L'examen de l'émoi - making of

Il m'arrive quelquefois de trouver quelque chose d'inexplicablement touchant, poignant, pathétique, à certains visages de femmes, notamment à leurs sourires sincères, en la particulière conformation de bouche qui paraît faite pour exprimer du contentement, et dont l'éclat enjoué, délicat et ravissant, cependant fragile et incalculé, semble promettre à qui vivrait avec elles une consolation et une légèreté perpétuelles. Bien des hommes comme moi, je crois, aspirent en idée, en idéal, en autre vie, à exister en compagnie de femmes décoratives propres surtout à atténuer leurs fardeaux, à alléger leurs peines, à introduire en tous lieux une variété de simplicité et de candeur amusées, comme dans le plus fameux et naïf poème de Verlaine où la femme est une rassurante et pâle douceur, presque une entité, et certainement aussi – je n'en disconviens pas – un stéréotype. Le sourire, particulièrement, qui ne renvoie pas à la maternité mais aussi bien à la joie qu'au sous-entendu, comme les robes imprimées sur des corps graciles, comme les mains agiles sans pudeur ou les manières fluidement enfantines, tout ce qui traduit à la fois une sorte d'inné de la beauté fine et un certain usage d'attributs exercés ou réitérés jusqu'au naturel ou au délié, dispose de sa qualité propre, presque trop insouciante et pure pour être de ce monde, et qui transpose l'observateur dans une extraterrestre extase : il y a du divin dans la franche et lumineuse et féminine Sérénité incarnée par une femme. Irrésistibles, d'une ingénuité un peu perverse peut-être aussi, ces effets qu'on voudrait posséder, parmi lesquels on vivrait, contre lesquels on blottirait son existence et qu'on protégerait de l'existence, dont la vue seule fait une tendresse, une tentation d'épanchement qui rencontrerait chez elle, « seule », l'offre et la possibilité en ses bras frêles, en son regard compatissant, en son sourire surhumain, d'un bel et paisible étanchement.

C'est assez souvent que de tels amours juste aperçus nous captivent en des lieux publics, attrapent notre esprit, envolent l'imagination, invitent à des développements de rêveries comme des alternatives de fiction à la réalité de nos habitudes triviales. Je crois que l'amour est encore plus souvent un songe et une virtualité – l'amour vrai, qui ne concède pas, qui ne « passe » rien, qui n'est entaché d'aucun compromis –, une représentation et une divagation, que le rapport concret, actuel, véridique, de deux êtres qui se rencontrent et se connaissent, avec leur altérité inévitable et leurs réalités. On aime mieux, peut-être, on aime moins défectueusement, avec plus de pureté, de cette manière éthérée de ne faire qu'envisager, qu'effleurer des situations en esprit, que promener des caresses et des baisers chaque fois pour la première fois – ô l'inlassable des uniques rapprochements et des contacts inédits ! Comme l'esprit seul peut les prolonger et les reproduire ! Ah ! le commencement est toujours l'extrémité ! –, on aime plus parfaitement de continuer encore à ignorer les vices, la probable bêtise de cette pauvre créature de parure qui sourit d'on ne sait quoi et probablement de rien, d'une idiotie ou d'un réflexe, que d'y plonger, comme avec des doigts salis ou le scalpel orgueilleux du chirurgien, l'examen de l'intelligence, analyse et comparaison – et épreuves ! – car tout être qu'on adule de tête sort inéluctablement failli des tests que même involontairement à sa rencontre on lui fera subir – et certes, on aime ainsi mieux peut-être, on aime en ayant levé par la virtualité entretenue l'éventualité de toute arrière-pensée, on aime en conformant son objet à sa plus belle intention d'aimer, à sa meilleure offre, à son offrande la plus sélective, mais, aussi, moins longtemps et d'un amour moins juste, d'un amour qui ne regarde guère à l'objet, d'un amour dirigé presque à de l'amour lui-même plutôt que l'amour d'une personne : c'est l'amour d'une idée pour une essence. On sait pourtant cette faiblesse de nos contemplations, mensonge, arrangement, admiration d'une abstraction, la surfaction de nos regards, mais on s'y laisse porter quand même, mollement et comme en des contrées meilleures, radieuses, envoûtantes, ivoirines, en jouissant de nos provisoires captivités, en lesquelles on est créateur et adorateur de nos œuvres, où l'on fantasme, mais avec combien de suavité ! l'être infiniment parfait qui nous manque et qu'en ce monde si bas, où la nature humaine est piètre c'est-à-dire normale, où l'effort est trop artificiel et rare, nous ne côtoierons jamais « pour de vrai ». Ces « aimés » d'un « exil » sont des personnages non de romans mais de poésie, vivent dans des enchantements sous les blanches brumes où on les abrite, et l'on ne s'imagine les atteindre qu'en des situations de simulacre dont la facticité confine au paroxysme de la prédestination : tout y est toujours trop beau, trop correspondant, trop pur ; on poursuit cet univers de coïncidences avec la désespérance des êtres qui ne s'obligent même pas à y vraiment croire.

