Je me crains quand j'écris - making of
Celui qui ne dispose d'aucune notion fondamentale en littérature ou en art est incapable de se figurer l'extrême angoisse de l'artiste qui écrit : l'écrivain, pour lui, s'amuse ; il ne fait que recopier des images ; il transpose sur le papier ses imaginations fantasques ; ce lui est même agréable, comme il dispose d'une maîtrise pour cela, de matérialiser ses visions ; on l'envie de ce savoir-faire, de cette chance ; ce n'est rien qu'un jeu qu'un expert domine et toute la difficulté pour y réussir consiste uniquement à respecter certaines règles – l'écriture comme hobby, c'est-à-dire l'équivalent du travail contemporain, sans beaucoup d'enjeu, sans investissement réel, sans critères élevés de réussite, et avec, pour toutes contraintes, des procédures à suivre plus ou moins rigoureusement.
Mais pour d'autres comme moi qui écrivent de façon intempestive c'est-à-dire qui ne font pas d'un texte un divertissement, une angoisse atroce les tenaille quand ils écrivent, qui se résume par cette interrogation : ai-je rendu en réalisant cette pièce le maximum de ma capacité ? Ou bien ai-je, par quelque aspect, succombé à une facilité personnelle, à une routine aisée et, justement, à une procédure de n'importe quel travail contemporain ?
L'extrême difficulté à résoudre ce problème dont dépend le sentiment de ma dignité et de mon progrès – mon estime, mon amour-propre en somme – c'est qu'il n'existe pas de mesure fiable du paroxysme de l'effort, autrement dit, si l'on sait toujours quand on a rendu un travail difficile, on ignore toujours s'il est le plus intense et le plus fécond qu'on aurait pu produire : en art, ni le temps ni les suées ne servent d'étalons pour cela. D'autant qu'il faut garder à l'esprit qu'il y a évidemment des efforts suprêmes qui sont des échecs, parce que l'écrivain, en ne visant qu'au difficile, tend à l'abscons ou à l'incompréhensible qui est l'écueil principal d'une volonté de transmission dont on ne perçoit plus que la douleur. Un écrivain doit sentir en lui le labeur par lequel son effort lui indique un dépassement, mais au-delà de cela, il ne peut se figurer s'il en fait trop peu ou, à la limite, trop.
Le trouble s'accroît encore à l'idée que, dans notre monde, nul ne vous remarquera votre déchéance si ou quand elle se produit : notre société est tout de flatteries et de désintérêt, ce qui revient exactement au même car ici, dès qu'on se fiche d'une chose, on vante son auteur pour se donner une image de générosité, et il continue de ne pas savoir ce qu'il vaut. Le « failli », s'il compte le moindrement sur l'indication des autres, est, chez nous, le dernier à être informé de sa turpitude.
Surcroît de terreur : j'ai constaté bien souvent une tendance au contentement même chez des maîtres : ils écrivaient avec une application admirable pendant longtemps, et puis ils se sont contentés, les décennies suivantes, d'écrire suivant un processus presque inchangé et sur des thèmes similaires. Personne ne les a bien sûr avertis de leur stagnation, ou bien ils ont supposé leurs détracteurs, d'un seul tenant, des mauvais jaloux de leur succès ou bien de ceux qui veulent se faire une publicité sur leur célébrité, et qui pullulent effectivement sur les réseaux sociaux. En fait, presque tous ceux que j'ai admirés végètent, et s'ils sont en vie ils ne sont pas disposés à écouter mes arguments pour le leur démontrer. Je ne veux pas devenir comme eux. C'est une puissante étreinte, une griffe effroyable : et si je devenais... ce que je suis déjà ?
Je ne feins pas l'angoisse, je l'assure : chaque fois que je vais écrire, mon ventre est noué, je tremble un peu, je ressens les symptômes physiques d'une sorte de phobie dont l'objet, plus terrible qu'aucun autre, est – moi-même. J'ai peur de m'être insuffisant, dévalué, inférieur ; je voudrais toujours que le postérieur soit le supérieur. Je relis sans cesse mes textes, les réécris avant de les publier, mais je ne parviens que rarement à me trouver nettement meilleur – il est vrai qu'une fois qu'ils sont fixés, je ne m'attarde jamais à les relire. Je cherche inlassablement des critères fiables de perfectionnement, des marques patentes d'une différence dans un sens ou dans l'autre, et, si je ne repère pas non plus dans mon sentiment et dans mes réalisations de signes d'une décadence, je m'inquiète quelquefois de traiter d'un même sujet, de prolonger une idée au point d'avoir l'air de ne rien découvrir, de ressasser en suivant une recette qui a marché. Il ne faut pas, pourtant, s'imposer des créations, s'obliger à des trouvailles qu'on ne sent point : c'est risquer de faire naître arbitrairement du néant des objets faux – illusions ou mensonges. L'entre-deux, cependant, est une affreuse tyrannie.
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