus nécessaire exemplarité.

Rien là-bas n'est tabou et tout se discute avec patience et civilisation. On juge de la faute intentionnelle aussi bien que de la grandeur méritoire avec la plus notoire intransigeance et objectivité, pour encourager le vrai travail et dissuader de ce qui n'est qu'illusion du travail. Un résultat n'y est jamais un concept relatif – on sait distinguer et reconnaître, c'est pour ainsi dire la seule tradition qui prévaut en cet endroit délicat.

On y estime la beauté et la sagesse avec la même évidence que la bonne santé. Aussi les individus tâchent-ils, même vieux, à demeurer esthétiques, esthétique valant ici tout autant qu'éthique, et la forme des choses et des êtres, enjoignant à l'authenticité du fond, rend désirable le travail et favorise le goût de la vie.

Et notamment la nuit, de merveilleux corps découplés, aux imaginations plus profondes qu'ailleurs, produisent les licites jouissances que permet le débarras des entraves chez nous du sacré. Étant si bien stylés aux ouvrages libres de l'esprit, on y maîtrise infiniment mieux les mécanismes du plaisir, et le repos, et la licence, et la luxure, qui accompagnent et suivent le dur labeur, sont élaborés là-bas d'une saveur extrêmement subtile et affolante qu'ici on n'imagine pas, pour être chez nous trop accoutumés à ne rien faire, à ne rien considérer et à ne porter son regard que sur des laideurs désobligeantes.

Ah ! j'oubliais l'évidence : il n'y a pas de crime en cette Cité, oh ! non ! Comme on a proscrit l'engagement forcé, rien ne tient jamais l'homme en esclavage à part lui-même, nulle convention ni serment tacite à quoi il répugne toujours, et il est libre à toute heure de se délier de ses choix passés autant qu'il le désire, en ne laissant dans son sillage que l'ombre de la mémoire que ses réfutations abandonnent. Il n'y a pas de mariage, ni salaires variables, et nulle chose qu'on pût obtenir par la violence : la jalousie, qui est toujours le ferment de toute exaction, est changée en volonté de surpasser, et on n'abat là-bas son ennemi qu'en produisant une œuvre supérieure à la sienne. Ce « crime » étant autorisé et même encouragé auquel on attache l'intérêt de toute une société humaine, il est aussi provisoire, car on incite à la vengeance perpétuelle du perdant : il est ainsi toujours recommandé de s'élever « au-dessus » en portant au nues des ouvrages toujours plus écrasants. Alors, l'esprit de la Cité dissuade de procéder non avec orgueil car l'orgueil est une variété de la Grandeur, mais avec hargne car ces brutalités discréditent et tendent au mensonge qu'on réprouve plus que tout.

...

Voici le lieu où je trouve le repos, voici mon sanctuaire, inexpugnable et que vous ne pouvez même atteindre. On ne croirait pas que j'y passe un temps de plus en plus long, et que tous mes écrits, tous ! dirigent ma pensée vers là-bas : c'est pour lui, c'est pour eux ! ici, rien ni personne ne peut me comprendre, et je me suis résolu à être ignoré ; rien ne distingue l'effort et le mérite ici, c'est fini. Je me sens, il est vrai, quitter peu à peu le béton de vos atroces villes mal peuplées, si vulgaires, en des sauts dont la durée s'accroît toujours ; j'y aventure ma pensée longuement, et j'ai la crainte quelquefois, quand je me sens si égaré dans la contemplation de ce haut lieu, quand je ne retrouve plus qu'à peine la conscience du vil monde où mon corps est enfermé, quand de toute une journée je n'ai presque pas détaché mon attention de cet au-delà si contradictoire à l'en-deçà où nous sommes et auquel je ne parviens quasi plus à accorder de l'importance ni même, et c'est étonnant, de la réalité, de finir par m'y fondre, d'une façon ou d'une autre, en absorbant le vide entre les espaces. On peut dormir longtemps, paraît-il, et rêver à jamais, si l'on ferme les yeux toute une éternité.

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