Et quelquefois aussi, peut-être même souvent – car le mal s'oublie plus qu'on ne pense –, notre sensibilité se blesse à ces pensées méditatives ; tout le reflux de cet Impossible jaillit et heurte la longue immobilité mièvre de nos benoîteries : c'était suave et fichu d'avance, mais on y fut, cette fois-ci à force de s'y enferrer, au seuil de la foi. Ce n'est pas tant la déception, parce qu'on reste conscient de l'évanescence et de l'inaccessible de l'idéal, mais la saisie de cette fixe langueur nous trouve soudain mal accommodé avec le réel, avec son dévoilement sans trêve ni pitié, avec son régime de révélations toujours prévisibles au mode du prosaïsme, on souffre à reconnaître la vie après l'enveloppement si intime et béat, à l'accepter « donné » tant il semble que le rêve était malgré tout une variété d'exister, on était le pantin d'un onirisme, d'où regret, rancune de toute cette factuelle laideur, aigreur du fait et de l'agir, il valait certes encore mieux en un sens le mirage que d'être le jouet de cette griseur sans espoir. Il ne faudrait jamais, ainsi, retomber de la poussière d'étoile à la poussière des hommes : c'est trop rude, le crâne se fissure à l'abord des nuages qui se révèlent trottoirs – on a peut-être eu tort de rêver. C'était bon tout de même. Le regard de ce contraste s'étire entre deux antithèses comme une extrême dilatation de la pupille qui s'abîme à se distendre. Ce n'est pas qu'il faudrait s'empêcher de spiritualiser ou de sublimer, un plaisir s'y déguste, mais ce mode ne devrait pas nous laisser dupe de sa tentative, de son effort dolent : pourquoi oublier, au moment du songe, que nous extravaguons ? On peut lire ou écrire un livre sans cesser de savoir au moins partiellement qu'on s'enfonce et s'assouvit dans la fiction. Or, comment faire ? comment conserver la mesure de ce décalage, dont l'oubli nous est à la fois tellement profitable et cruel, sans y renoncer ?

Voilà : je propose qu'on se souvienne, simplement ; toute femme réelle déplaît tôt ou tard en quelque chose. C'est où l'esprit concret doit se demander : en quoi celle-ci finirait-elle par t'insatisfaire vraisemblablement ? – et revenir à son fantasme.

On ne m'entend pas encore, autrement on aurait cessé de me lire : je voudrais pouvoir monstrueusement examiner à loisir le sourire de cette femme émouvante, l'explorer, instruire le rapport que j'entretiens typiquement avec lui et qui m'illusionne ainsi d'atteinte stupide, et, à cette femme, donner l'ordre, comme par vengeance anticipée de l'obstinée captation qu'elle fut sur le point d'exercer sur moi malgré elle, de s'asseoir là, bien face à moi et longtemps, la payer à l'heure pour cela, la salarier pour cet emploi quelque peu dégradant de n'avoir rien à faire pour mériter cet argent, lui intimer de se taire le temps que j'observe en moi les causes de l'effet attendrissant de ce sourire tout près, cependant que j'en fixerais attentivement la teneur pour en mesurer et comprendre la nécessaire surestime, comme on épingle un insecte ou l'on autopsie un cadavre, comme on tâte un cheval de course quand on n'est ni parieur ni acquéreur. Ainsi, je voudrais par cette méthodique élucidation n'être la victime d'aucun préjugé, d'aucun sentiment infondé, d'aucun penchant veule, ne pas présumer de ce sourire ou de rien d'autre, ne pas me laisser duper – duper par moi-même – en la représentation d'une humeur, et trouver en moi le seuil, la clé, l'interprétation de l'accès de ce sourire, sans prétendre y perdre ensuite le charme du souvenir de ce transport que je reconstituerais à loisir mais en sachant son artifice, son procédé, sa recette. Je soupçonne que ce qui nous leurre dans ces sortes de complaisantes rêvasseries, c'est de ne pas connaître, de ne pas pouvoir regarder directement et tout son soûl, de ne pas se rassasier le jugement comme l'on a fait en quelques mois de sa propre femme, c'est la fuite et le frôlement incessants de cette volonté en nous qui commande de percevoir encore et qui ne parvient pas, qui réclame encore une entrevue, qui ne peut pas voir, qui toujours avec agacement et aiguillon entr'aperçoit seulement, et qui, à cause de ces mouvements changeants où les ombres se mêlent à des reflets, se condamne à ne pas vraiment distinguer. « Reste donc assise, dirais-je, ne bouge pas : tu as signé un contrat, j'ai du travail ! » C'est comme cela, avec cette rudesse positive, qu'il faudrait résoudre l'irrésolution méliorative où plonge l'insuffisant aperçu d'une chose ou d'un être : mettre l'œil directement sur la tare en même temps que sur la vertu, comme en s'approchant si proche du mystérieux et désirable tableau qu'on discerne sur la toile des amas de peintures et des traces d'imperfections, et, de la sorte, n'exhausser ni l'un ni l'autre, ni la femme et ni l'œuvre, sans toutefois l'avilir, la décrire telle qu'elle est pour en justifier pleinement le rapport à soi, ne pas même induire un nihilisme pessimiste. Surtout, à terme, à force d'entraînement, englober les deux d'un regard, c'est-à-dire ne pas se retenir de vagabonder en rehaussements agréables d'esprit comme autrefois quand c'était sans savoir, et anticiper l'inévitable défectuosité de tous ce et celle qui est sur Terre baigné nécessairement – et c'est même dit sans aucun cynisme, sans intention de rien gâcher – de l'ignoble corruption de la matière et de la société contemporaines.

– Qui sait d'ailleurs – j'y pense ! j'y pense extraordinairement ! – si, ce joli sourire, en l'examinant avec intensité et en le connaissant si juste, en plus de m'y attacher pour des raisons, je ne parviendrais pas, même mieux que quiconque, à m'en faire aimer ? –

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