La Mer des crachats - making of
Qu'ai-je à dire sur ce poème que je n'ai déjà dit par ailleurs ? Je finirai peut-être, comme ces vieux messieurs qui radotent aux sujets obsessionnels qui leur tiennent exclusivement à cœur, à parler longtemps pour ne plus dire environ qu'une même chose, et seuls les lecteurs monomaniaques ainsi que moi consentiront à suivre mes soliloques et variations entêtées autour de deux ou trois thèmes rebattus, de sorte que nous ferons à nous tous une belle collection de malades mentaux, sans mentir !
Encore un poème de solitude, de mépris et peut-être d'autosatisfaction. J'en ai fait tant : à quand le reproche que je ne me renouvelle pas, que je végète, que je nécrose ? L'absence d'évolution en art est souvent considérée comme un signe de dégénérescence et de décrépitude, mais il est si difficile, quand on n'est point porté par une société de l'avenir et de la révolution, de ne pas, à force de devoir expliquer cent fois les mêmes choses et de cent manières différentes, finir par s'enferrer dans une volonté et un discours opiniâtres où, pour pouvoir avancer rien qu'un peu, vous vous sentez toujours le besoin d'affermir ce que vous avez déjà dit et que d'autres plus lents que vous ou bien carrément idiots n'ont pas encore reconnu ou retenu.
Une société incapable d'admettre que la Terre est à peu près ronde est du même coup dans l'incapacité d'entendre la façon dont tout l'univers est fait et, pour ainsi dire, fondé sur cette idée cosmique de circularité et d'ellipse.
Le génie est souvent celui qui voit mieux comme l'univers est bâti ; mais il est empêché dans ses analyses plus poussées parce qu'il est tenu de renseigner des sots qui en sont restés à l'idée d'une platitude terrestre et veulent controverser en vain. Et il lui faut, perpétuellement, recommencer toute sa démonstration à zéro.
Si le monde sclérose, c'est à cause des lents, des imbéciles et des mièvres dont toute la réflexion se campe sur une poignée de lieux communs presque indéracinables. En général, il faut lutter contre les platitudes. Un proverbe, à quoi l'esprit s'attache par catégorisation caricaturale et par raccourci, c'est-à-dire par confort, est une atteinte à la volonté naturelle de penser librement. On devrait sanctionner, bannir, tuer le proverbe qui est à la sagesse ce que le préjugé est à la raison : une apparence de bon sens et rien de plus. Qu'on distingue comme les génies aujourd'hui admis et démontrés ont dû lutter de leur temps contre toutes les conventions d'apparences et d'idées préfabriquées, et avec quelle violence on les a combattus ! Voilà de quoi méditer sur le mal auquel on voue nombre de polémistes contemporains et « immoraux ». Ils ont l'air d'avoir tort, n'est-ce pas ? c'est cet air-là qui leur vaut les insultes auxquelles ils sont tristement habitués. Mais est-ce qu'on n'a pas toujours l'air d'avoir tort quand on dit que la ligne Maginot est une bêtise ou quand on prétend que le temps se courbe ? Relativisons nos jugements, du moins nos jugements à l'emporte-pièce : que ceux qui n'ont pas vraiment réfléchi cessent de parler par habitude et par réflexe, et qu'ils se taisent une bonne fois. Que ce prix – léger – soit celui à payer pour l'évolution positive du monde. Que ceux qui osent discuter soient détenteurs d'une solide connaissance rationnelle de ce dont ils veulent discourir. On n'a pas besoin de sots parlants – préférer, peut-être, un roseau pensant.
Si je me « renouvelais », si je changeais de discours et de position, peut-être, d'ailleurs, commettrais-je des erreurs par appât exclusif du neuf et de l'inédit : on peut déchoir aussi de cette façon-là. Picasso n'a jamais valu, à mon avis, que par ses figuratifs – tout le reste est un délire tape-à-l'œil pour l'épate comme les objets-goudron de Dali ; or, cette bonne période est principalement sa première. Le goût de la nouveauté n'est pas nécessairement un facteur d'évolution positive. Après tout, un homme atteint de la maladie d'Alzheimer change aussi.
