Nostalgie ! - making of

La forme de regret appelée Nostalgie est de tous les sentiments celui qui, selon moi, procède le plus d'une inconséquence profondément imbécile de la pensée humaine.

« Douleur liée au retour » : c'est ainsi que l'étymologie définit la nostalgie. Vous êtes ici, mais vous souhaiteriez vous trouver autre part, en un lieu ou une époque différente, et vous pâtissez : en vérité je crois bien, mon vieux, que vous manquez singulièrement d'occupation et de suite dans les idées ! Parce qu'il suffit de se dire : vas-y, bon sang ! recouvre du moins toutes les apparences de cette situation enviée ! Par quelle bêtise vous êtes-vous donc acculé à votre triste condition ? Vous vous êtes trompé, soit : si possible débarrassez-vous de vos chaînes, et si ça vous est impossible, ma foi ! à quoi bon nourrir du regret ? contentez-vous de ce que vous pouvez changer !

Je n'ai pas coutume de faire des citations et je déplore la pédanterie des préfaciers, seulement j'aurais des scrupules à m'attribuer une idée déjà célèbre : Epictète expliquait dans son Manuel combien il est vain de se lamenter sur ce qui ne dépend pas de nous : se récrier sans cesse contre des fantômes inaccessibles, c'est un enfermement dans la passivité et la contemplation de son mal qui est une sorte de mort. Vous croyez vivre, mais au passé ou en un endroit où vous n'êtes plus : vous êtes vous-même un spectre et vous vous complaisez à contempler une image plus ou moins déformée de ce qui vous manque mais sans vous donner les moyens, insaisissables peut-être, de le récupérer : « C'était mieux ! », voilà, ça suffit contre toute action brave et positive. Eh bien, à quoi sert cette lamentation ? Vous êtes malheureux ? tâchez à redevenir heureux en concluant sur cette perte, ou bien taisez votre douleur si elle est vaine et que vous n'y pouvez rien ! Que vaut une plainte ressassée sans possibilité de réparation ? Si vous ne pouvez pas réparer, considérez que vous ne pouvez faire autrement qu'être au point où vous en êtes, et penchez-vous sur des méthodes alternatives de vous fabriquer un bonheur neuf.

À vrai dire, c'est même plus que la nostalgie qui m'exaspère, c'est le long regret en soi et tout son lot de pseudo transcendance romantique qui m'est une sombre idiotie ; le moindre esprit de conséquence y trouve raisonnablement à redire. Qu'un choix que vous avez fait vous paraisse mauvais, est-ce à dire que, placé dans la même situation, je veux dire avec la même pensée d'alors, vous agiriez différemment ? absurde ! Il faudrait, pour regretter logiquement quelque chose, admettre de retourner dans un passé avec l'état de réflexion du présent : or, quelle sorte de passé serait-ce que celui où nous aurions acquis l'expérience de l'au-delà de ce passé ? ce ne serait, à vrai dire, plus du tout le même passé ! Faut-il être à ce point léger et manquer de raison saine pour songer à un ridicule pareil : être hier ce que l'on est aujourd'hui ?!

Pire : ce serait – une triche, une turpitude, une lâcheté, comme ces esprits gamins qui voudraient retenir les numéros du loto pour retourner au moment du tirage ! Quel bonheur sain et légitime tireriez-vous, dans ces circonstances où par exemple quelque génie divin vous donnerait à revivre une béatitude, à faire le bon choix ? Une vie parfaite ? est-ce ainsi que vous concevez les choses : une vie... sans risque ? Quelle audace, quel piment à l'existence, vraiment, que ce perpétuel trucage ! Une vie où la possibilité même d'une erreur serait bannie ! Une conception de votre perfection, comme dans ce film, Un jour sans fin, où le protagoniste peut tout obtenir par corrections successives au sein d'une multitude de répétitions ! Vous n'avez alors guère d'idée élevée, paraît-il, de ce qu'on nomme : le mérite !

Apprenons plutôt à tirer partie de nos erreurs au lieu de vouloir les annuler ; c'est le sens de la vie : se souvenir, changer perpétuellement, se donner du mal. Les nostalgiques au contraire semblent ne tirer leçon de rien, raison pour laquelle on les trouve toujours enfoncés dans une sorte de dépression d'où ils n'évoluent pas : « Si je pouvais retourner au moment et au lieu de ma mauvaise décision, pensent-il, je pourrais prendre enfin un meilleur départ ! » Et quel départ glorieux certes, pour être un homme valeureux capable de décider avec pertinence, que celui où il lui faut a posteriori reconnaître une erreur non pour se corriger, mais pour être l'auteur d'un infantile tour de passe-passe suivi probablement des mêmes jérémiades !

