Nuit des Temps

Ô reflet scintillant des herbes opalines !

Dense moire onduleuse au vent froid des collines !

Bien souvent – trop peut-être ! – en rêve je te vois.

En rêve... Un rêve a-t-il cette intérieure voix ?

J'ai l'âme tout vibrante après, et tant émue !

C'est une atteinte chaude où la flèche remue,

C'est un écho étrange au timbre familier

Et comme un souvenir à l'esprit désallié

Et qui tâche, au moyen d'une douce radiance,

À refonder au cœur sa primitive alliance...

Je ne sais si j'invente, ou si je me souviens,

Si je suis triste ou gai – mais l'émotion me vient

Comme un brasier aqueux écoulé de sa forge

Inondant ma poitrine et me brûlant la gorge

– Et je voudrais pleurer !


                                                   Pleurer pour le versant

D'une colline grasse où le vent, transperçant,

Lutine avec vigueur une verte paresse

Et fait en ses cheveux de profondes caresses !

Et le ciel ! Que n'ai-je parlé du vaste ciel

Qu'épure incessamment un vent providentiel ?

Ciel lointain, supérieur, encombré par des nues

Aux subites humeurs, aux patiences ténues !

Et cet air transparent, infini au regard,

Qu'on ne peut attraper comme l'oiseau hagard

Et qui, pur, vous entoure, et vous gagne, et vous grise,

Vous élève et surprend hors des matières grises !

Et ces arbres épars, d'égales dignités,

Harmonieux et secrets – ô singularités !

La lumière est humide ainsi que la rosée,

Mais elle inonde mieux, lavée, déposée !

Ah ! splendeur simple et libre ! Inaltéré décor !

Si subtile en beauté que ça pénètre au corps !

Se sentir au milieu des sublimes monades

Et marcher calmement comme à la promenade !

Pouvoir renouveler, en nombre illimité,

L'extasiante paix de cette infinité !

Demain ! Ah, dès demain ! car bientôt le soir tombe...


Un calme universel, comme un respect de tombe,

Annonce du soleil le déclin progressif ;

L'obscurité se mêle aux verdeurs des massifs.

De plus froides odeurs de végétation sombre

Paraissent s'exhumer comme des parfums d'ombre :

Tout respire un relent de prémice de nuit

Pareil au long soupir qui précède l'ennui.

Et tandis que les ors deviennent des reliques

Et que les rayons hauts se changent en obliques,

Que l'astre fait au monde un regard excentré...

Je comprends qu'il est temps, et que je dois rentrer.


C'est alors satisfait que je reprends la marche ;

J'ai le pas ferme et long d'un altier patriarche,

Et ma pupille fine, habituée aux noirs,

Trouvera sans peiner le chemin du manoir.

Il n'y aura personne ; et le Ciel, et la Terre

Seront les seuls témoins de mon corps solitaire,

À moins que quelque oiseau, d'un œil vif ou lassé,

Observe dans le soir ma silhouette passer.

Aucun être alentour qu'on appelle ou qui nomme,

Mon espèce : oubliée ; à part moi, pas un homme.


Quand j'arrive, il est tard ; un silence m'attend :

Le manoir est taiseux comme un spectre latent,

Mais j'aime cet accueil raffiné où l'on glisse

Imperceptiblement entre des murs complices.

Je retrouve aussitôt dans toute leur fadeur

L'obscure exhalaison des anciennes odeurs,

Composite et fanée où se devine un règne,

Le vestige d'une ère... et je m'en réimprègne.

Je suis chez moi ! chez moi ! Ce qui gît et qu'on sent

Ici, de tout mon gré j'y souscris et consens !

Enfin je reconnais ma native demeure,

Celle où l'âme renaît afin que l'esprit meure !

C'est ici ! c'est ici ! – et en nul autre endroit ! –

Que mon être appartient, que « je » à tous ses droits !

Il n'a fallu en tout qu'une seconde brève

Pour me le rappeler à la faveur d'un rêve !


Alors, le cœur content, je monte l'escalier ;

Un grand billard français assoupi au palier,

Parmi du très vieux meuble, orne une pièce immense

Et dans le noir attend que le jeu recommence.

Tant de fois j'ai poussé les orbes ivoirins

Sur l'égal océan de ce tapis marin

Que ma main éduquée en tressaille d'avance !

Mais un autre désir impérieux devance

Ce souhait inutile – un plus puissant appât ;

Et, mon être envoûté, je marche pas à pas :


Par ici un bureau, dessous une fenêtre

D'où s'écoule la lune, anticipe son maître.

Dans cette pâleur tendre où descend le falot

Rayonne sur la table un magique halo.

Un ordre harmonieux, paisible et solitaire

Émane comme un don du pâle secrétaire

Cependant qu'au-dessus en un bloc éclatant

Un amas de papier m'envisage et m'attend.

La plume est toute prête, impatiente, et rutile,

Désœuvrée au sous-main, mais sous mes doigts : fertile !

– Qui peut bien augurer quel sera notre fruit ? –


Et tandis que j'apprête une extase sans bruit

Et que je me prépare aux fécondes études,

Un spectacle retient ma proche solitude,

Et c'est par la fenêtre une tendre vision

Qui donne sa ferveur à cette réclusion :

La tranquille clarté d'un œil blanc qui émonde

De ses moindres laideurs la surface du monde.

Un long calme de lune imprègne l'univers

Et inspire en mon âme un grand souffle de vers.

Un vallon parsemé de bois près d'une lande.

– Suis-je ici en Écosse ? Est-ce plutôt l'Irlande ? –

Tout est pure beauté que la Nature étend,

Libre ! Sauvage enfin ! comme en la Nuit des Temps !

Je me sens exulter : ce rêve inaccessible,

Un vif enchantement l'a-t-il rendu possible ?

Tout : désert et seul ! Oh ! si j'étais le dernier !

Oh ! si seulement ! Si... Si Elle avait gagné !


– Je m'assois en rêvant à cet espoir superbe,

Et commence à écrire aux opalines herbes.


Écrit le 16 juin 2018. Publié le 13 juillet 2018.

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