J'ai beau tâcher de me placer de tous les points de vue, essayer de comprendre tout mon « prochain », m'efforcer de percevoir les réalités les plus disparates et contradictoires, comme j'ai exagérément le soin de la vérité et de la raison – ce qui n'est guère compatible avec la flatterie et le repos de l'esprit – je ne sors pas de cette remarque essentielle de Maupassant que n'aurait pas démentie Nietzsche – cette autre altitude rare –, présente dans Notre Cœur et stipulant avec cette exactitude lexicale dont je demeure un fervent, un inconditionnel admirateur :
« Celui qui voudrait garder l'intégrité absolue de sa pensée, l'indépendance fière de son jugement, voir la vie, l'humanité et l'univers en observateur libre, au-dessus de tout préjugé, de toute croyance préconçue et de toute religion, c'est-à-dire de toute crainte, devrait s'écarter absolument de ce qu'on appelle les relations mondaines, car la bêtise universelle est si contagieuse qu'il ne pourra fréquenter ses semblables, les voir et les écouter, sans être, malgré lui, entamé de tous côtés par leurs convictions, leurs préjugés qui font ricocher sur lui leurs usages, leurs lois et leur morale surprenante d'hypocrisie et de lâcheté. »
Il suffit d'un seul paragraphe comme celui-ci pour faire les grands hommes, les grands artistes ; c'est bien l'équivalent, en sciences, d'une formule comme E=mc2. Après une telle trouvaille on peut, si l'on veut, s'arrêter et mourir, vivre sur cette gloire unique d'avoir commis une action si élevée ; ou bien l'on peut travailler encore, et aspirer à surmonter sa valeur et ainsi à se supplanter soi-même.
J'ai même (d'aucuns diront : « paradoxalement » mais ceux-là n'ont que la surface stéréotypée des choses comme vision et comme repère) plus confiance en des foules qu'en des individus : les mouvements de groupes idéologiques majoritaires, comme ces Gilets jaunes du moment où j'écris, me semblent souvent l'incarnation d'une volonté nécessaire et retardée qui finit par éclater, comme le ballon se brise tout net après avoir amassé trop d'air ou comme la bulle financière s'effondre d'un seul coup après trop de spéculation toxique : c'est un pur effet, et il me semble que tout effet est légitime. Une foule révoltée a toujours quelque peu raison, à mon sens – je ne connais guère de cas où son tort me parut manifeste. En revanche, faites parler une nomade extirpée de cette quantité indistincte et chargée d'expliquer ses raisons, et voici que je ne suis plus d'accord, c'est alors comme si j'avais prêté par erreur de toutes autres motivations plus hautes aux partisans du mouvement. En somme, dans une société fédérée autour de certains combats, je figure presque infailliblement parmi une infime minorité clanique de gens opposés aux autres sur les motifs et les moyens de cette lutte.
L'important, diront d'aucuns, c'est que je combatte avec eux : peut-être. Mais à la fin, j'ai tant l'impression de faire bande à part que j'ai tout à fait l'impression de lutter contre eux. On veut par exemple l'égalité des sexes, et on termine par l'égalité stricte des salaires, comme si deux hommes au sein d'un même métier et d'un même rang, ou deux femmes, ou un homme et une femme peu importe, valaient exactement la même chose, rendaient un travail identique et relevaient donc d'un pareil mérite (on agit ainsi dans l'Éducation Nationale et en général dans la Fonction Publique, on récompense tout le monde de la même façon quelle que soit la qualité effective du travail rendu). Ici, je ne suis pas assez absolu, quand d'autres fois c'est l'inverse, et l'on dit que je le suis trop : je veux une amélioration de notre justice, mais je me retrouve isolé à accepter l'idée essentielle qu'un meurtre doit être systématiquement puni de mort. Il doit s'établir dans l'esprit des gens des catégories sensibles qui les empêchent d'appréhender clairement certaines vérités tout à fait logiques. J'ai fait ce constat affolant, il y a plusieurs années, qu'il est impossible de se faire entendre de quelqu'un sans susciter de sa part une défense automatique par laquelle il vous refuse tôt ou tard l'accès à son esprit ; et on croit l'entendre agoniser : « Non, c'est trop ! c'est trop pour l'instant ! impossible d'aller jusque là, il faut me laisser tranquille quelques années, me permettre d'oublier tout cela qui blesse la façon que j'ai de me comporter depuis toujours, qui bouleverse mes préjugés insuffisants et ma morale préétablie et qui abîme mon sentiment d'être fort quand même je serais faible en effet ! Pitié, taisez-vous ! Mes oreilles se bouchent à vos propos pour que je n'entende plus ! ».