Le manque, la difficulté, l'improvisation, la responsabilité des décisions incertaines : c'est seulement à la façon dont un individu surmonte ces complications que l'on peut juger de sa grandeur. Quoi ? retrouver vos chers défunts parce que vous les avez négligés du temps où ils étaient vivants ? Mais n'est-ce pas justement grâce à eux et à leur « inopiné » trépas que vous avez appris à profiter des existences humaines ? Et vous voudriez vous défausser de cet enseignement au prétexte que vous avez souffert ? Souffrir un jour, c'est pouvoir éprouver ensuite la joie des moments où la souffrance est passée ; il est un contraste dans la mémoire où se dessine le bonheur, mais que serait la vie d'un homme qui saurait que ses souffrances peuvent être entièrement et immédiatement compensées ? La vie d'un abruti, assurément, car il n'y aurait nulle nécessité pour lui de réfléchir véritablement aux conséquences de ses actes.

D'ailleurs, j'y pense : qui peut augurer au juste si un choix qui vous donne du regret était bon ou mauvais ? il y faudrait explorer ce nouveau chemin ouvert par la différence de votre nouveau choix. Par exemple votre fils est mort parce que vous n'avez pas su lui interdire de quitter votre maison un soir d'accident : quelle raison auriez-vous eu de lui proscrire cette sortie ? Fallait-il lui épargner tous les risques de la vie qui font le sel de l'existence ? Même, cette interdiction ne vous eût-elle pas fait détester de votre enfant ? or, vaut-il mieux la haine d'un fils que sa mort ? Et qui sait s'il ne serait pas décédé ensuite d'une façon plus douloureuse encore ? On ignore tout des conséquences d'un acte qui eût été changé, et on préfère ne pas voir qu'il y a des chances pour que cette incohérence nous eût fait maudire de notre entourage ou pour que cette voie de traverse eût été un naufrage bien pire encore.

Pour autant, il ne s'agit pas d'ignorer une erreur, n'est-ce pas ? qui a dit cela ? on ne me prêtera pas encore l'idée abjecte d'une absence de conscience, de moralité et de scrupules (bien que j'aie reconnu le mal fondé général de toutes ces vergognes automatiques et communes fondées presque exclusivement sur des principes mystico-religieux)... mais on peut bien se déclarer une faute sans s'y appesantir ! La conscience d'un mal doit-elle forcément s'accompagner du sentiment constant de son fait irrémédiable ? Être actif et profitable, si c'est se repentir premièrement, c'est surtout, il me semble, s'efforcer ensuite à compenser son tort par ses actions ou sa pensée présente.

Enfin, j'avoue que je déteste particulièrement cette détestable idée de « l'enfance bénie qu'on ne retrouvera plus » : comment croire, par quel aveuglement stupidement mièvre, qu'il y aurait du bonheur à redevenir un être dépendant et ignare ? Si c'est un idéal en soi, qu'on cesse d'avoir l'air de se lamenter sur la condition de nos vieillards souffrant de sénilité mentale en maisons médicalisées : vous vous satisferez bien, semble-t-il, de l'oubli bête où vous serez plongé quand vous retomberez en linges ! Cette nostalgie, je prétends qu'elle provient pour l'essentiel d'une idéalisation mensongère de notre enfance : nous projetons en une autre époque la satisfaction que nous n'avons jamais eue dans le souci de ne pas avoir à nous créer une situation analogue, de ne point nous efforcer d'y atteindre comme si c'était devenu tout à fait impossible. Un enfant, heureux ? Avions-nous moins de souci parce que nous ne travaillions pas, parce que nous ne disposions environ de nulle responsabilité et de presque aucun argent à dépenser ? Est-ce bien cela, votre « meilleur des mondes » : un lieu où vous n'existez pour personne, pas même pour vous-même, où votre savoir et vos influences sont quasi nuls, où l'idée même de sexualité, l'un des seuls plaisirs intrinsèques et indiscutables de l'existence, ne vous a jamais traversé l'esprit ? Mais comment avez-vous pu oublier si malhonnêtement tous les malheurs colossaux de l'enfance, le souci de vous adapter, la crainte d'autrui, la peur d'être abandonné et le sentiment, réel même, de n'être rien ? Par quelle illusion volontaire ne voyez-vous pas qu'un enfant n'a guère d'identité, n'est à peu près qu'une pièce sur laquelle un entourage imprime sa marque, et que tout son bonheur évanescent n'est environ qu'une oblitération de la pensée ? Aimeriez-vous donc n'être personne, pour prétendre de nouveau au bonheur ? C'est qu'il n'y a certes, comme je pense vraiment, que des imbéciles heureux !

Soit, retournez-y, alors ! Vous n'avez qu'à poursuivre votre petit chemin d'hallucination confortable et vous replonger tout à fait en enfance ! Il vous suffit d'aspirer à des plaisirs fantasmés à défaut de toute réflexion adulte et conscience, et alors : magie ! Inutile vraiment de vous lamenter de n'être plus cet enfant idiot car : vous l'êtes en effet ! vous l'êtes redevenu !

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