Matériau de notre épée - making of
Une chose est sûre : je n'en peux plus de cette poésie fondée de resucées routinières et pleutres dont il faut sempiternellement feindre d'oublier la source, pensées standardisées et paysages surtout, avec son lot obligatoire de : fleurs, saison, ciel, océan, clair-obscur et tutti quanti d'évocations-type : liberté, mélancolie et surtout amour, ah ! cet amour collant, poisseux, ordinaire, si normal ! le tout purifié soi-disant, dignifié par une forme littéraire qui, surchargée de mythologie navrante, est censée relever le moindre cliché insignifiant et désespérant qu'on y met.
Presque tous les poèmes contemporains me consternent. Leurs auteurs ont l'air de ne pas du tout se représenter la répétition qu'ils figurent, cet éventé sans aucun avantage du mièvre ou de la naphtaline. Je ne veux pourtant pas les empêcher d'écrire, mais se rendent-ils compte que des poètes les ont précédés qu'ils auraient pu lire au moins pour se comparer et se détacher un peu, avant de se lancer si piteusement sur leur « trace » ? Ce qu'ils proposent comme distraction est un perpétuel pastiche pas même réussi, mais on ignore toujours au juste de qui, une soupe indifférenciée, quoique d'inspiration romantique en général, sans les contraintes de hauteur, de style ou de forme des époques révolues : c'est qu'ils ont avec eux, on suppose, quelque « esprit de la poésie ». C'est certainement une bonne purge de se laisser ainsi aller aux passions banales ; voilà qui va très bien pour se faire des amitiés par correspondances : « Quoi ? tu aussi tu as été triste une fois en regardant du haut d'une falaise ? Non ?! Toi aussi il t'a fallu douloureusement te remettre d'une rupture en songeant à l'inéluctable ? Pas possible ?! Mais moi : tout pareil ! »
Il faudra tôt ou tard s'apercevoir que tout ce qui a déjà été écrit, et particulièrement en poésie, c'est-à-dire inventé, extrait du néant par l'effort d'un cerveau unique, ne vaut pas d'être fabriqué une seconde fois : ça y est, messieurs, dites-vous bien que plus jamais la paternité ne vous en reviendra, il faut vous y résoudre, inutile de vous substituer au créateur, la semence est déjà dans le fruit ! La seule imitation qu'il faut à la littérature et qui doit fonder, je crois, tout son idéal de continuité, c'est celle de la faculté d'innover en produisant des idées nouvelles, et pas du tout ce qu'on croit le « perfectionnement » d'un concept sur lequel on ergote sans cesse, par admiration véritable (l'« Hommage ! »), par opportunisme ou par défaut d'imagination. Combien de temps perdu, et pour combien de lecteurs, à chercher, en vain, dans un poème, une seule pensée qu'ils n'auraient jamais rencontrée ailleurs ! pire : qui ne serait pas une énième variante d'une idée devenue pauvre, et en moins bien dit !
On suppose souvent que la façon de dire – et par exemple toute expression singulière de l'amour – induit une façon particulière de concevoir, et qu'en cela on pourrait parler des ans d'un même sujet sans l'épuiser vraiment – mais c'est à condition, n'est-ce pas ? que cet objet dont on disserte soit effectivement différent, ne serait-ce que dans ses parties, ne serait-ce qu'en quelque détail minuscule ? La nuance qu'on prête aux idées ne vaut d'être exprimée que si c'est pour nous dévoiler un pan de cette idée qui n'a jamais été mis à jour, autrement quelle lassitude exaspérante ! Tous les moindres aspects d'un sentiment, par exemple, ne méritent nullement des atermoiements, pour la raison que leur évidence empêche souvent qu'on puisse y faire une découverte. Je prétends que c'est l'écart au connu qui fonde la littérature, et que c'est de cette altérité que naît le transport du lecteur, si bien que tout écrivain digne ne devrait pas tant chercher à exprimer l'universalité de nos affections que leur unicité – unicité qui, par trouvaille lumineuse, devient alors universelle. L'original qui devient évident et sitôt exprimé s'applique à l'homme : voilà ce dont je veux parler.