Inévitablement, parmi tous, je découvre ce silence de l'intellect, cette soif de ne pas savoir, cette curiosité exclusive pour le connu et l'admis. Ces œillères, à vouloir les enlever, on suscite la défense et l'agressivité comme s'il y avait une volonté de nuisance derrière le souhait dépassionné de « faire de la lumière ». Vos arguments purement rationnels vous reviennent bientôt en invectives, autrui abaissant alors en frustration et en haine vos propos et vos idées qu'ils ne savent contredire, au lieu de les accepter justement parce qu'elles sont pour eux irréfragables. C'est tout à fait quelque chose que je n'ai jamais compris, que je n'ai jamais pu me figurer concrètement ou abstraitement, tout comme le concept de jalousie, je veux parler de l'obstination à nier quelque chose qu'on ne peut réfuter. Pour moi, si une parole n'a pas de contre-argument, je la tiens pour vraie tant que je n'y ai pas de nouveau réfléchi, au lieu de m'en défier par coutume ! Mais comment les gens vivent-ils autrement ? je ne le conçois pas, même en idée, ou bien avec beaucoup plus de mépris qu'il n'en faudrait pour que je me considérasse alors moi-même comme raisonnable.
En somme, il est un niveau d'aveuglement si absurde, dans la compréhension duquel il faudrait condamner presque tout le matériau humain, que l'on préfère ne pas comprendre, que l'on n'ose pas porter son entendement à cet abaissement d'imbécillité si condamnable et si désespérant.
On connaît même des gens qui, à force de vous sentir si inattaquable, si incontesté dans vos raisonnements supérieurs et comme retranchés dans votre position inexpugnable, vous donnent tout à coup tort, à un moment totalement impromptu, sur quelque point incontestable de votre pensée et vraiment d'une évidente vérité. J'ai souvent vu cela : il faut que ces individus disent non à quelque instant pour se sentir exister, et tant pis si ça tombe mal-à-propos et d'une façon indéfendable : ils ont manifesté leur personnalité, voilà ! c'est leur moyen d'être !
Et j'ai deviné, depuis des mois et peut-être des années, tout le mal affreux qu'endurent ceux qui sont réduits à de fières solitudes, qui ne se croient jamais vivre au milieu de semblables, qui n'osent plus même, tant ils diffèrent si manifestement, risquer l'hypocrisie de paraître normaux : que de tourments à ne jamais rencontrer une similitude pour s'épancher ! Et c'est ainsi, au cours de vacances au bord de la mer, que m'est venue cette allégorie de l'homme entouré d'océan hostile, ramant sans cesse et sans considération de courants contre l'élément omniprésent qui lui fait une entrave, y flottant même comme sur une salive immense, répugnante et dense, battant obstinément des bras et gonflant sa voile d'un alizée supérieur pour atteindre la destination qu'il s'est fixée, mais sans savoir au juste où il va, où est Vérité vers laquelle il tend, finissant même par ignorer le mépris qui l'inonde, toutes ses blanches toiles le protégeant et lui dissimulant, comme un imperméable majestueux, les crachats sporadiques ou constants qui pleuvent en sa direction.
Soyons donc ce beau bateau et cet altier capitaine à défaut d'être entendus par de pauvres multitudes : il est des voyages plus confortables certes et plus commodes, mais on y avance de quelques pas seulement, et, sur terre ou bien tout auprès des côtes et parmi un air vicié, on ne découvre rien ; ce cabotage ennuie si l'on connaît même qu'en théorie l'ivresse du large, c'est tout à fait le mouvement d'une feuille qui ne fait que retomber au pied de l'arbre pour y commencer à pourrir aussitôt. Soyons plutôt dénigrés, et blasés à la fin de nos propres malheurs, de sorte que nous n'ayons pas l'impression, au terme de l'existence, d'avoir seulement suivi des phares communs et des repères idiots.
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