Or, ma représentation idéale va plus loin, bien plus loin qu'une fuite du préexistant ; voici : comme tout ce qui est matériel est déjà pourvu d'une image, et que cette image, insérée si loin en nous est à peu près indétrônable en suggestions, présupposés et stéréotypes inféconds et usés de tous genres, le parangon d'un acte poétique ne serait-il pas d'écarter tout ce qui est physiquement connu, pour aller chercher sa teneur dans l'inexploré et le non-dit des effets sans corps ? Puisque presque nécessairement la fleur édulcore, puisque la saison installe, puisque le ciel transcende, puisque l'océan regorge, puisque l'obscurité dissimule, à quoi bon s'en servir encore : c'est du rebattu, nous n'en dirons qu'une autre version sur un fond humain déjà installé depuis longtemps ; à quoi bon galvauder, gloser, blaser encore ? Il faudrait fuir les choses, alors, et tâcher de n'user que des Idées qui, possiblement moins attachées à des représentations, permettraient d'accéder à des inédits et donner naissance à des notions neuves ? Plutôt que d'écrire la fenêtre et laisser supposer la platitude redondante des vitres, de leurs reflets, d'une poignée, d'une ouverture, d'une araignée au coin, d'une goutte de pluie qui glisse ou du regard à travers, abandonner l'objet tout net, et même tout objet qui constitue en soi un réceptacle de connotation, et, autant que le langage le permet, passer définitivement à autre chose ?
Mais est-ce seulement possible d'échapper à tout parti pris de l'esprit, ou seulement à la plus grande partie des préjugés ? Et que sera cette autre chose ? Je l'ignore au juste, cependant on peut croire qu'en s'abstenant au moins de toute urgence d'user des thèmes les plus éculés, on accèdera à plus de pureté, à un noyau plus immaculé en nous, à un espace intérieur moins altéré, préservé des automatismes bêtes de la pensée, lieu sans doute privilégié de la découverte véritable de l'essence des notions au lieu de leur piètre apparence.
Car, enfin, nos mots doivent trouver de nouvelles réalités, non ? et c'est pour moi le but essentiel du poète, sa seule raison d'être, ou je demande qu'il s'éteigne avec tout ce qui est vain et ridicule.
Si ça n'est pas possible, si la contrainte du langage implique le connu, l'évidence, le consensus, et si tout est chose enfin, si tout pose sa marque définitive sur nos esprit stylés, s'il est à jamais impossible, à cause de nos limites humaines, de tenter la transmutation au sublime de nos mots-préjugés tant étroits et nécessaires, alors, en ce cas, tenter l'expérience inverse, faire au moins que tout ce qui a corps se rappelle à nous dans sa dimension la plus sensuellement forte – et pourquoi des demi-sensations policées, des élégances abstraites et reculées ? Viser, plutôt, toute débauche puissante et insurmontable des sens, rétablir la vérité de la prééminence matérielle de tout, sans cynisme mais avec l'enivrement du fondamental, du primordial, du primal, remonter à l'origine du sensoriel qui nous lie au monde et rendre la proximité de nous non avec l'idéal ou le spirituel, mais avec le sensible ou le corporel, puisque c'est tout ce qui est, si c'est tout.
Il faut l'un des deux si l'un des deux est un mensonge.
Les demi-vérités, pour nous autres, valent moins que de francs mensonges. Mais lequel de ces deux matériaux nous faut-il donc élire, entre idéisme ou hyperesthésie, pour forger notre épée plus qu'humaine ? Et qui, quel que soit le cas, quel lecteur acceptera l'effort d'un pareil absolu ? N'importe ! oh ! n'importe le lecteur ! Moquons-nous-en bien, c'est bien assez d'être écœuré par la faiblesse du poétique contemporain ! Travailler déjà par contraste peut-être, puisque tout ce qui se fait aujourd'hui a telle saveur d'inachevé, d'incommencé même, qu'il aurait mieux valu, à notre avis, ne pas tenter. Étudier, distinguer, discriminer ; pourquoi croire que l'original naît du hasard ? Ô mes amis, Lassitude et Ennui, d'où procèdent toujours Volonté de dépassement, Perfectionnement et Innovation : à défaut de plus positives et heureuses chimères, vous porterez toujours en votre sein l'initiative glorieuse de l'inénarrable science du génie.
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